Rechercher
Fermer ce champ de recherche.

La smart city, utopie ou cauchemar technologique ?

Les données émises par la ville sont recueillies en masse et exploitées en vue de l’optimisation de nombreux aspects du quotidien : santé, transport, environnement, sécurité… Mais, derrière la promesse d’une vie urbaine plus agréable, se cachent des aspects moins séduisants.

Capteurs mesurant le taux d’ensoleillement et d'humidité pour ajuster l’arrosage des jardins publics, signalisations visant à fluidifier le trafic routier… Voici quelques exemples de ce que la ville intelligente peut produire. Plus régulièrement appelée smart city, elle désigne un concept de développement qui intègre les nouvelles technologies au sein de l'espace urbain, dans une optique d'amélioration de la qualité de vie.

Si la smart city est souvent perçue comme un modèle de progrès, elle est également le fruit d'une confrontation économique effrénée, la source possible d'une dérive sécuritaire, ainsi qu'un éventuel catalyseur des fractures sociétales. Apprécier les atouts indéniables de la smart city implique également d'analyser ses potentiels dévoiements. 

 

À l'origine de la smart city, une stratégie commerciale bien rodée

Remonter à la genèse du concept de smart city permet d'identifier les calculs d'entreprises qui ne reflètent pas nécessairement l'objectif affiché d'amélioration des conditions de vie dans l'espace urbain. Pour de tels acteurs, l'enjeu derrière la mise en place des smart cities est, avant tout, la transformation de la ville en immense marché à conquérir. Derrière la façade enjolivée du progrès technologique, se cache un puissant outil marketing, ainsi que des stratégies issues du secteur privé qui peuvent interroger de par la conception qu'elles véhiculent de la vie humaine.

IBM et Cisco sont les deux grands acteurs ayant permis au concept de ville intelligente de s’imposer. Lourdement impactées par la récession de 2008, ces firmes se sont tournées vers le secteur public afin de trouver un nouveau marché. Elles ont ainsi développé une panoplie de solutions, à destination des villes, visant à en améliorer la gestion grâce à la technologie. Par la collecte et l’analyse des données issues des interactions urbaines, la smart city d’IBM et de Cisco portait la promesse de gains d’efficacité dans tous les secteurs : énergie, transport, santé…

Nous avons donc affaire à un concept forgé par des acteurs économiques en quête de débouchés commerciaux. La sémantique utilisée est révélatrice, le mot “smart” s’inscrivant dans une stratégie marketing mettant en avant le caractère novateur des options proposées. Aux origines de la smart city, on entrevoit donc bel et bien une logique marchande néolibérale plutôt qu'une visée sociale. La ville intelligente est une offre, issue du secteur privé, qui crée sa propre demande. Si ce schéma est habituel dans notre système économique, il n'en reste pas moins que le processus de marchandisation des données associé au développement urbain soulève parfois des questions.

 

Un “tout numérique” qui inquiète

Issue du croisement entre l'espace urbain et le phénomène du Big Data, la ville intelligente repose, par essence, sur les données émises par ses habitants. Or, la collecte et l'exploitation de ces données fait débat. Si la moindre de nos actions est traduite en une ligne informatique aussitôt recueillie et analysée par un algorithme, quelle place pour la confidentialité au sein de la smart city ? Il se fait alors nécessité de définir le périmètre des données prélevées, et de bâtir un cadre régulant leur usage. Le précédent des compteurs Linky est édifiant : au moment de leur déploiement en France, nombreux sont ceux qui y ont vu une atteinte à la vie privée et se sont interrogés quant au devenir des données prélevées.

Si la ville intelligente suscite des craintes, c'est parce qu'il est facile de l'imaginer en tant qu'instrument de surveillance généralisée. Caméras et capteurs sont associés, dans l'imaginaire collectif, à l'état policier. Dans ce paradigme, comment distinguer les composantes de la smart city qui relèvent de l'amélioration du cadre de vie, et celles au service du contrôle des populations ? Se gardant de sombrer dans une paranoïa orwellienne, l'observateur sera toutefois frappé du sceau du scepticisme en examinant certains projets qui voient le jour de par le monde. Liberticide, la smart city ? L’exemple chinois vient immanquablement à l’esprit : difficile de ne pas voir, à travers les myriades de caméras qui émaillent des villes-pilotes en la matière comme Chongqing, Shenzhen ou Shanghai, un puissant dispositif d’encadrement des masses.

Pourtant, nul besoin de chercher aussi loin pour trouver des projets controversés. La ville de Nice, avec ses 2 600 caméras – soit le nombre le plus élevé de France au regard de sa population, ne manque pas de susciter les réactions de l’opposition. Londres, Amsterdam ou Barcelone sont aussi concernées. Les techniques de “police prédictive”, qui visent, par l’analyse visuelle, à identifier des comportements suspects afin d’appréhender un délinquant ou un criminel avant passage à l’acte, sont critiquées. En effet, elles reposent sur la surveillance permanente des foules et sur des algorithmes dont la fiabilité n’est pas nécessairement garantie. La smart city est-elle le nouveau décor de l'État totalitaire ? Sans verser dans cet excès, il semble sage de rester attentif à l'usage fait de telles technologies.

 

Réduire les inégalités… en creusant les fractures ?

Enfin, une autre limite importante de la smart city réside dans la question des inégalités qu'elle peut induire. Alors que le projet d’un urbanisme connecté porte en lui la promesse d’une amélioration générale des conditions de vie des populations, on constate aussi des effets inverses. En effet, la ville intelligente a le potentiel d'amplifier ou même de créer de multiples fractures au sein des États.

Tout d’abord, le clivage entre les villes et les campagnes peut être exacerbé. La smart city est l’incarnation même de la concentration des moyens sur les grandes villes au détriment des espaces ruraux. Alors que se multiplient, de par le monde, les mouvements sociaux issus des zones périphériques, les coûteux projets d’urbanisme 2.0 accentuent ce ressentiment. Le rapport De la smart city à la réalité des territoires connectées commandé en 2021 par le Ministère de l’Économie pointe fortement cette problématique, appelant à raisonner davantage en termes de “territoire intelligent”. L’enjeu étant de se doter d’une approche globale pour la mise en œuvre de la numérisation des espaces publics, visant à favoriser la population dans son ensemble, plutôt que de favoriser prioritairement certains "îlots urbains".

Mais c'est aussi entre les individus eux-mêmes que la smart city peut créer des fossés. Tout le monde n'est pas égal face à l’innovation ; ainsi, la numérisation de l'espace urbain peut favoriser les individus à l'aise avec le numérique au détriment des autres, notamment les générations plus âgées qui ont plus de difficultés à se saisir des options offertes par les nouvelles technologies. Par ailleurs, des études de cas ont montré que les smart cities, parce qu’elles créent des pôles d'innovation, ont tendance à attirer et concentrer des entreprises “high tech”. Il en résulte alors un basculement dans le tissu social de la ville, avec une augmentation du nombre de cadres supérieurs. Cela donne lieu à un phénomène classique de gentrification, les classes moins favorisées se voyant reléguées dans les périphéries en raison de la hausse du coût de la vie et de l’immobilier. Ainsi, alors que l’une des promesses phares de la smart city est la réduction des inégalités, il arrive que l’opposé se produise, tel que cela a pu être constaté dans l’exemple de San Francisco.

Enfin, une dernière fracture concerne le lien entre autorités et administrés. La smart city peut en effet favoriser l'émergence d'une "gouvernance par la donnée". Le risque étant l'établissement d'un personnel dirigeant déconnecté du terrain, se laissant guider aveuglément par les masses d'informations et de statistiques remontées par des capteurs. Certes, les données émises au sein de la ville intelligente traduisent une réalité objective, mesurable. Néanmoins, elles comportent leurs lots de biais ; le périmètre ainsi que les modalités de leur collecte dépendent de choix qui sont, eux, nécessairement arbitraires. La conséquence qui se dessine est donc une gouvernance se basant sur une certaine représentation de la réalité, représentation pourtant imparfaite qui pourrait guider des choix supposément éclairés – mais faussés en définitive. Si la donnée est un précieux outil d'aide à la décision, elle ne saurait en être l'unique déterminant.

Ainsi, la ville intelligente n’est pas exempte de reproches. Au-delà des limites évoquées, la notion même présente pour principale carence d'être uniformisante, plaquant une vision unique sur des situations peu comparables les unes aux autres. Pour se garder de cet écueil, il paraît judicieux de raisonner au cas par cas ; voilà qui constitue également une solution permettant de souligner les atouts, indéniables, que portent les smart cities, tout en écartant les revers mentionnés précédemment.

 

Alexandre Jeandat pour le Club Data Intelligence de l’AEGE

 

Pour aller plus loin :