Cet article fait l’état des lieux de l’histoire et des ambitions spatiales indiennes depuis sa genèse. Il éclaircit la vision stratégique, les obstacles et les succès antérieurs comme actuels. Rattrapage technologique, rapports de dépendance et R&D indigène : comment l’Inde se met-elle en ordre de bataille pour garantir son autonomie d’accès à l’espace et devenir un exemple d’émancipation vis-à-vis des enjeux spatiaux ?
Genèse et enjeux initiaux du programme spatial indien
Les ambitions spatiales indiennes se sont affirmées très tôt après l’accession à l’indépendance du pays en 1947. Le programme a pris son impulsion initiale dans le contexte du conflit territorial sinoindien de 1962, ou l’Inde est défaite militairement et à la suite duquel Nehru essuie les critiques des forces politiques et des militaires indiens. Le manque de préparation des forces militaires observé lors du conflit incite à la mise en place immédiate de programmes de mise à niveau des capacités nécessaires à l’intégrité de la jeune nation indienne. En homme de science, Nehru connait aussi l’importance de la technologie comme vecteur de progrès social et économique, et plus tard comme levier de souveraineté de la nation indienne. Il partage cette vision avec Vikram Sarabhai, père fondateur du programme spatial indien qu’il nomme directeur de l’INCOSTAR à sa création en 1962, c’est la naissance de l’agence spatiale indienne.
L’Inde s’est d’emblée positionnée de manière pragmatique avec un programme spatial au service des grands projets de développement économique et social du pays. Répondant à des problématiques concrètes, il n’avait à l’origine pas prétention à concurrencer les nations pionnières dans des domaines comme le vol habité ou l’exploration de l’univers. Ainsi, si le lancement en 1974 du satellite ATS-6 est un franc succès scientifique, il est surtout la matérialisation du programme Television for development, qui contribue aux politiques nationales d’endiguement de l’exode rural, d’éducation et d’amélioration de la qualité de vie voulues par les dirigeants indiens. Le programme a continué sur sa lancée dans les années 1980, époque de la mise en orbite des satellites de première génération Rohini, à partir du premier lanceur indigène SLV. En ligne avec l’objectif, ils fournirent à l’Inde la capacité de capturer des images en orbite basse et de les mettre au service du développement agraire et de la gestion des ressources naturelles.
Malgré les prouesses des ingénieurs locaux durant cette ère de rattrapage technologique, l’Inde s’est heurté à des difficultés croissantes quand elle a initié des programmes plus complexes. Les échecs à répétition du lanceur ASLV ont remis sérieusement en questions les ambitions indiennes et conduit à intensifier les partenariats technologiques, notamment avec la France, pays pionnier et partenaire historique. C’est sur cette base que de nouveaux succès ont pu être trouvés, les français partageant par exemple leur expérience de la conception de moteurs à carburant liquide. Le Viking, conçu par le CNES/SEP, donna ainsi naissance au moteur indigène Vikas, qui équipe la génération précédente et actuelle de lanceurs indiens (GSLV et PSLV).
Etat des lieux des capacités actuelles de l’Inde
Si ces liens furent indéniablement bénéfiques pour donner un nouveau souffle aux indiens, ils se sont aussi traduits par un rapport de dépendance. Bridés par les limites d’emport des lanceurs indigènes, les indiens dépendaient exclusivement de partenaires étrangers pour certains systèmes, notamment les satellites météorologiques cruciaux pour un pays équatorien.
On observe en consultant les données de l’Indian Space Research Organisation (ISRO) que la majorité des flottes de satellites de classe IRS et INSAT, emblématiques des avancées indiennes des deux dernières décennies, ont vu leurs lancements confiés à des opérateurs étrangers. S’il existe, ce rapport est de plus en plus contesté : Compte tenu du contexte de naissance de son programme, l’Inde a toujours vu celui-ci sous un prisme indigène et oeuvre beaucoup à réduire sa dépendance.
Ces efforts se traduisent aujourd’hui par une montée en puissance étonnante de l’Inde, à présent force motrice de la conquête spatiale. Après son entrée dans le club des nations lunaires en 2008, l’agence parvient à placer la sonde Mangalayaan sur orbite martienne en 2014. Un an plus tard, le succès est réitéré avec le lancement de l’observatoire spatial Astrosat. Fidèle à leur doctrine du tout indigène, les indiens travaillent sur le moteur cryogénique qui leur a été refusé précédemment en représailles à leur programme nucléaire militaire. Pré-requis pour développer un lanceur lourd, il a été testé en conditions opérationnelles pour la mise en orbite d’un satellite de deux tonnes en 2014.
Disposant désormais de lanceurs moyens PSLV fiables et peu coûteux, l’Inde devient un opérateur très compétitif sur lequel s’appuient un certain nombre de pays émergents mais aussi des acteurs historiques dont la France. Selon les rapports annuels de L’ANTRIX, bras commercial de l’ISRO, l’Inde a dégagé un profit d’environ 200 millions de dollars (USD) de 2004 à 2014 pour ses prestations. Au total, c’est 40 satellites qui ont été lancés pour 19 pays clients.
En complément de ses services de lancement, l’ANTRIX commercialise aussi une gamme de satellites de fabrication indienne au profit de clients institutionnels et privés. Spécialisés ou modulables, certains peuvent accueillir une charge utile personnalisée fournie par le client ou par l’agence elle même, ce qui permet de livrer une offre clés en mains comprenant le lanceur, le satellite et sa charge utile. On peut dire que la demande est au rendez-vous puisque dans son 12ème plan quinquennal, l’Inde prévoit 58 missions entre 2012 et 2017. Ce succès commercial s’explique par le degré d’intégration verticale de l’industrie spatiale indienne qui offre au pays la capacité de concevoir, produire, mettre en orbite et opérer des systèmes spatiaux. Cela implique une maitrise avancée des processus de R&D et la compréhension théorique parfaite des conditions spatiales sur lesquelles un pays expérimenté comme le Japon a pu buter.
Néanmoins, c’est l’extrême compétitivité de l’ANTRIX sur les pans de marché à sa portée qui reste le facteur clé de succès principal. Le ratio “cost-per-pound” (CPP) qui détermine le coût d’opération des lanceurs le montre très clairement puisqu’avec un coût de 1,351$ par livre (mise en orbite basse), le PSLV est le lanceur le moins cher disponible aujourd’hui. A titre de comparaison, le lanceur Soyouz, réputé économique, affiche 2,710$ et Ariane5 3,689$. Ce fait doit être relativisé car Soyouz et ArianeV sont des lanceurs plus capables que le PSLV. Néanmoins, la compétitivité indienne se vérifie aussi à classe égale car son concurrent le plus proche en terme de capacité d’emport, le Dnepr-1 russe, coûte presque deux fois plus cher avec un CPP à 2,147$ .
Le budget annuel de l’ISRO est d’environ 1,2 milliards de dollars, soit 14 fois moins que celui de la NASA. L’Inde doit donc être créative pour dépasser cette contrainte budgétaire et elle l’a démontré lors de sa mission martienne à 74 millions de dollars, un montant ridicule comparé aux 671 millions de dollars déboursés par la NASA lors de leur dernière aventure. Aidée aussi par des coûts structurels bas (travail, R&D…) et les transferts technologiques passés, l’Inde est dans une configuration stratégique solide sur un marché ou la réduction des coûts est l’enjeu déterminant.
Les ambitions du modèle spatial indien
Bénéficiant d’une croissance de la demande et d’une assise solide dans le domaines des lanceurs légers et des satellites, le pays finance à bas coût la R&T qui servira ses ambitions de demain. En sa qualité de prestataire commercial et leader technologique, l’ISRO est un modèle pour les pays désireux d’acquérir des capacités dans le spatial, qui multiplient les partenariats avec elle. Ces signaux encourageants poussent le pays à rehausser ses ambitions : A l’horizon 2025, l’Inde vise le développement de lanceurs lourds qui permettront d’évoluer sur des orbites plus hautes et plus complexes. Ceci lui ouvrira des perspectives nouvelles sur le plan commercial mais aussi scientifique puisque des missions d’exploration et des vols habités sont prévus.
Il est donc clair que les capacités indiennes vont s’étendre à moyen terme. Néanmoins, avec une population d’environ 1,3 milliards d’individus et une société minée par les inégalités, le pays fait face à des défis considérables. Les coûts engendrés par le programme spatial sont donc critiqués par certains, qui s’interrogent sur les priorités budgétaires immédiates de la nation. Au regard de son coût relatif très faible, il semble que le jeu en vaille la chandelle. De plus, les objectifs initiaux liés au développement n’ont pas étés oubliés. En témoigne OCEANSAT-2, satellite mis en orbite récemment afin de réguler et d’optimiser la pêche le long des 7500 kilomètres de côtes indiennes.
Le cas indien montre qu’avec vision, volonté et persévérance, l’espace est aujourd’hui à la portée d’une nation audacieuse. Au delà du prestige qu’il évoque, il peut également être un catalyseur de développement humain et un outil au service d’un État voulant assumer ses ambitions régaliennes.
Maxime Esmaeilzadeh