Les gazoducs transnationaux : coopérations vectrices de tensions entre puissances africaines

« Géopolitique des tubes » : face à la fermeture du gazoduc Maghreb-Europe en 2021, la compétition énergétique s’intensifie entre le Maroc et l’Algérie. Le Maroc, en collaboration avec le Nigeria, avance sur le projet du gazoduc Nigeria-Maroc, rivalisant avec le gazoduc Transsaharien Nigeria-Niger-Algérie de l’Algérie. Cette course souligne les ambitions géopolitiques et énergétiques dans un contexte d’approvisionnement incertain en gaz naturel pour l’Europe. Les enjeux dépassent le cadre énergétique, reflétant une rivalité historique et renforçant les positions stratégiques de ces nations en Afrique de l’Ouest et au-delà. 

Le roi Mohammed VI du Maroc a récemment relancé la compétition énergétique avec l’Algérie en mettant l’accent sur le gazoduc Nigeria-Maroc, en réponse au projet similaire d’Algérie sur le gazoduc Nigeria-Niger-Algérie. Ce projet marocain, visant à approvisionner l’Europe en gaz, intervient dans un contexte de recherche de nouvelles sources d’hydrocarbures suite à la diminution des importations de gaz russe. Le duel entre les deux gazoducs reflète une course pour répondre à la demande croissante de gaz en Europe, chacun des projets ayant ses propres caractéristiques, coûts, et soutiens internationaux. 

Des tensions historiques entre le Maroc et l’Algérie 

La rivalité entre le Maroc et l’Algérie est une question complexe et enracinée dans l’histoire post-coloniale des deux nations. Dès les années qui ont suivi leur indépendance respective, le tracé des frontières a été une source de tensions, dont la « guerre des sables » de 1963 a été le point culminant. 

Au cœur de ces tensions se trouve également la question du Sahara occidental, une région contestée où l’Algérie soutient le Front Polisario, une organisation cherchant l’indépendance du territoire. Cette question reste un point d’achoppement majeur dans les relations algéro-marocaines. En outre, la fermeture de la frontière entre les deux pays en 1994 n’a fait qu’exacerber les tensions. Dans le cadre des accords d’Abraham, la signature par le Maroc de l’accord de normalisation avec Israël a également ajouté une nouvelle dimension aux relations déjà complexes entre ces nations. À cette toile de fond déjà tendue s’ajoute un nouvel élément perturbateur : la « guerre du gaz » qui englobe désormais le Maroc, l’Algérie et, par extension, le Nigeria. 

Guerre du gaz approvisionner le marché européen

La course pour contrôler et distribuer les ressources énergétiques dans la région, notamment via des projets de gazoducs comme ceux entre le Nigeria et le Maroc, ou le Nigeria et l’Algérie (cf la carte ci-dessous), ajoute une nouvelle couche d’urgence et de compétition à ces relations historiquement tendues. Cette dynamique énergétique renouvelle et complique les enjeux géopolitiques, faisant du secteur gazier un terrain d’affrontement supplémentaire entre ces pays. 

 

Projets gaziers en Afrique de l’ouest, ledesk.ma 2021

Le gazoduc Transsaharien : un projet trop ambitieux au point mort 

Le gazoduc Transsaharien, ou Trans-Saharan Gas Pipeline (TSGP)  est l’un des projets principaux du Nigéria en termes de transport de gaz naturel avec des pays non ouest-africain. Au-delà d’une avancée considérable en termes d’échanges énergétiques et d’une aubaine financière concernant la vente du gaz nigérian, ce projet pourrait redéfinir la géopolitique de l’approvisionnement en gaz naturel entre l’Afrique et l’Europe. 

Bien que le concept d’un gazoduc Transsaharien remonte aux années 1970, le projet a pris une forme plus concrète en 2001, lorsque le Nigéria et l’Algérie signent un Memorandum of Understanding (MOU). Un protocole d’accord a été finalement signé en 2002 entre les entreprises pétrolières nationales du Nigeria et de l’Algérie, la Nigerian National Petroleum Corporation (NNPC) et Sonatrach, sous l’impulsion du Nouveau Partenariat pour le Développement de l’Afrique (NEPAD). En juillet 2009, le projet est signé par un accord à Abuja entre les gouvernements du Nigéria, du Niger, de l’Algérie, Sonatrach et la NNPC.  Le coût initial du projet était estimé en 2009 à environ 10 milliards de dollars, une somme considérable reflétant l’ambition du projet. Seulement, en 2012 déjà, le prix de ce projet a été revu à la hausse et devait coûter 12 milliards de dollars. Aujourd’hui, le coût estimé nécessaire serait de 13 milliards de dollars. Le gazoduc est censé s’étirer sur une distance d’environ 4 400 kilomètres, dont 1 037 kilomètres qui traverseraient le Nigeria, 841 kilomètres le Niger et 2310 kilomètres l’Algérie. En ce qui concerne la capacité de transport, le TSGP devrait avoir une capacité d’environ 20 à 30 milliards de mètres cubes de gaz par an. 

Aujourd’hui, le projet est au point mort, en raison de plusieurs obstacles. Premièrement, le tracé du gazoduc passe par le Niger, qui connaît un problème endémique de sécurité, notamment en raison de l’activité de groupes armés comme Boko Haram et Al-Qaïda au Maghreb Islamique. Ces groupes pourraient voir le gazoduc comme une cible à haute valeur ajoutée.  Le tracé du TSGP passe aussi par le nord du Nigéria,  une zone où la présence de Boko Haram a été signalée.  Enfin, la présence des rebelles Touarègues dans le nord du Niger, le sud désertique algérien peuplé de groupes militants islamiques, et la promesse du Mend de saboter ce gazoduc, laissent planer le doute quant à la viabilité de cette infrastructure coûteuse.

Ce projet semble s’ancrer dans ce qu’a déjà fait l’Algérie : utiliser sa gestion des hydrocarbures pour répondre à des impératifs politiques, comme des leviers géopolitiques. L’Algérie n’a pas hésité à utiliser cette arme en 2021, quand le président Tebboune a décidé le 31 octobre de stopper les apports gaziers vers le Maroc en réaction aux « actions hostiles » de Rabat. Cette décision fait peser un lourd tribut au Maroc, qui y perd 50 millions de dollars et se coupe d’apport énergétique primordiaux, dans une économie dépendante à 90% de ses importations en énergie.

Ce projet en suspens laisse la voie à d’autres alternatives énergétiques dans la région, notamment au gazoduc Maroc-Nigeria, qui pourrait offrir de nouvelles dynamiques géopolitiques et énergétiques. 

Un deuxième gazoduc concurrent, reliant le Nigéria au Maroc

Aussi appelé gazoduc Afrique Atlantique, il est conçu pour être un gazoduc sous-marin suivant la côte-ouest de l’Afrique, en passant notamment par le golfe de Guinée. L’objectif de ce projet multilatéral est de connecter tous les pays d’Afrique de l’Ouest au Maroc, créant ainsi un marché régional du gaz naturel. Cela permettrait ainsi aux pays de la région d’accéder à une source d’énergie fiable et abordable, et pour les pays produisant du gaz naturel, d’offrir des débouchés pour leur gaz naturel. 

Bien que le Nigéria soit le principal et premier fournisseur prévu, étant donné qu’il détient la majeure partie des réserves de gaz sur le continent, d’autres pays ouest-africains pourraient également contribuer à l’approvisionnement futur. Un autre objectif important non dénué de sens dans le contexte actuel européen, est que ce gaz soit in fine redistribué vers l’Europe. Le lancement du Nigeria-Marocco Gas Pipeline (NMGP) est annoncé en 2016 par Mohammed VI lors d’une visite officielle au Nigéria. L’accord sera officiellement signé le 10 juin 2018. Ce projet coûtera 25 milliards de dollars, auquel la NNPC participe à hauteur de 50%. C’est l’un des plus grands investissements en Afrique de l’Ouest. L’Office national des hydrocarbures et des mines du Maroc (ONHYM) finance la deuxième moitié du projet. Le projet dispose d’une capacité de 30 milliards de mètres cubes de gaz naturel par an, avec la possibilité de fournir 18 milliards de mètres cubes pour l’exportation vers l’Europe.  

En 2020, le projet évolue : d’un accord bilatéral, cela devient une initiative régionale. La Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) est particulièrement présente dans ce projet. En 2022, la Banque islamique de développement et le fonds souverain de l’OPEP ont annoncé la participation au financement de la seconde étude de faisabilité du projet. Le Maroc a donc pris une longueur d’avance vis-à-vis du projet algérien, notamment depuis le lancement de la seconde phase de l’étude d’ingénierie, qui a conclu que le NMGP sera relié au gazoduc Maghreb-Europe, fermé par l’Algérie fin 2021, permettant ainsi d’alimenter le Niger, le Burkina Faso et le Mali. En juin 2023, la signature d’un Memorandum of Understanding avec la Guinée, la Côte d’Ivoire, le Libéria et le Bénin, ont confirmé l’engagement de ces pays à se rallier au projet.  

Gazoducs : manifestations physiques de stratégies géopolitiques

La géopolitique du gaz naturel en Afrique de l’Ouest est donc devenue le théâtre de la rivalité historique et intense régnant entre l’Algérie et le Maroc. Alors que l’Algérie a longtemps été l’acteur principal en termes d’hydrocarbure dans le Maghreb, le projet du gazoduc Afrique Atlantique rabat les cartes, et change la dimension compétitive entre ces deux pays. Alors que l’énergie représente un levier important sur le Maroc pour l’Algérie, le royaume s’est rapproché du Nigéria afin de mettre en concurrence le projet de TSGP.  L’Algérie, riche en hydrocarbures, a historiquement été un fournisseur majeur de gaz naturel pour l’Europe via des gazoducs comme le Trans-Méditerranéen et le Maghreb-Europe. L’Algérie envisage également de construire de nouveaux gazoducs pour accroître ses exportations vers l’Europe et l’Afrique. Cependant, la fermeture du gazoduc Maghreb-Europe à la fin de 2021 a créé un vide que le Maroc, avec son propre projet de gazoduc allant du Nigéria au Maroc, espère bien combler. 

Ce gazoduc Maroc-Nigéria est d’autant plus audacieux qu’il vise non seulement à fournir le Maroc en gaz mais aussi à créer une nouvelle route d’approvisionnement vers l’Europe, contournant ainsi l’Algérie. L’Algérie voit dans cette initiative marocaine une menace à ses propres intérêts économiques et géopolitiques. D’une part, le Maroc, en court-circuitant l’Algérie, réduit l’influence algérienne non seulement en Afrique de l’Ouest mais aussi en Europe, où l’Algérie a été un fournisseur traditionnel. D’autre part, le Maroc renforce ses liens avec les pays de la CEDEAO, ce qui pourrait avoir des implications sur d’autres questions régionales, y compris le différend de longue date sur le Sahara occidental. Le Nigéria, acteur clé dans cette dynamique, trouve son importance magnifiée. Avec des réserves de gaz parmi les plus importantes d’Afrique, il se retrouve au cœur d’une lutte d’influence entre deux nations cherchant à se positionner comme des intermédiaires incontournables dans l’approvisionnement en gaz de l’Europe et de l’Afrique de l’Ouest. 

Le gaz naturel devient ainsi plus qu’une simple commodité échangée entre nations ; il s’érige en outil de pouvoir et d’influence, modelant les relations interétatiques dans une région déjà complexe. Les deux projets de gazoducs concurrents ne sont pas simplement des infrastructures économiques, mais des manifestations physiques de stratégies géopolitiques plus larges. Ils reflètent et exacerbent des tensions préexistantes, tout en créant de nouveaux enjeux pour le futur énergétique et politique de la région. À mesure que ces projets avancent, ils continueront à redéfinir les rapports de force dans la région, avec des implications qui vont bien au-delà de l’industrie du gaz. Ce ne sont pas deux projets nouveaux, notamment le TSGP, mais il est clair que la guerre en Ukraine, ses impacts énergétiques et la volonté de l’UE de se passer du gaz russe donnent une nouvelle impulsion à ces deux projets.  

 

Mahaut Laffargue 

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