Suspectés de participer au financement de la guerre en Ukraine, les diamants russes sont la cible d’un prochain embargo de la Commission européenne, qui discute de nouvelles sanctions contre la Russie depuis le 17 novembre. Entre victimes collatérales et traçabilité compromise de ces diamants de conflits, l’impact souhaité sur l’économie russe n’aura peut-être pas l’effet escompté.
Les diamants de sang visés par un nouvel embargo européen
Le 19 septembre 2023, le Premier ministre belge a annoncé l’interdiction des diamants russes dans les pays membres du G7. À la suite de l’invasion russe en Ukraine, de nombreux pays ont condamné la Russie en imposant des sanctions économiques sur le pétrole, le gaz, les biens à double usage… Depuis le mois d’octobre, les pays membres du G7 discutent de nouvelles sanctions contre la Russie. Parmi celles-ci, une viserait à porter un embargo sur les diamants russes.
Ces sanctions ont pour objectif de limiter le marché de diamants qui alimentent le financement de la guerre en Ukraine. Pourtant, cette initiative européenne ressemble plutôt à une opération de communication. En effet, le Processus de Kimberley existe déjà, ayant pour objectif d’interdire les diamants issus de conflits pouvant par la suite financer des mouvements rebelles et activités terroristes. La différence entre ce nouveau processus et les sanctions existantes réside dans le fait que désormais un pays est directement visé, plutôt qu’une zone de conflit. Chaque pays participant au Processus de Kimberley doit mettre en place des réglementations internes pour contrôler et certifier l’origine légale des diamants qu’ils exportent. Cela repose sur un système de certification exigeant l’expédition des diamants bruts dans des enveloppes scellées, et accompagnés de certificats attestant de leur provenance légitime, sans lien avec des conflits armés.
« Les diamants de conflits sont réels, les vraies discussions sont rares »
Kimberley Process Civil Society Coalition
Bien que le Processus de Kimberley ait été critiqué pour certaines lacunes dans sa mise en œuvre et son efficacité, il a contribué à réduire le commerce de diamants de conflit, et a sensibilisé l’industrie ainsi que les consommateurs à l’importance de la traçabilité et de la légalité des diamants sur le marché mondial.
L’économie russe directement ciblée
Derrière cet objectif, l’UE en concertation avec le G7 souhaite sanctionner le 3e producteur mondial de diamant. En effet, ce secteur rapporte environ 4,5 milliards de dollars à la Russie chaque année. Être coupé du marché d’Anvers risque d’affaiblir économiquement le pays et particulièrement une cinquantaine d’entreprises russes.
Les États-Unis, la Nouvelle-Zélande, le Royaume-Uni et le Canada sanctionnent déjà les pierres précieuses en provenance d’Alrosa, société publique russe d’extraction de diamants. Par ailleurs, la compagnie a suspendu la distribution de diamants bruts à la demande du GJEPC (Gems and Jewellery Export Promotion Council) depuis novembre. Cette décision fait suite à l’annonce des sanctions américaines.
Ce nouvel embargo imposé par le G7 pourrait entraîner une chute d’entre 30 et 40 % des revenus d’Alrosa. Pour ce faire, le G7 se tourne vers de nouvelles technologies de traçabilité à trois couches pour favoriser la transparence sur la provenance des gemmes, et ainsi retirer du marché occidental les pierres russes.
Anvers, victime collatérale des sanctions ?
Anvers est la plaque tournante du marché : chaque jour, environ 200 millions de dollars de diamants sont vendus et achetés. Euronews estime que « 80 % des diamants bruts dans le monde sont négociés dans la ville d’Anvers, en Belgique ». C’est pourquoi la ville est plus réticente à l’embargo sur la Russie : Anvers craint un contournement des sanctions de la Russie, et une perte du marché vers des pays moins restrictifs sur la provenance de gemmes ou sur le blanchiment d’argent.
La ville s’inquiète également de voir sa position privilégiée dans le négoce de diamant se déplacer vers Dubaï ou vers Surat (le plus grand atelier de transformation des pierres précieuses) en Inde. De fait, parmi les principales bourses de diamants de la WFDB, fédération mondiale des bourses de diamants, quatre sont située à Anvers (Beurs voor Diamanthandel, Diamantclub van Antwerpen, Vrije Diamanthandel, Antwerpse Diamantkring), deux en Inde (Bharat Diamond Bourse, Surat Diamond Bourse), une en Israël (The Israel Diamond Exchange Ltd.) et une aux États-Unis (Diamond Dealers Club). En revanche, Surat, qui pourrait tirer profit de cet embargo, ne semble pas être particulièrement ravie de cette annonce. En effet, les sanctions sur les diamants russes pourraient impacter l’activité de polissage de Surat, qui possède de nombreuses gemmes russes.
Précédentes sanctions européennes : le cas du pétrole russe
Les précédentes sanctions du G7 n’ont pas permis d’avoir un véritable impact sur l’économie de la Russie. Le boycott du pétrole russe a entraîné une hausse du carburant en Europe. En effet, la Russie a su contourner ces sanctions en passant par des intermédiaires pour vendre son or noir, entraînant une croissance notable des exportations du pétrole russe vers la Chine et l’Inde. Cette coopération a permis de renforcer les liens entre la Russie, premier fournisseur mondial de matières premières, et les plus gros consommateurs d’énergie, tels que la Chine et l’Inde.
Ces relations commerciales reposent sur des accords à long terme, et transforment le marché mondial de l’or noir. L’Inde et la Chine s’avèrent alors considérablement favorisées en termes de coûts de production, grâce à la baisse significative du prix d’accès à l’énergie primaire. Cette initiative européenne semble finalement avoir été contre-productive. Pour l’instant, le G7 ne semble pas être en mesure de contrer cette stratégie russe avec les diamants, d’autant plus que le secteur diamantaire reste très confidentiel.
Les concurrents des diamantaires russes : bénéficiaires des sanctions, ou victimes collatérales ?
Le groupe De Beers est le premier producteur de diamants, qui lui ont rapporté 4,83 milliards de dollars avec 34,5% des volumes produits en 2021. Les groupes Catoca et Rio Tinto représentent respectivement 7 et 3% du marché en 2021. À première lecture, il semblerait évident que De Beer et Rio Tinto, principaux concurrents d’Alrosa, seront les principaux bénéficiaires de l’écartement des diamants russes en Occident. Pourtant, ces groupes ont réagi négativement à l’annonce des sanctions, qui imposent un contrôle pour tous les producteurs de diamants. Une plus grande transparence sur l’origine et le transit sera exigée.
La Russie n’a pourtant pas dit son dernier mot ; elle parviendra sans doute à contourner le transit par le marché belge, ou à revendre ses pierres via des intermédiaires. De plus, les nouvelles technologies de traçabilité doivent encore faire leurs preuves. Car aujourd’hui, la traçabilité des diamants est une science plus qu’inexacte.
La traçabilité d’un diamant, véritable enjeu pour le G7
Connaître la provenance d’un diamant n’est pas chose aisée. En raison de l’absence de la faible contractualisation dans le domaine, il est difficile de retracer le cheminement d’une pierre, et de connaître son origine, d’autant qu’entre sa sortie de la mine et sa vente auprès d’un joaillier, il peut avoir transité par une trentaine de personnes.
Quelques facteurs rendent la traçabilité du diamant compliquée : le commerce des diamants repose souvent sur la confidentialité, la confiance et la discrétion. De plus, chaque diamant est unique en termes de carats, de couleur, de pureté et de forme, ce qui rend difficile la création d’un processus standardisé de contrat. Enfin les acteurs du marché attachent une grande importance à leur réputation, privilégiant l’honneur et la parole aux contrats formels.
Historiquement, il y a eu des tentatives pour limiter la provenance de certains diamants. Le groupe De Beers, par exemple, exerce un contrôle centré sur la production et la distribution des diamants bruts extraits de mines qu’il possède ou contrôle. Ils ont créé le système de contrôle qui fixe les prix, réglemente l’offre et maintient la valeur des diamants. Contrairement à celui de l’or, le marché du diamant possède des spécificités qui lui sont propres. De fait, les gouvernements ne peuvent s’immiscer dans ce marché peu contractualisé, principalement basé sur la parole donnée et la réputation, quelles que soient les sommes engagées.
Contournement inévitable des sanctions européennes ?
Concernant le diamant russe, le géant de l’extraction Alrosa de l’extraction trouvera certainement d’autres sources pour vendre ses pierres, si les sanctions européennes s’appliquent. La complexité de la chaîne d’approvisionnement diamantaire rend parfois difficile la détermination de l’origine spécifique des diamants russes. Une fois extraits des mines d’Alrosa, les diamants passent par plusieurs étapes de traitement, de taille et de négociation, impliquant divers acteurs intermédiaires. Cette multiplicité d’intervenants rend très compliquée la traçabilité. Un diamant russe peut rapidement perdre son origine une fois transformé dans les grands centres de taille à Anvers ou à Mumbai.
Il est possible que des technologies innovantes, telles que la blockchain, puissent enregistrer les données dès l’extraction. Ceci permettrait de suivre et de stocker les informations sur chaque diamant, y compris des détails sur son extraction, son traitement et son itinéraire dans la chaîne d’approvisionnement. Finalement, il est encore trop tôt pour estimer l’impact de cette interdiction sur l’économie russe et sur ses diamantaires, alors que le cours du diamant est en chute depuis la crise sanitaire et que de nombreuses décisions sont prises pour tenter de le stabiliser.
Tiphaine de Rauglaudre et Jérémie Taïeb
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