Où partent les données générées par les machines agricoles connectées ? Une question stratégique, qui ne semble pourtant pas être au cœur des préoccupations européennes. Ne pas agir, ne serait-ce pas risquer de rendre délibérément nos agriculteurs dépendants des grandes entreprises américaines ?
Alors que le salon international du machinisme agricole s’est tenu à Hanovre en novembre dernier, la révolution numérique agricole se confirme. IA, capteurs et softwares nourrissent cette transition, mais révèlent aussi un manque de vision stratégique pour défendre les intérêts des agriculteurs.
Les datas au cœur de la révolution numérique agricole
Le machinisme agricole ne semble plus être une limite pour le monde agricole. Bien au contraire, toujours plus modernes et connectées, les machines agricoles se placent au cœur d’une révolution sans précédent. Pourtant, cette mutation des pratiques dans l’agriculture va aussi redéfinir les rapports de force entre les différents acteurs du secteur.
Les machines agricoles intègrent des technologies et outils numériques afin d’assister les agriculteurs dans la gestion quotidienne de leurs exploitations. L’objectif est d’utiliser des capteurs connectés à des logiciels et des intelligences artificielles. Cela permet d’optimiser l’épandage d’engrais dans les cultures, ou encore d’ajuster les rations alimentaires d’une vache par rapport à ses besoins physiologiques afin de maximiser les rendements en lait. Les applications sont donc multiples.
Bien que très utiles à la gestion des exploitations en apportant une efficience des systèmes agricoles et d’une baisse des coûts des inputs, toutes ces technologies émettent beaucoup de données. Le devenir de ces données est aujourd’hui très flou et soulève de vraies questions pour l’indépendance stratégique de nos agriculteurs. La FNSEA (Fédération Nationale des Syndicats d’Exploitants Agricoles) a tenté d’alerter le monde politique et de développer son propre cahier des charges, mais cette initiative reste limitée.
A l’échelle européenne, Bruxelles a fixé une ligne assez claire sur la gestion des données. L’Agriculture numérique et pilotée a toute sa place dans la stratégie européenne qui a été formalisée autour de l’European Partnership “Agriculture of Data” en mars 2023. Cette dynamique vise à utiliser des outils numériques comme un levier pour réduire l’usage de pesticides et minimiser l’impact négatif sur l’environnement de l’agriculture. Elle semble être aussi un moyen pour l’Union de consolider la collecte de données et à terme de faciliter le pilotage de la PAC (Politique agricole commune). Cette dynamique est fortement soutenue par l’Espagne, le Danemark et une majorité de pays d’Europe de l’Est. Mais l’UE écarte, volontairement ou non, la question du stockage des données et la récupération par des acteurs tiers. Des plateformes d’intermédiations des données agricoles existent aussi, mais elles ne permettent pas de stopper la fuite des données en dehors de l’Union européenne.
L’accaparement des données agricoles : une finalité contraire aux intérêts européens
Aujourd’hui, une partie des données est récupérée et exploitée par les entreprises qui commercialisent les technologies agricoles. Elles sont américaines pour la plupart : John Deere, Monsanto, les GAFAM… Ces entreprises américaines n’hésitent pas non plus à mettre en place des partenariats avec des start-ups européennes pour prendre des participations dans une partie des chaînes de valeur du big data agricole européen. L’emprise est directe et indirecte, la stratégie bien huilée.
L’accaparement des données agricoles par des grandes entreprises américaines leur permet de créer une asymétrie d’information. Cette asymétrie leur confère un avantage comparatif par rapport à la concurrence pour créer une dépendance structurelle des agriculteurs pour leurs approvisionnements en machines agricoles, en engrais, en semences, en systèmes d’exploitation… À terme, les agriculteurs ne sauront plus produire sans avoir recours aux produits et services de ces entreprises. Ils seront totalement dépendants des grands groupes qui détiennent et développent les technologies. Ceci est d’autant plus critique qu’ils ne sont ni français, ni européens.
L’asymétrie d’information créée par la collecte des données offre aux grandes entreprises un avantage non négligeable sur les marchés financiers agricoles et alimentaires. Collecter et analyser les données agricoles permet à ces entreprises de connaître, avant les marchés, les quantités et les qualités des rendements agricoles de manière très précise. Les entreprises du big data agricole peuvent alors ouvrir des positions sur les marchés agricoles par anticipation, afin de maximiser les gains spéculatifs. Très clairement, si le devenir des données n’est pas strictement encadré par le législateur national ou européen, le monde agricole pourrait devenir l’objet d’une instrumentalisation économique majeure, au détriment des consommateurs. La question de la répartition de la valeur des données numériques agricoles est donc ouverte.
La gestion et le transfert des données hors de l’Union européenne est omniprésente dans le débat politique depuis quelques années. Mais paradoxalement, est-ce responsable qu’aucune mesure de protection ne soit prise ou même évoquée pour défendre le monde agricole face à des intérêts étrangers ? Ignorer cette problématique vitale pour l’avenir des Européens et des Français revient à assujettir délibérément la sécurité et la souveraineté alimentaire européenne à des intérêts étrangers. Cette situation ne ferait que renforcer la vulnérabilité des Européens dans un contexte de rivalité et de tensions géopolitiques croissantes.
Etienne Lombardot
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