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La création du SISSE, nouveau chapitre dans l’histoire mouvementée de l’État et de l’intelligence économique

Outil récent dans le paysage institutionnel français, l’intelligence économique doit encore faire ses preuves. Ses multiples changements de nom et de forme administrative illustrent sa difficulté à trouver le positionnement adéquat au sein de l’appareil d’Etat. Jean-Baptiste Carpentier, son patron, a la lourde tâche de convertir l’Etat et les entreprises à la gestion stratégique de l’information et la sécurité économique.

En près de vingt ans d’existence officielle, l’intelligence économique « à la française » a suivi un cheminement institutionnel protéiforme. Depuis le rapport Martre (1994), qui a jeté les bases théoriques et opérationnelles de cette nouvelle catégorie d’action publique, l’administration française a eu toutes les peines à lui attribuer une place pérenne et légitime au sein de l’appareil d’État. Collectionnant les affiliations ministérielles (Économie, Intérieur, interministériel), elle a de plus pris des formes et appellations diverses au gré des tutelles successives. La transformation en janvier 2016 de la Délégation Interministérielle à l’Intelligence Économique (D2IE) et du Service de coordination à l’intelligence économique (SCIE) en Service de l’Information Stratégique et de la Sécurité Économiques (SISSE), rattaché à Bercy, constitue le dernier avatar du parcours sinueux de l’intelligence économique française. Placé à la tête de l’institution, Jean-Baptiste Carpentier aura fort à faire pour trouver sa place dans le paysage institutionnel et transformer en actes un concept encore flou.

Les deux écoles de pensée de l’intelligence économique

L’intelligence économique est un concept jeune qui n’a pas été suffisamment investi par la communauté académique. Si sa définition et ses méthodologies/outils font globalement consensus, on peut néanmoins reconnaître une opposition entre deux approches qui reposent chacune sur une grille de lecture spécifique des rapports de force économiques internationaux.

L’approche par la « guerre économique »

Cette première façon de comprendre l’intelligence économique part du postulat que les échanges commerciaux sont une guerre, dans laquelle chaque État tente d’accroître sa puissance vis-à-vis de ses concurrents. Défendue par le syndicat français de l’intelligence économique (SYNFIE), cette approche a été notamment théorisée par Christian Harbulot, directeur de l’École de Guerre Économique et auteur du Manuel de l’Intelligence Économique. Elle donne à l’État un rôle fondamental dans la conduite de cette guerre, dans la mesure où la recherche de la compétitivité des entreprises participe à l’objectif géostratégique de puissance nationale. L’Etat ne se limite donc pas à un rôle d’accompagnement des entreprises ou de protection du patrimoine informationnel de celles-ci (contre les cyberattaques notamment), mais est amené à développer des stratégies offensives d’intelligence économique en matière d’influence et de conquête de marchés. L’émergence du concept – euphémisé – de « diplomatie économique » est à cet égard symptomatique du renforcement du rôle des Etats dans la conduite de la « guerre économique », dans laquelle la France et l’Union européenne sont souvent accusées d’angélisme voire de naïveté.

L’approche par la « coopétition »

Récusant le concept de « guerre économique », cette deuxième approche fait référence à des rapports de force économiques tantôt conflictuels, tantôt coopératifs. Comme l’indique ce mot-valise, les relations entre entreprises (et entre États) se caractérisent alternativement par la coopération et la compétition. Cette grille de lecture accorde une importance moindre au rôle de l’État dans les rapports de force, car elle déconnecte la question de la compétitivité des entreprises de celle de la recherche de puissance nationale. En ce sens, l’Etat se concentre sur sa fonction régalienne de protection des intérêts économiques et sur son rôle d’accompagnateur par la promotion des outils de l’intelligence économique auprès des entreprises. Jean-Baptiste Carpentier s’inscrit plutôt dans cette approche, et a même déclaré se reconnaître pleinement dans la notion de « coopétition » lors du colloque organisé par le Synfie le 16 mars 2016 sur le thème « Les nouvelles menaces pesant sur les fleurons industriels français ». M. Carpentier a expliqué à cette occasion son rejet d’une vision « guerrière » de l’économie, assumant une nette divergence de vue avec le syndicat des professionnels de l’intelligence économique.

Cette divergence serait anecdotique si elle se cantonnait à un débat théorique sur les rapports de force économiques et stratégiques. Mais les enjeux sont bien plus cruciaux : ils interrogent le rôle de l’État en tant qu’acteur de l’économie, ainsi que le périmètre et les moyens d’action de l’entité chargée de piloter la politique nationale d’intelligence économique. Le décret portant création du Service de l’Information Stratégique et de la Sécurité Économiques se garde bien de trancher explicitement entre les deux visions, mais semble privilégier des missions étatiques d’accompagnement aux entreprises davantage que de pilote des politiques publiques d’intelligence économique.

De la D2IE/SCIE au SISSE : contours et moyens d’action de l’organe de pilotage de l’intelligence économique française

La création d’un « Commissaire à l'information stratégique et à la sécurité économique » (CISSE) chargé de diriger le « Service de l'information stratégique et de la sécurité économiques » (SISSE) témoigne, outre d’un changement de dénomination, d’une évolution dans l’appropriation par l’État des enjeux posés par l’intelligence économique et ce, en adéquation avec ses moyens et son organisation.

Le premier enseignement de cette évolution institutionnelle est un constat de pure forme : l’expression « intelligence économique » disparaît ainsi que sa vocation interministérielle. Faut-il s’en inquiéter ?

Le placement du SISSE sous la tutelle du Ministère de l’Économie est une décision pertinente

La disparition du caractère interministériel de l’organe étatique acte le rattachement du SISSE, service à compétence nationale (SCN), au ministère de l’Économie, de l’Industrie et du Numérique et plus précisément à la Direction Générale des Entreprises (DGE).

Ce choix trouve sa pertinence dans l’organisation même des services de l’État : les chargés de missions régionaux et autres conseillers régionaux à l’IE (CRIE) sont en effet déjà présents au sein de la DGE et de ses services déconcentrés, les DIRECCTE (Direction Interrégionales de la Concurrence, Consommation, Travail et Emploi). La création du SISSE témoigne également d’un compromis statutaire intéressant, le SCN, qui engendre moins de frais de gestion qu’une Agence de l’État en octroyant un contrôle accru du ministère de l’Économie sur les activités du service.

Le décret prévoit également que « les modalités de l'unité de gestion des moyens et des personnels du service avec ceux de la direction générale des entreprises sont fixées par une convention conclue entre le commissaire à l'information stratégique et à la sécurité économiques et le directeur général des entreprises » afin de faciliter la mise en œuvre et l’installation du service.

Cette nouvelle organisation permet d’une part d’éviter les « nœuds de résistance » relatifs au travail interministériel rencontrés par la D2IE comme l’a souligné Claude REVEL (ancienne patronne de l’IE en France). D’autre part, elle recentre l’animation du réseau « intelligence économique » de l’État au niveau le plus pertinent, c’est-à-dire celui de la DGE, qui a notamment en charge l’animation des pôles de compétitivité.

À l’instar d’autres missions de l’État, l’échec de l’interministérialité peut être une nouvelle fois souligné et doit ouvrir la réflexion sur des choix de gouvernance plus performants tels qu’un ministère « chef de file », « de tutelle » ou « pilote », assorti du choix d’une direction opérationnelle.

Un recentrage du rôle du SISSE sur des missions défensives et d’accompagnement

Le décret du 29 janvier 2016 prévoit que la mission du SISSE participe d’une « politique publique en matière de protection et de promotion des intérêts économique de la Nation » à laquelle sont associés un certain nombre d’organismes (coordonnateur national du renseignement, comité pour les métaux stratégiques, etc.), mais ne constitue plus en soi la politique publique de «[l’]intelligence économique » qui était auparavant élaborée, proposée et évaluée par la D2IE.

En effet, si la mission du SISSE est entendue dans un objectif plus large associant l’ensemble des politiques publiques ayant une influence directe sur les intérêts de la Nation, cette notion « d’intérêts économiques, industriels et scientifiques de la Nation » demeure difficilement appréciable : le SISSE doit-il veiller aux intérêts économiques et industriels de l’État actionnaire ? Des entreprises exportatrices ? De toutes les entreprises françaises présentes sur le territoire national et à l’étranger ?

Avec ces termes, l’État traduit certaines missions pour lesquelles il s’estime légitime (et compétent) et laisse aux « administrations et à l’ensemble des acteurs intervenant dans l'information stratégique et la sécurité économique » – mentionnés dans le décret comme étant le « public visé » – le soin de s’approprier les enjeux de l’IE qui les concernent.

Ces missions sur lesquelles l’État semble désormais se concentrer sont l’animation et le soutien aux acteurs en matière d’information stratégique et le renforcement de la protection à la fois des entreprises et des intérêts nationaux face aux attaques, notamment cybercriminelles (avec la référence à la « souveraineté numérique »).

En ce sens, le SISSE paraît privilégier un rôle de protection et d’accompagnement, dans une approche défensive, au détriment d’une perspective offensive promue auparavant notamment par Claude Revel à travers le concept d’influence. Cette orientation poursuit également la vision de M. Carpentier dont l’action ne s’inscrit pas dans le prisme de la guerre économique.

L’évolution sémantique est significative. L’intelligence économique repose en effet sur trois expertises opérationnelles que sont la veille (recherche de l’information stratégique), la protection des données (sécurité des informations économiques) et l’influence (agir sur l’environnement à son avantage). Si la D2IE intégrait les trois, le sigle SISSE pour sa part n’en garde que les deux premiers. Cela semble corroborer la tendance actuelle à confier la stratégie de conquête des marchés internationaux au ministère des Affaires étrangères, via les services du Commerce extérieur et la fameuse « diplomatie économique ». Au SISSE la protection et l’accompagnement des entreprises sur le territoire national, au ministère des Affaires étrangères la posture offensive de conquête des marchés étrangers.

Un élément notable est par ailleurs absent du décret : la mission de formation à l’intelligence économique des chefs d’entreprise et cadres de la fonction publique. Présente dans le rapport Martre (1994), confirmée dans le rapport Carayon (2003), cette dimension pédagogique était mise en exergue par le décret de 2013 instituant la D2IE dans les termes suivants : « en liaison avec le ministre chargé de l'enseignement supérieur et les autres ministres concernés, il contribue à promouvoir les enseignements portant sur les questions d'intelligence économique ». En 2016, cette volonté – caractéristique de l’intention interministérielle initiale – n’apparaît plus.

Au-delà des mots et des intentions, le SISSE devra relever plusieurs défis majeurs face à un environnement institutionnel et culturel peu propice afin d’obtenir des résultats.

Les trois défis du SISSE

Mission récemment dévolue à l’Etat, l’intelligence économique pâtit d’une méconnaissance de l’administration française tout comme du monde économique dans son ensemble. Il lui appartient d’apporter la preuve de son utilité, en affrontant les trois défis suivants.

Acquérir sa légitimité et sa place dans l’appareil d’État

Le moins que l’on puisse dire au sujet de l’intelligence économique, c’est qu’elle ne représente pas un concept central dans l’administration française qui la connaît encore mal voire pas du tout. La première tâche sera de convaincre de sa pertinence dans le contexte actuel, en montrant la spécificité de son diagnostic et de ses solutions. Cette tâche ne va pas de soi dans la mesure où les différentes missions de l’intelligence économique peuvent être considérées comme déjà remplies par des services spécialisés qui existent de longue date. Il existe en effet une myriade d’acteurs qui chacun à son niveau met en œuvre une expertise relative à l’intelligence économique. On peut citer entre autres les Chambres de commerce et d’industrie, le réseau Business France, BPI France, France Stratégie, les services de renseignement, certaines directions ministérielles spécialisées, l’Agence Nationale de Sécurité des Systèmes d’Information, etc. L’objectif du SISSE sera de faire la preuve de sa plus-value, en jouant son rôle de chef de file et grâce à des résultats concrets.

Jouer pleinement son rôle et développer une culture du résultat

Le CISSE devra impérativement prendre en compte le bilan de la D2IE, qui nous interroge sur l’absence de publication de rapport d’activité (sur le site internet) d’une part, et d’autre part sur l’absence de communication de chiffres ou d’éléments de nature à justifier de la qualité du service rendu aux entreprises.

Les documents publiés par la D2IE sur son site sont des guides de bonnes pratiques ou des documents à visée pédagogique orientés vers les PME et TPE qui se bornent à centraliser et à mutualiser un certain nombre de méthodes et conseils. Élaborés et diffusés par la Direction générale de la Sécurité intérieure (DGSI), l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (ANSSI) ou encore le réseau de la  Confédération Générale des Petites et Moyennes Entreprises (CGPME) ou CCI France, ils portent sur l’utilisation de supports amovibles sécurisés, la protection d’un poste de travail ou encore la sécurisation d’un flux de marchandises pour en donner quelques exemples.

Le SISSE devrait pouvoir transformer l’essai en présentant des actions et en suscitant des sollicitations et un  accueil favorable de la part de l’ensemble des acteurs du tissu économique à condition d’être pleinement en mesure de s’appuyer sur un réseau de partenaires efficaces (ANSSI, CGPME, CCI, etc.) ainsi que sur la mobilisation de tous les agents concernés dans l’administration centrale et déconcentrée.

Le risque est grand de voir le SISSE se contenter de devenir un prescripteur de bonnes pratiques et de process standards, quand la situation économique exige une participation plus active.

Les limites du rôle et des moyens de l’État au cœur de l’intelligence économique

Le décret instituant le SISSE confirme que l’État trouve sa légitimité par l’accompagnement des entreprises dans leur développement économique, notamment à l’international, et par la mise en œuvre d’outils œuvrant à l’information stratégique et la sécurité économiques. Le troisième pilier de l’intelligence économique, à savoir la stratégie d’influence – ou de contre-influence – (certes minimisée mais encore présente dans le texte) risque quant à elle d’entrer en contradiction avec une autre mission, également dévolue au ministère de l’Économie conjointement avec l’Autorité de la Concurrence, celle de rechercher et sanctionner les pratiques anticoncurrentielles.

Prise en étau entre la promotion de l’idée de « patriotisme économique » et l’environnement juridique et réglementaire proscrivant les pratiques contraires à la libre concurrence, l’intelligence économique est traversée par cette contradiction qui n’a pas encore été surmontée. Là encore, il ne s’agit pas d’un débat théorique, mais bien de la possibilité effective de trouver des marges de manœuvre pour traduire en actes des volontés politiques. A cette question s’ajoute celle du degré de gouvernance ou d’intervention adéquat : faut-il défendre l’économie à l’échelon national ou européen ?

Le succès du SISSE, mesuré à l’aune de ces trois défis, permettrait de donner une place durable et légitime à l’intelligence économique au sein de l’administration française.

Le renforcement du rôle des Etats dans les échanges commerciaux internationaux constitue un paradoxe de la mondialisation économique, pourtant ouvertement libérale. L’existence et la portée des dispositifs d’intelligence économique au sein de l’administration étatique interrogent de ce point de vue le rôle que l’Etat s’octroie : protecteur/accompagnateur des entreprises ou « navire amiral » de l’économie française à l’étranger. Tant les contours du SISSE que la personnalité du Commissaire Carpentier semblent indiquer la préférence du gouvernement français pour la première option.

Ancien directeur de Tracfin (également service à compétence nationale), dont la mission relève d’une des politiques les plus résolument régaliennes de l’État (la traque des flux financiers illicites), M. Carpentier  doit désormais animer un dispositif d’action publique au contenu peu structuré, dépourvu d’assise académique ou institutionnelle stable et dont les résultats sont très attendus par les professionnels concernés. Au regard de l’ampleur de la tâche, espérons qu’il parvienne à donner à l’intelligence économique la légitimité qu’elle mérite.

 

Éloïse ROUSSEAU, Nicolas BOUCHAUD