PHILIPPE CLERC, conseiller expert en Intelligence Economique internationale à la CCI France. Président de l’Association internationale francophone d’Intelligence Economique, et, depuis 2013, président du comité d’orientation sur l’Intelligence Economique de l’ITC (Centre du Commerce International, ONU/OMC) à Genève, a été interviewé dans le cadre du Livre Blanc Market Intelligence, publié par l’Argus de la Presse.
Le Market Insight permet d’avoir une vision globale sur l’ensemble des champs couverts par la Market Intelligence. Philippe Clerc, quelle est votre définition de la Market Intelligence ?
La Market intelligence est à la fois un résultat et un processus. Résultat, il s'agit de l'information et de la connaissance obtenues légalement sur l'activité du ou des marchés de l'entreprise, ou d'un groupe d'entreprises (réseau, grappe, cluster), afin d'orienter sa stratégie de recherche d'occasions de marché, de conquête ou de développement de marché. Processus, il s'agit ici du cycle de recueil, d'analyse, de protection et de diffusion aux décideurs de cette information, de données internes et externes, afin qu'ils disposent d'une forte connaissance des situations et des besoins actuels et futurs des clients. Le livrable, le résultat, est une vision approfondie, une image complète du marché : données clients, profils clients, habitudes et pratiques des clients, tendances, mais aussi informations sur les concurrents.
Résultat et processus, la Market Intelligence est partie intégrante de la démarche d'intelligence stratégique de l'entreprise ou du groupe d'entreprises. La révolution numérique et les innovations disruptives qu'elle engendre, bouleversent à la fois le résultat et le processus. Car, en effet, la révolution des données et les technologies du Big Data Analytics offrent à ceux qui les maîtrisent un avantage stratégique sans pareil. Nous changeons alors de paradigme : ciblage (individualisation dans la multitude), veille et analyse en temps réel, capacité prédictive sur les comportements et les mutations…
Une fois l’information collectée, traitée et analysée, comment déclencher l’action ?
Par la mise en place d'un dispositif d'intelligence organisationnelle qui relie le management à l'intelligence stratégique, ici la Market Intelligence, aux objectifs stratégiques. Alimenter la prise de décision doit se faire selon un circuit court et communiquant.
Comment, aujourd’hui, les entreprises françaises ont-elles appréhendé et intégré la Market Intelligence ?
La Market Intelligence, à condition qu‘elle soit intégrée dans la stratégie d'Intelligence Economique de l'entreprise, revient en force et prend une place centrale.
La révolution numérique, l'e-commerce et l'e-export placent aujourd'hui le client, véritable système d'information, partenaire incontournable, au cœur de l'entreprise. J'ai souvenir du résultat de cette étude internationale de Deloitte auprès des grandes entreprises à la fin des années 90, soit au début de notre révolution numérique. Plus les entreprises accroissaient la qualité du service et des produits, plus le client était insatisfait ! Simple : nos entreprises et ce, quelle que soit leur nationalité, restaient enfermées dans le paradigme de la masse, ayant beaucoup de mal à entrer dans celui de l'individualisation.
Aujourd'hui les algorithmes de l'informatique ambiante tracent nos comportements, nos usages, nos gestes et nos désirs, et la Market Intelligence automatisée s'adapte en temps réel à tout changement, à tout signal. Il convient donc de distinguer les entreprises qui sont encore dans l'ancien paradigme et la pratique traditionnelle de la Market Intelligence, celui du cycle du recueil de données, de l'analyse à haute intensité d'intervention humaine appuyée par les outils de CRM, de traitement statistique, de cartographie.
Avec le web sémantique, s'offrent des possibilités de valeur ajoutée tout à fait accessibles, telles que l’extraction automatique, la traduction automatique et l’enrichissement de contenus. Notons que l’interconnexion des données permet la production de connaissances nouvelles, processus qui mêle facteur humain, réseaux et intelligence artificielle. Les « machines » vont désormais aider à produire du sens dans des systèmes intelligents (learning machines) capables de comprendre et d’interpréter et de construire des analyses et des synthèses cohérentes en un temps record.
Récemment, l’AFP a produit des dépêches dont 80 % du contenu était produit par la machine. Le GFII a fort bien analysé ce nouveau paradigme et nombreux sont ses adhérents qui l'intègrent à leur démarche de Market Intelligence, devenue prédictive.
L’Homme aura-t-il toujours sa place dans le processus de collecte et d’analyse de l’information ?
Mayer-Schönerger et Cukier écrivent dans leur ouvrage sur le Big Data qu’il s’agit d’une « révolution qui va transformer notre façon de vivre, de travailler et de penser ». Ils affirment que les résultats produits par les algorithmes ne sont pas à questionner. Ils sont simplement « de la nouvelle connaissance ». Un tel propos renvoie à prôner l'ignorance et la dépendance à la machine. Aberration !
L'homme garde plus que jamais une place essentielle dans le processus d'analyse et plus largement d'intelligence des situations. Les outils sont à sa disposition pour créer plus de valeur ajoutée et « d'insight » aux livrables.
Selon vous, quelles sont aujourd’hui les principales tendances de la Market Intelligence ?
La tendance première, essentielle, est l'innovation ouverte. La Market Intelligence se réinvente sous la pression de bouleversements majeurs. En effet, les tendances suivent au moins deux dynamiques de rupture. La première est celle du basculement du pouvoir de marché vers le client, le consommateur, l'individu. Les réseaux sociaux et internet offrent à la « multitude » un accès à l'information et à la connaissance comme un moyen d'expression.
La seconde dynamique suit la courbe de dissémination de la transformation numérique et son impact sur les usages et les pratiques de la Market Intelligence. L’open data, l’ouverture des données publiques, l'internet des objets, offrent des perspectives très riches aux professionnels de la Market Intelligence, au regard de la masse de données externes considérables à croiser avec les données internes de son organisation.
Enfin, et ce n'est pas là la moindre des tendances, le changement de paradigme que j'ai évoqué précédemment impose aux entreprises de se doter de compétences nouvelles, inédites. En effet, ce changement se traduit par une situation d'hyper-concurrence sur les marchés, d'une hyper-concurrence de temps réel. Ici, la Market Intelligence est appelée à jouer un rôle majeur d'appui à la définition des stratégies compétitives. Plus encore, les récentes études sur les innovations disruptives, les innovations foudroyantes telles que les services en ligne et autres applications, soulèvent la question d'un Market Insight, d'une Market Intelligence impuissante à lire ces innovations qu'il faut détecter et analyser bien en amont. Que recommandent les analystes : embaucher des visionnaires, des « diseurs de vérité » ! Une perspective intéressante qui bouleverse à nouveau le métier du marketing.
Propos rapportés par Jean-Sébastien Guillaume, Key Account Manager Market intelligence / Argus de la Presse
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