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[CONVERSATION] Raphaël Gauvain: “La souveraineté, c’est choisir ses dépendances.” [Partie 1/2]

Le Portail de l’Intelligence Économique a eu l’occasion d’échanger avec le député Raphaël Gauvain, en abordant au cours de cet entretien le travail réalisé à l’Assemblé Nationale sur les sujets d’intelligence économique. Nous le remercions pour cet échange.

 

Cette interview s'inscrit dans une série d'entretiens réalisés par le Portail de l'Intelligence Économique en préparation du 15e Gala de l'intelligence économique, organisé à l'occasion des 25 ans de l'EGE et des 10 ans du Portail de l'IE, sur le thème "Servir la France".

 

 

Portail de l’IE (PIE) : Bonjour Monsieur le Député. Merci d’avoir accepté l’invitation du Portail de l’Intelligence économique. Pour commencer, comment vous êtes-vous intéressé à la lutte contre la corruption ?

Raphaël Gauvain (RG): Dans le cadre du travail parlementaire, la loi Sapin 2 a été l’une des lois importantes du quinquennat. On avait des remontées concernant des problématiques avec l’AFA, comme quoi les relations étaient tendues dans le cadre de la mise en place des obligations de la loi Sapin 2. Il semblait que l’AFA était – alors qu’elle devait accompagner et conseiller les entreprises – dans une logique de contrôle et de sanction. En plus de cela, l’OCDE a effectué un contrôle sur la corruption en France. Tout cela a fait que la Commission des lois a considéré la nécessité de procéder à une évaluation de la loi Sapin 2. 

On a lancé ce travail transpartisan en décembre 2020 et le bilan que l’on a pu faire de la loi Sapin 2 est globalement satisfaisant. Cette loi a incontestablement placé la France dans les plus hauts standards en matière de lutte contre la corruption et a rattrapé son retard qui avait été pointé du doigt par les organisations internationales en 2015. Et en plus, elle a permis à la France de retrouver sa souveraineté en matière judiciaire. Comme vous le savez, la France était jusqu’à cette loi la cible des lois extraterritoriales américaines, au travers d’entreprises françaises comme Alstom ou BNP Paribas. C’est donc un bilan positif, mais il y a incontestablement des améliorations à apporter, notamment sur la réorganisation institutionnelle. On a mis en place un système mais je pense qu’il faut l’améliorer, il ne peut pas rester en l’état.

Et puis il faut surtout donner un nouvel élan en matière de lutte contre la corruption domestique. La loi Sapin 2 prenait en charge les entreprises qui devaient mettre en place ces mécanismes, mais du côté des administrations publiques, il y a un très grand retard. C’est un sentiment unanime qui est remonté de la totalité des auditions qu’on a pu faire et l’écart se creuse de plus en plus entre secteur public et secteur privé. Il y a une réelle nécessité de remettre à niveau le secteur public en matière de lutte contre la corruption. Cela passe par la réorganisation institutionnelle de l’AFA, pour la recentrer sur l’accompagnement des entreprises et la mise en place pour le secteur public d’obligations beaucoup plus strictes en matière de lutte contre la corruption.

De manière générale, on a aussi fait des propositions pour améliorer la justice négociée, le statut des lanceurs d’alerte et des représentants d’intérêts. L’activité de lobbying avait été abordée par Sapin 2 mais cela n’a pas véritablement été mise en œuvre. Toutes ces mesures ont fait l’objet d’une proposition de loi que j’ai déposée à l’automne dernier. 

 

PIE : S’agit-il de la proposition de loi dite “Sapin 3” ?

RG : Oui c’est cela, enfin c’est ce que la presse a appelé la loi Sapin 3. Malheureusement, cette proposition n’a pas trouvé de créneau parlementaire. Nous verrons quelles seront les urgences du prochain quinquennat mais je trouve tout de même dommage que ce ne soit jamais la bonne période et que cette proposition ait été repoussée. 

 

PIE : Lors d’une conférence à l’IRIS sur la conformité et le contrôle des exportations, vous parliez de blocages institutionnels.

RG : Oui sur ces sujets-là, il y a effectivement un blocage. La loi n’a pas été inscrite à l’agenda parce qu’il y avait deux refus. Le premier émanait des collectivités locales, qui considéraient qu’il était impossible de demander aux collectivités de nouvelles obligations dans le contexte de la pandémie. Le second est venu de la haute administration, notamment sur la question des représentants d’intérêt. Ils ne voulaient pas en entendre parler et tout a été fait pour bloquer la loi Sapin 2, comme pour les nouvelles propositions. 

 

PIE : Estimez-vous que c’est un frein au développement de la législation en France ? Pensez-vous que l’on risque de légiférer davantage sur le privé que sur le public ?

RG : Effectivement, ce qui est préoccupant, c’est qu’il y a un fossé qui se creuse entre le public et le privé. Pour étendre la souveraineté de la France par le droit, je trouve que c’est une erreur, car si la France n’est pas à la pointe sur la lutte contre la corruption et qu’elle ne fait pas le ménage chez elle, elle s’expose à des sanctions étrangères. En décembre, le président Biden a d’ailleurs fait une conférence de presse lors de laquelle il s’est saisi pour la première fois de la lutte contre la corruption, en soulignant le fait que c’était une question de souveraineté nationale. On risque donc d’avoir à nouveau des affaires qui sortent.

Je vous disais que nous avions fait des progrès pour rétablir l’équilibre entre les deux législations, mais tout cela est très fragile. Mais si, demain, quelqu’un considère que la France n’est pas assez proactive en matière de lutte contre la corruption, on pourrait à nouveau connaître des affaires comme Alstom ou BNP Paribas. 

 

PIE : Quelles sont les causes de ce retard selon vous ? Le secteur privé a fait sienne la lutte contre la corruption et s’est emparé de ce sujet. Est-ce que le retard du public est dû à un manque de formation, de sensibilisation ?

RG : Exactement, c’est dû à un manque de sensibilisation sur ces questions, et donc de culture. Depuis 2007, le privé a fait un bond énorme dans ses pratiques commerciales grâce à l’AFA et aux obligations de la loi Sapin 2, ce qui n’est pas du tout le cas dans le secteur public. Nous avons reçu des alertes concernant des élus et des personnels des administrations locales qui auraient sollicité des entreprises en leur demandant des augmentations, des subventions pour des clubs sportifs, etc., en contrepartie de l’octroi de marchés publics. Ce sont des pratiques extrêmement dangereuses et explosives, qui peuvent être des bombes judiciaires à retardement.

Cette logique peut porter atteinte au bon fonctionnement démocratique, notamment dans une société où les acteurs publics sont souvent critiqués. Il ne faut pas voir cette loi comme un frein mais comme un outil qui permet d’accompagner les acteurs. 

 

PIE : La loi Sapin 2 s’applique aux grandes entreprises qui effectuent plus de 100 millions de chiffres d'affaires et emploient plus de 500 salariés. Que préconisez-vous pour intégrer les PME et ETI qui ont peu de moyens pour mettre en place une stratégie efficace de conformité ?

RG : Pour le moment, nous ne le faisons pas. Dans un premier temps, nous cherchons à atteindre une certaine stabilité au niveau des grandes entreprises. Nous comptons ensuite sur les huit piliers de la loi Sapin 2, notamment la vérification des tiers, pour diffuser ces pratiques, car les petites entreprises sont sous-traitantes des plus grandes. Avec ce système, elles imposent à l’ensemble de l’économie de s’aligner sur les meilleures pratiques et de mettre en place des instruments de prévention de lutte contre la corruption. 

 

PIE : Vous attendez-vous à une diffusion de ces pratiques ?

RG : C’est exactement cela. Il faut qu’elles se diffusent au niveau des PME, dans le domaine public. Pour cela, il faut que le législateur intervienne.

 

PIE : Quels outils concrets souhaitez-vous mettre en place pour atteindre ces objectifs ?

RG : Nous proposons tout d’abord que la loi soit beaucoup plus précise sur les obligations à mettre en place. Pour le moment c’est une obligation générale sans aucune sanction, donc ça ne fonctionne pas. La seule sanction qui vaille est la mesure de publicité. Il s’agit d’imposer aux collectivités locales qu’un débat sur ces questions ait lieu tous les ans, dans le cadre des assemblées délibérantes. Ce débat permettrait à l’opposition et à la presse locale de se saisir de ces sujets et de pointer du doigt les manquements des collectivités locales qui n’ont pas mis en place les instruments nécessaires à la prévention à la lutte contre la corruption. Ces dispositifs peuvent d’ailleurs être mis en place extrêmement rapidement.

Au niveau européen, la France doit aussi porter des directives en matière de lutte contre la corruption. Ces directives s’appliquent sans transposition et s’imposent ainsi à l’ensemble des entreprises européennes.

 

PIE : Depuis le départ du Royaume-Uni de l’Union européenne, la France est-elle le seul pays de l’Union qui ait un droit extraterritorial anticorruption ?

RG : Ce n’est pas tout à fait exact. On trouve aussi des obligations en Italie et en Allemagne mais je ne peux que constater la nécessité d’harmoniser ces dispositifs. 

 

PIE : Pensez-vous que l’approche française de l’anticorruption (contrôles a priori, obligations de mettre en place des mécanismes de conformité) pourrait essaimer au sein de l’UE et faire l’objet d’une directive ?

RG : Oui, je pense tout à fait que l’on peut mettre ça en place. Il faut qu’il y ait un alignement par le haut. 

 

PIE : Que pensez-vous de la transposition de la directive sur les lanceurs d’alerte par la loi du 21 mars 2022 visant à améliorer la protection des lanceurs d'alerte ?

RG : C’est une très bonne chose. Nous avons fait un certain nombre de propositions d’amélioration, dans la continuité de la loi Sapin 2, qui avait instauré pour la première fois un régime général des lanceurs d’alerte en France. La critique principale de ce régime concernait son effectivité. Les lanceurs d’alerte se trouvaient totalement démunis, notamment face à de grandes entreprises, à cause de procédures assez lourdes. Pour un individu seul, ce que l’on appelle les “procédures-baillons” peuvent être très dissuasives. À l’occasion de la transposition de la directive – qui était à l’initiative de la France et d’inspiration française – on a donné la possibilité aux lanceurs d’alerte d’avoir accès à une protection effective par le Défenseur des droits, ainsi que celle de porter leur préjudice devant les tribunaux. Ils peuvent désormais demander une protection avec versement d’une indemnité pour lutter contre ces procédures-baillons. 

 

PIE : Devrions-nous approfondir le statut de Compliance Officer et aller vers une indépendance de ce statut ? Celui-ci étant parfois amené à se placer en contradiction avec les intérêts stratégiques et de rentabilité de l’entreprise.

RG : Je crains qu’en créant un statut de salarié de Compliance Officer, on risque de gripper un système qui devrait reposer sur la confiance. Il faut bien garder en tête que le droit doit rentrer dans l’entreprise qui se met en conformité. L’objectif est que ce processus se fasse dans la confiance et avec la volonté de l’entreprise de se mettre à niveau. Ces cas de conflits d’intérêts étant dans les faits extrêmement rares, je ne suis pas persuadé que créer un statut particulier soit efficace.

 

PIE : Les parties prenantes françaises peinent parfois à comprendre la différence d’approche entre la législation américaine, qui n’impose pas a priori de mettre en place des procédures anticorruption, mais les sanctionne a posteriori, et la législation française, qui effectue des contrôles a priori et peut sanctionner une entreprise uniquement parce qu’elle n’a pas mis en place de procédure.

RG : Ce sont les choix qui ont été faits en 2015. C’est la culture et la tradition française d’une économie dirigée dans laquelle l’État est très présent. On met en place des obligations extrêmement fortes et on crée une administration qui est là pour la vérifier et la contrôler. Là est la différence avec les systèmes anglais et américain, dans lequel les entreprises font ce qu’elles veulent mais payent le prix fort en cas d’infraction. Cette épée de Damoclès au-dessus d’elles fait qu’elles mettent en place volontairement ces systèmes. 

 

Propos recueillis par Olivia Luce et Gabriel Mouchès

 

Seconde partie : [CONVERSATION] Raphaël Gauvain: “La souveraineté, c’est choisir ses dépendances.” [Partie 2/2]

Pour aller plus loin :