Le nouvel ouvrage de Pierre Servent : Extension du domaine de la guerre

Le dernier livre de Pierre Servent : Extension du domaine de la guerre (Robert Laffont) a de nombreuses vertus…

La première est d’exposer clairement, avec un grand sens de la pédagogie, les grandes lignes de fractures de la géopolitique mondiale. La deuxième réside dans la capacité à nuancer et à raisonner froidement, c'est-à-dire à exercer la compétence fondamentale des diplomates… Laquelle ne constitue plus la première exigence des Etats occidentaux. Il en fait parfaitement l’exemple sur le cas russe. Tout en pointant du doigt les dérives autoritaires de Poutine, il démontre impeccablement la nécessité de dialoguer avec le maître du Kremlin et celle de ne jamais humilier le peuple russe ou ses dirigeants.

Pierre Servent ne sombre pas dans les impasses philosophiques classiques qui font vainement osciller certains commentateurs entre les thèses de Fukuyama et de Huntington : «  Si  nous voulons gagner cette guerre étrange qui nous a été déclarée, il ne faut pas se tromper de combat. Celui qui est engagé n’est pas celui de la civilisation occidentale contre l’islam. Il est celui de l’altérité contre l’obscurantisme ». Qu’est-ce à dire ? Que le monde se fragmente invinciblement selon des logiques idéologiques complexes que ne submerge pas la dynamique de la mondialisation, n’en déplaise aux tenants acharnés des dogmes économicistes.

Par là-même, l'auteur engage à reconsidérer le discours contemporain sur la guerre et la crédibilité même de ce concept au XXIe siècle. Le titre de l'ouvrage explique suffisamment ce qu'il en est : l'extension de la violence se révèle incontestable, bien que ses nouvelles formes nous étonnent. Car la guerre n’est pas immobile. Elle évolue sans repos. « Cela fait maintenant plusieurs décennies que les guerres n’en font qu’à leur tête. Elles n’obéissent plus aux partitions classiques d'hier : État contre Etat, armée contre armée, étendard contre étendard. Elles sont baroques, dodécaphoniques et en perpétuelle transformation. On ne sait même plus comment les nommer… Dans ce brouillard, un constat s’impose : le domaine de la guerre est en pleine extension.  Ce cancer s’en prend aux parties « molles » de notre monde, comme le font les « crabes » les plus virulents. Il provoque bien moins de morts que les grands modèles du XXe siècle mais il est terrifiant par son caractère mutant et invasif. Les guerres nouvelles touchent avec prédilection les civils, ici, chez nous, et au plus loin. Elles vont durer bien plus longtemps que la Première et la Seconde Guerre mondiale réunies ».

Pierre Servent ne fait pas partie de ces analystes qui n'ont pas réussi à dépasser les modèles de la conflictualité napoléonienne, de la Guerre de Sécession et de 14-18. Il a parfaitement saisi que les conflits d’aujourd’hui se signalent par leur caractère polymorphe et « hors limites ». Son décryptage souple et informé autorise à véritablement rentrer dans le cœur de la violence telle qu’elle surgit dans l’univers des années 2000, celui du cybermonde, des stratégies d’instrumentalisation des religions, et de la politique chaotique. Agréable à lire, cet ouvrage dévoile de multiples chemins intellectuels que l’on souhaite emprunter au plus vite pour tenter de comprendre une scène planétaire aux arabesques infinies.

Eric Delbecque