Depuis l’arrivée au pouvoir d’Abiy Ahmed en avril 2018, l’Éthiopie adopte une stratégie offensive pour renforcer sa position dans la région. Cette stratégie vise à établir une domination militaire, économique et énergétique. De l’accord bilatéral avec le Somaliland à la décision unilatérale de remplir le barrage GERD, au mépris des négociations en cours, rien ne semble arrêter la politique expansionniste d’Addis-Abeba. Nostalgique du règne faste de Ménélik II, les Éthiopiens veulent rendre sa « grandeur impériale » à l’Éthiopie.
Dénonciation des accords historiques
Depuis l’indépendance de l’Érythrée en 1993, l’Éthiopie a été confrontée à la réalité d’avoir perdu son accès direct à la mer Rouge. Cette situation a entraîné une dépendance significative à l’égard du port de Djibouti pour ses échanges commerciaux internationaux (95% des exportations et 80% des importations). Les frais portuaires annuels s’élevant à environ 1,5 milliard de dollars, cette dépendance a entraîné des répercussions économiques considérables contribuant largement à grever les finances nationales. Malgré les discussions passées sur la possibilité d’utiliser le port érythréen d’Assab, aucun accord viable n’a été conclu, même après que les deux pays se soient alliés pendant la guerre du Tigré. De plus, l’espoir d’accéder au port de Berbera au Somaliland s’est évaporé en 2022 lorsque l’Éthiopie a perdu ses droits en raison de son incapacité à participer financièrement au projet.
Cette série de revers a incité l’Éthiopie à remettre en question les accords historiques qui ont contribué à sa dépendance économique régionale. Ainsi, le Premier ministre Abiy Ahmed a exprimé son désir de mettre fin à l’enclave de l’Éthiopie en qualifiant les frontières sans littoral du pays de « prison géographique ». Il a appelé à la négociation d’un accès portuaire avec l’Érythrée, Djibouti et la Somalie, menaçant d’utiliser la force si nécessaire. Par ailleurs, le 16 novembre, Sahle-Work Zewde, présidente de la République Fédérale d’Éthiopie, a proposé des pistes de réflexion lors de la Conférence économique africaine à Addis-Abeba. Elle a mis en avant l’importance de la « substitution aux importations et de l’industrialisation orientée vers l’exportation » pour un développement industriel durable sur le continent africain. Ces déclarations illustrent cette double volonté de sortir de la dépendance à l’égard de Djibouti et d’obtenir un accès à la mer pour exporter massivement.
Dans le même temps, le projet de barrage sur le Nil initié par l’Éthiopie, connu sous le nom de Grand barrage de la Renaissance (GERD), suscite une crise régionale majeure. L’Éthiopie, cherchant à diversifier ses ressources en eau, a lancé ce projet colossal pour augmenter sa production d’électricité (5 150 MW visés) afin d’en exporter. L’annonce en 2011 par le gouvernement éthiopien de la construction du barrage sur la rivière Abbaye, projet historiquement souhaité par les Éthiopiens, est saluée comme un acte de fierté nationale et d’unité. Porté par une volonté populaire, le financement du projet est assuré par des contributions massives de la population et de la diaspora éthiopienne, les fonctionnaires ayant été appelés à contribuer en versant un mois de leurs salaires. Malgré des défis techniques et politiques, le GERD représente un espoir pour l’avenir énergétique et économique de l’Éthiopie.
Cependant, l’Égypte et le Soudan voient ce projet comme une menace pour leur approvisionnement en eau, se référant à des accords historiques qui leur donnaient des droits privilégiés sur les eaux du Nil. Ces accords, conclus au cours du XXe siècle, étaient basés sur des traités coloniaux accordant à l’Égypte et au Soudan le contrôle total des ressources hydriques du Nil. La construction du GERD marque un tournant dans la dynamique régionale, ébranlant l’hégémonie de l’Égypte sur le Nil. L’accord signé par l’Éthiopie avec d’autres pays riverains du fleuve déplace le centre de gravité politique du Nil vers l’amont, provoquant des tensions croissantes entre l’Éthiopie, l’Égypte et le Soudan. Le gouvernement du Caire s’inquiète des répercussions sur son approvisionnement en eau et son agriculture. En effet, un remplissage du barrage en 3 à 5 ans, tel que préconisé par l’Éthiopie, pourrait conduire à une diminution annuelle de 67% des terres arables du pays. Malgré les tensions politiques et les négociations bloquées pour un accord contraignant, les agriculteurs égyptiens adoptent des cultures moins consommatrices d’eau, illustrant une volonté locale de s’adapter aux changements anticipés. Cette adaptation, contrastant avec l’alarmisme politique, souligne une volonté locale de trouver des solutions face à l’incertitude politique.
Le Soudan adopte une position ambivalente. D’une part, il redoute le contrôle exercé par l’Éthiopie sur le Nil, susceptible de causer des inondations et de nuire à ses propres infrastructures hydroélectriques. D’autre part, il voit dans le GERD une opportunité d’accéder à une énergie bon marché et de mieux contrôler le débit du Nil, ce qui pourrait favoriser sa production agricole. Parallèlement, un conflit territorial autour du triangle d’Al-Fashaga, reconquis en 2021 par le Soudan, pourrait également influencer les négociations sur le barrage, car il représente un levier de pression contre l’Éthiopie.
Négociations de partenariats stratégiques et d’alliances opportunistes
Face à ces défis, l’Éthiopie a adopté une stratégie offensive en cherchant à établir de nouveaux partenariats et en signant des alliances opportunistes. Le protocole d’accords signé avec le Somaliland en janvier 2024 illustre cette nouvelle approche. Ce Memorandum of Understanding (MoU) prévoit un accès éthiopien à vingt kilomètres carrés de côte sur le golfe d’Aden pour une durée de 50 ans, en échange d’un lobbying actif pour la reconnaissance de l’indépendance du Somaliland par l’Éthiopie et d’une entrée du Somaliland dans le capital de la compagnie aérienne Ethiopian Airlines. En conséquence, l’Éthiopie prévoit d’établir une base navale permanente et de développer des services maritimes commerciaux dans la région. Cette base navale devrait également permettre le développement d’une marine de guerre opérationnelle dans le golfe d’Aden, essentielle pour la crédibilité de la stratégie offensive éthiopienne dans la région. Depuis la signature du MoU, la Somalie a multiplié les condamnations et les appels au soutien de la communauté internationale. La tension diplomatique n’est toujours pas retombée, en témoigne cette passe d’armes au sommet de l’Union Africaine.
De plus, l’Éthiopie cherche à exploiter les rivalités géopolitiques entre la Chine et les États-Unis dans la région pour sécuriser ses intérêts nationaux. L’Éthiopie et la Chine ont récemment annoncé l’élévation de leurs relations bilatérales au rang de partenariat stratégique « en toutes circonstances ». La Chine est un acteur clé de la région, avec sa base navale à Djibouti et sa volonté affichée de faire de l’Éthiopie une tête de pont de ses nouvelles Routes de la Soie en Afrique de l’Est. Malgré une déclaration de soutien tardive à Mogadiscio, qui n’a eu pour effet que la réaffirmation formelle de l’indivisibilité de la République populaire de Chine – en particulier en ce qui concerne la question de Taiwan – de la part de la Somalie puis de l’Éthiopie, la Chine n’a pas insisté dans la dénonciation de l’accord. Outre le fait non négligeable que le Somaliland soit un allié de Taïwan, c’est bien son partenariat avec l’Éthiopie qui pousse la Chine à la prudence. L’un des aspects importants de ce dernier est l’importation de voitures électriques. En effet, le gouvernement éthiopien a récemment décidé d’interdire les importations de voitures roulant au carburant pour un usage privé, afin de favoriser l’achat de voitures électriques produites en Chine. C’est d’ailleurs dans cette logique que l’Éthiopie a poursuivi coûte que coûte le remplissage du GERD, conçu pour doubler la production d’électricité et réduire la dépendance du pays au pétrole.
Les États-Unis ont également exprimé leurs réserves quant au protocole d’accords signé avec le Somaliland, arguant que ce dernier « menace de faire dérailler la lutte que les Somaliens, les Africains et les partenaires internationaux régionaux, y compris nous, mènent contre Al-Shabaab », selon John Kirby, porte-parole de la Maison Blanche. Cependant, appuyer l’Éthiopie dans cette démarche, qui inclut le développement d’une marine de guerre, permettrait aux États-Unis de trouver un 2e allié de poids (après le Kenya) en Afrique pour la sécurisation de la mer Rouge. Sous l’effet de cette crise, la Corne de l’Afrique revient au cœur de la lutte d’influence entre la Chine et les États-Unis sur le continent.
Normalisation des relations avec les instances internationales
En effet, si l’Éthiopie met en œuvre une politique du fait accompli avec ses voisins, elle tente de normaliser ses relations avec les institutions internationales. Le non-renouvellement de la Commission d’enquête de l’ONU sur les atrocités commises en Éthiopie, annoncé le 4 octobre 2023, illustre cette démarche. Très critique envers le gouvernement éthiopien pendant la guerre au Tigré, Bruxelles veut désormais tourner la page et finir de normaliser ses relations avec le premier ministre Abiy Ahmed. Une ligne imposée par le couple franco-allemand qui tente de concurrencer la Chine dans la région.
Toutefois, l’Éthiopie est en pourparlers avec le Fonds monétaire international (FMI) pour un programme financier de 3,5 milliards de dollars, ce qui pourrait résoudre la détérioration de son économie. Des discussions sont en cours pour obtenir ce financement, mais des défis persistent, notamment en raison du conflit dans la région du Tigré et des conditions posées par les créanciers internationaux. Si un accord n’est pas trouvé d’ici le 31 mars 2024, l’Éthiopie pourrait faire face à des difficultés dans la réalisation de ses objectifs de développement.
Quelles perspectives ?
Malgré les condamnations internationales envers les deux crises en cours, l’Éthiopie bénéficie du soutien de poids de la Chine ainsi que d’alliés moins manifestes qui trouveraient un intérêt dans le développement de sa marine de guerre. Un affrontement direct semble improbable entre les parties, aucune n’ayant véritablement intérêt à une escalade des tensions. Après la crise politique, l’Égypte est plongée dans une grave crise économique et son voisin soudanais est en proie à une violente guerre civile. L’Éthiopie et la Somalie, malgré la tension diplomatique, maintiennent leurs relations diplomatiques et les vols Addis-Abeba – Mogadiscio sont toujours assurés de manière régulière. Les Ethiopiens disposent par ailleurs d’un moyen de pression sur leur voisin avec la mission de maintien de la paix de l’UA en Somalie (ATMIS) à laquelle sont incorporées des troupes éthiopiennes. La fragilisation de ladite mission, avant son retrait en décembre, pourrait causer un vide sécuritaire que la Somalie redoute. C’est pourquoi les Somaliens couvrent leurs arrières avec les récentes signatures d’un accord naval militaire avec la Turquie et d’un mémorandum portant sur la construction de cinq bases militaires avec les Etats-Unis. De son côté, l’Éthiopie, déjà confrontée à d’importants défis internes tels que la famine imminente au Tigré et les troubles dans les régions Amhara et Oromo, ainsi qu’à la menace potentielle d’une intervention des Forces de Soutien Rapide soudanaises à ses frontières, n’a pas les ressources nécessaires pour ouvrir un nouveau front.
Toutefois, l’incertitude vient du Somaliland. Les élections présidentielles de novembre pourraient entraîner des répercussions significatives dans la région. La crise politique actuelle, avec des élections contestées et des troubles internes, affaiblit le président somalilandais et suscite des inquiétudes quant à la stabilité régionale. Bien que la situation soit relativement stable par rapport à la Somalie, certains généraux somaliens mettent en garde contre les ambitions expansionnistes de l’Éthiopie, évoquant la possibilité d’une résistance armée. La question d’une éventuelle cession de territoire dans la région du Somaliland est délicate, car elle risque d’exacerber les tensions nationalistes.
L’Éthiopie a donc tout intérêt à maintenir la pression sur ses voisins tout en consolidant ses partenariats stratégiques afin d’éviter l’embrasement régional. Le retrait de la mission de maintien de la paix en Somalie pourrait engendrer une nouvelle entente régionale pour faire face à la menace terroriste. Les récentes tensions en Mer Rouge, à la suite des attaques des rebelles Houthis, pourraient pousser les puissances de la région à laisser l’Éthiopie développer sa marine de guerre afin d’y jouer un rôle dans la sécurisation de la zone. L’entrée de l’Éthiopie dans le groupe des BRICS+ en janvier 2024 va ouvrir des nouveaux marchés au pays et peut amener les puissances du groupe à intervenir comme médiateurs. La menace d’une guerre de l’eau risque néanmoins de planer durablement sur la région si des solutions diplomatiques ne sont pas trouvées.
L’Institut éthiopien des affaires étrangères a récemment publié un livre intitulé « The Grand Strategy of Two Waters » explorant les stratégies de l’Éthiopie concernant le fleuve Nil et la mer Rouge, mettant en lumière les enjeux de sécurité nationale et d’accès maritime. Les propositions stratégiques visent à renforcer la coopération régionale et à encourager le développement, offrant ainsi une vision optimiste pour la Corne de l’Afrique en sortant du cycle des conflits pour embrasser le progrès et la connectivité.
Thibault Pellissier pour le Club Afrique de l’AEGE
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