Le 4 octobre dernier, le gouvernement polonais a choisi de rompre les négociations en cours avec Paris pour le contrat de 50 hélicoptères Caracal, qui devait être signé avec Airbus Helicopters. Si ce revirement n’est pas une surprise, il confirme la volonté du PiS (Droit et Justice), le parti actuellement au pouvoir, de renouer avec l’atlantisme traditionnel du pays. Plusieurs facteurs expliquent le renforcement de cette position.
Une hostilité originelle du PiS au contrat avec Airbus
Le 4 octobre 2016, la Pologne annonce qu’elle renonce aux négociations menées avec Airbus et portant sur la commande de 50 hélicoptères Caracals. Tom Enders, patron du Groupe, ne cache pas sa colère et annonce : « Nous n’avons jamais été traités par un gouvernement client comme nous l’avons été par ce gouvernement ». Toutefois, ce revirement semblait prévisible pour de nombreux observateurs, et plusieurs signes avant-coureurs pouvaient laisser présager cette évolution. Ainsi, dès novembre 2015, le nouveau ministre de la Défense, Antoni Macierewicz, remet en cause le choix du précédant gouvernement. Ce dernier prétexte alors des « défauts visibles » sur les appareils, et exprime son souhait de voir le groupe américain Sikorsky et l’anglo-italien AgustaWestland prendre part à de nouvelles négociations. En outre, les investissements compensatoires (offsets) proposés par Airbus sont montrés du doigt puisque jugés “insuffisants”, alors même que la politique du groupe fût d’axer son offre sur ce point spécifique, de même que sur la création d’emplois locaux, des transferts de technologie, ou de la fabrication en Pologne d’une partie des hélicoptères qui seraient par la suite exportés dans d’autres pays clients. Toutefois, il s’avère que les sites de construction de l’avionneur européen se seraient trouvés dans des circonscriptions politiques que ne possède pas le PiS… A l’inverse, les sites de construction d’AgustaWestland et de Sikorsky en font partie. C’est pourquoi, dès janvier 2016, le vice-ministre de la Défense affirmait déjà : « Étant donné l’ampleur des divergences, il est très probable que l’accord n’aura pas lieu ».
Le poids de l’Histoire : un parti qui met en exergue une mémoire douloureuse
Le PiS est un parti conservateur et eurosceptique fondé en 2001. Ses méfiances à l’encontre de l’Allemagne et de la Russie le font épouser une ligne résolument pro-étatsunienne. La conscience historique polonaise assimile encore très souvent l’Europe à un danger de disparition ou d’occupation. Ainsi, entre 1795 et 1918, soit durant 123 ans, le pays cessa simplement d’exister suite à un partage entre ses voisins prussiens, russes et autrichiens. Durant la Première guerre mondiale, des troupes polonaises se battaient parmi les rangs français et américains, et le président Wilson soutiendra la résurgence de la Pologne au moment de la signature du Traité de Versailles. Toutefois, la Seconde guerre mondiale sera vécue comme une double trahison pour le pays : la première est la non intervention de la France lors de l’invasion allemande de la Pologne. La seconde est le partage de Yalta, qui entérine la domination soviétique, avec l’accord de l’Ouest. C’est l’Europe qui restera la cible des accusations polonaises, et non les Etats-Unis. Ainsi, des massacres de l’Ordre teutonique à la russification en passant par le Pacte germano-soviétique, toute une partie de la mémoire historique polonaise assimile l’Europe à l’invasion, à la destruction ou au compromis honteux. C’est cette mémoire-là que brandit, depuis sa création et jusqu’à aujourd’hui, le PiS.
Guerre russo-géorgienne, crise ukrainienne, crise migratoire : l’Europe redevient dangereuse
La Pologne intègre l’Otan en 1999, puis l’Union Européenne en 2004. Jusqu’à récemment, ces deux entités étaient vues par Varsovie comme les deux garants de son bien être : la sécurité militaire et le développement économique. Fidèle à Washington, la Pologne entre en guerre aux côtés des Etats-Unis en 2003 contre l’Irak. Ces derniers font alors l’éloge de la « Nouvelle Europe », et de la Pologne comme du « meilleur ami » de l’Amérique. Délaissant alors l’axe Paris-Berlin-Moscou d’opposition à la guerre, qui réveille en elle des échos historiques dérangeants, la Pologne reste toutefois portée par l’enthousiasme de l’intégration européenne; ainsi une politique de rapprochement et de normalisation sera mise en place respectivement avec l’Allemagne et la Russie. Mais déjà alors, le choix de l’Otan est appréhendé par les Polonais comme une manière de se dégager des influences à la fois russes et franco-allemandes. Par la suite, la guerre russo-géorgienne de 2008, la crise ukrainienne qui éclate en 2013, puis la crise migratoire de 2015, renforcent la défiance, à la fois vis-à-vis de la Russie et de l’Allemagne. La première étant de nouveau perçue comme une puissance belliqueuse, et la seconde comme un acteur de déstabilisation de l’identité polonaise, via la tentative d’imposition de quotas de migrants.
Les tensions internes et la crise constitutionnelle refroidissent les relations avec l’UE
Afin de comprendre les tensions constitutionnelles que traverse le pays, il convient de revenir sur le fonctionnement de son Tribunal constitutionnel. En Pologne, les juges constitutionnels sont nommés par la Diète[1]. La crise débute avec la nomination de cinq nouveaux juges par l’ancienne majorité parlementaire, dans le but de remplacer le départ à la retraite de plusieurs membres. Or, deux d’entre eux auraient dû être nominés après l’élection de la nouvelle Diète, en décembre 2015. Pour contrer une future perte d’influence, la majorité d’alors choisis de modifier la loi afin de permettre leur nomination avant les futures élections législatives. Le Président, Andrzej Duda, élu en mai 2015, et qui fit carrière au sein du PiS, choisit alors de ne pas assermenter ces nominations, qu’il juge engendrées par un coup de force de la part de la majorité parlementaire en déclin. Par la suite, la nouvelle Diète formée en octobre 2015, qui est cette fois composée à grande majorité par le PiS, vote une nouvelle loi afin de remplacer les juges précédemment nommés.
Toutefois, ce ne sont pas seulement les deux nominations problématiques qui sont annulées, mais celles de l’ensemble des cinq juges. Le Tribunal proteste et la crise s’enlise : des manifestants soutiennent dans la rue les juges et protestent sur les réseaux sociaux, tandis que les soutiens du PiS dénoncent le « gouvernement des juges ». C’est à ce moment là que, le Président du Parlement européen, Martin Schulz, dénonce un « coup d’Etat » en Pologne le 13 décembre 2015, provoquant la colère de Varsovie. Le 19 janvier 2016, le Parlement européen enclenche un débat sur l’Etat de droit dans le pays. Le 11 mars 2016, le Conseil de l’Europe donne raison au Tribunal constitutionnel de Pologne. Enfin, le 1er juin, la Commission européenne déclare à son tour soutenir la position du Tribunal. Par ailleurs, le gouvernement a fais voter une loi qui complexifie la possibilité pour le Tribunal constitutionnel de bloquer une loi approuvée par la Diète ou le Président, ce qui ne manque pas de créer de nouvelles tensions avec l’UE. En outre, d’autres réformes portées par le PiS sont sujettes à des discordes avec Bruxelles : le contrôle accru par le gouvernement du conseil de surveillance des médias publics, le licenciement de nombreux journalistes rétifs au PiS, le renforcement de la surveillance policière sur Internet, sont autant de complications qui attisent les incompréhensions mutuelles entre Varsovie et l’Union européenne.
L’euro et le modèle libéral : le rêve européen n’en est pas un pour la Pologne
Avant que le PiS ne gagne les élections, Beata Szydlo, l’actuelle Premier ministre du gouvernement, déclarait déjà refuser que la Pologne adopte l’euro. Ceci, selon elle, afin d’éviter au pays de devenir « une seconde Grèce ». En outre, cette position est le reflet d’une opinion unaniment partagée au sein de la société puisque, selon plusieurs sondages, environs 70% des Polonais seraient hostiles à l’abandon du zloty. De plus, en janvier 2016, le ministre des finances ajoutait : « Le fait que la Pologne n’ait pas adopté l’euro en 2011 ou 2012 a fait que nous avons réussi à bien nous en sortir durant la crise économique ». Bien loin de la position de Bruxelles, l’euro est donc aujourd’hui perçu en Pologne comme un facteur de déstabilisation plus que de solidité. Mais c’est aussi l’ensemble de la construction européenne actuelle qui est la cible du gouvernement polonais : ainsi, le ministre des Affaires étrangères, Witold Waszczykowski, a récemment mis en garde contre ce qui pourrait devenir un « Super-Etat » européen qui pourrait mettre fin à la souveraineté des nations. De même, la promotion par l’UE de valeurs sociétales libérales en matière de mœurs, de mariage ou de religion, provoque la désolidarisation croissante des Polonais du modèle européen actuel. Si la question d’une sortie de la Pologne de l’UE ne semble pas être à l’ordre du jour, il apparait que le pays souhaite engager l’ensemble des membres de l’Union dans une réflexion vis-à-vis du fonctionnement de ses institutions et de ses référents civilisationnels.
Il apparait donc que l’arrivée du PiS au pouvoir ait entrainé une modification du cadre stratégique du pays. Si la tradition atlantiste a toujours été forte à Varsovie, la tendance est à présent totalement assumée par la nouvelle majorité parlementaire. Le PiS, dont les référents historiques sont fortement liés au passé douloureux de la nation polonaise, cherche à dégager la Pologne de l’influence de l’Union européenne, qu’elle juge trop contraignante vis-à-vis de sa politique intérieure et éloignée de ses propres valeurs. En outre, les évolutions de la politique russe ont entrainé une demande accrue de la présence de l’Otan, comme l’indique l’envoi de 1 000 soldats américains dans le pays. De même l’organisation, en juin dernier, du plus grand exercice militaire de l’Alliance depuis la fin de la Guerre froide, en Pologne, est un signe que Varsovie souhaite avant tout renforcer sa sécurité en s’appuyant sur l’organisation atlantique. Enfin, les enjeux électoralistes internes liés aux circonscriptions politiques ont pesé en défaveur du contrat avec Airbus. Cette décision aura eu pour conséquence de refroidir brusquement les relations franco-polonaises. Toutefois, au vu des représentations historiques à l’œuvre, du contexte sécuritaire et des désaccords avec Bruxelles, il semble que les protestations de Paris ne pèsent guère dans le jeu stratégique de la Pologne actuelle.
Robin Terrasse