L’Inde et la politique d’accroissement de la puissance par l’économie

L’Inde, perçue comme une économie en développement jusque très récemment, est en passe de devenir un géant sur la scène mondiale. Ancrée dans une philosophie de multipolarité et d’autosuffisance, la stratégie indienne de construction de puissance s’explique par une transformation économique et politique largement accélérée sous Modi.

L’Inde a subi une révolution au cours des dernières décennies, passant d’une économie principalement agraire à une puissance industrielle et technologique majeure. Ce processus a été caractérisé par des réformes économiques profondes, une modernisation rapide et une diversification stratégique de ses secteurs-clés. À travers des initiatives ciblées et des partenariats internationaux, le pays renforce toujours plus son autonomie et son influence globale. Théorisé par Christian Harbulot, le concept « d’accroissement de puissance par l’économie » donne les clés nécessaires à la compréhension de cette stratégie politique et économique visant à faire de l’Inde une puissance mondiale.

L’Inde et l’informatique : une stratégie de long terme qui porte ses fruits

Dès la fin des années 1990, l’Inde a su identifier et exploiter des opportunités stratégiques dans le secteur informatique, marquant le début de son ascension économique dans un domaine stratégique. L’un des éléments déclencheurs a été l’inquiétude autour du bug de l’an 2000, qui a engendré une nécessité mondiale de mise à jour des systèmes informatiques. L’Inde, avec une abondance d’informaticiens qualifiés et anglophones, a répondu efficacement à cette demande. Des entreprises comme Infosys ou Tata Consultancy Services ont rapidement pris les devants, offrant des solutions de mise à jour et de maintenance logicielle à des clients internationaux. Cette capacité à fournir des ressources humaines compétentes à un coût compétitif a permis à l’Inde de se positionner comme un acteur clé dans le secteur de l’outsourcing informatique.

Les informaticiens indiens ont démontré une capacité remarquable à s’adapter aux pratiques commerciales mondiales, facilitant ainsi leur intégration dans des équipes internationales et répondant aux exigences variées du marché global. Le gouvernement et les entreprises ont investi massivement dans des programmes de formation continue, permettant à ces professionnels de rester à la pointe des technologies et de répondre aux besoins évolutifs du marché. Cette stratégie a assuré une main-d’œuvre compétente et flexible, prête à relever les défis de l’économie numérique mondiale.

L’ascension rapide du secteur informatique indien post-2000 a été marquée par le développement de pôles technologiques majeurs comme Bangalore et Hyderabad. Ces villes sont devenues des centres névralgiques pour l’industrie informatique, soutenues par la création de zones économiques spéciales et de parcs technologiques offrant des incitations fiscales et des infrastructures adaptées. Le succès de ces pôles a attiré des investissements étrangers massifs, renforçant davantage la position de l’Inde en tant que leader mondial de l’externalisation des services de back-office. Aujourd’hui, elles hébergent des géants de la technologie tels que Google, Microsoft, et Amazon, qui ont tous établi d’importants centres de recherche et développement en raison des compétences disponibles et de l’environnement favorable aux affaires. L’Inde apparaît comme la véritable « usine logicielle » du monde, développant et maintenant les systèmes informatiques qui sous-tendent l’économie mondiale. Mais, pour maintenir cette position, l’Inde doit continuellement innover et s’adapter aux nouvelles technologies de rupture, comme l’intelligence artificielle, ainsi qu’à la concurrence croissante d’autres pays émergents sur certains segments. On s’aperçoit alors que le pays est bien positionné pour élargir sa présence dans les chaînes de valeur mondiales des semi-conducteurs. Un succès dans ce domaine lui permettrait de consolider toujours plus le fruit de ses investissements passés dans l’informatique et le numérique.

L’exploitation du « post-brevet » ; les exemples des médicaments génériques et de l’agro-chimie

L’Inde a également su exploiter une partie du secteur pharmaceutique pour se positionner comme un acteur-clé de l’économie mondiale. Cette réussite est en partie due à des dispositions législatives spécifiques concernant certains brevets pharmaceutiques qui ont permis aux entreprises indiennes de développer et de produire des génériques à faible coût. Avec une main-d’œuvre scientifique abondante et économique, l’Inde a pu proposer des médicaments à des prix compétitifs, répondant ainsi à la demande mondiale croissante de soins abordables. Elle fait aujourd’hui figure de « pharmacie du monde » et est un des leaders dans la production de médicaments génériques. Cette stratégie, ciblée sur le secteur des médicaments génériques, s’est d’ailleurs internationalisée, à l’image de la tentative actuelle de rachat du français Biogaran par des acteurs indiens.

En parallèle, l’industrie de l’agrochimie indienne s’est également affirmée sur la scène internationale en suivant un modèle similaire. L’Inde a profité de l’expiration de brevets sur des substances actives clés pour dominer le marché des produits agrochimiques post-brevet. Un exemple emblématique est le chlorantraniliprole, une substance active largement utilisée dans les pesticides. Par la suite, la politique du gouvernement indien consistant à ne pas accorder de mesures ADPIC-Plus (telles que l’exclusivité des données, la prolongation de la durée des brevets, etc.) a grandement aidé la production locale de produits post-brevet. Ainsi, avec la fin du brevet, les producteurs indiens ont rapidement saisi l’opportunité de produire et d’exporter ce produit à grande échelle. Soutenue par une main-d’œuvre compétente et des coûts de production compétitifs, cette stratégie a permis à l’Inde de devenir aujourd’hui un des leaders mondiaux dans ce domaine. A titre d’exemple, les exportations indiennes de produits agrochimiques ont doublé au cours des six dernières années, passant de 2,6 milliards de dollars en 2017-2018 à 5,4 milliards de dollars en 2022-2023.

Cette stratégie a non seulement renforcé l’autonomie économique de l’Inde, mais a également permis au pays de jouer un rôle incontournable dans les chaînes d’approvisionnement mondiales des domaines vitaux que constituent la santé et l’agriculture.

Modi, grand planificateur dans une Inde libérale

Depuis son arrivée au pouvoir en 2014, Narendra Modi apparaît comme un planificateur pour l’Inde libérale post-1990. L’objectif est de poursuivre et surtout d’exploiter le potentiel économique du pays pour en faire une puissance mondiale. Modi a introduit une série de réformes et de restructurations visant à transformer l’appareil politico-économique de l’Inde. Ces réformes ont été conçues pour simplifier les procédures pour les investisseurs étrangers, tout en assurant un contrôle effectif des flux économiques internes et en luttant contre la corruption. L’ambition de l’Inde modienne semble être de transformer le pays en une machine économique capable de rivaliser avec les superpuissances américaines et chinoises sur la scène mondiale.

L’initiative « Make in India » a fait figure de première brique. Lancée en septembre 2014, cette campagne veut faire de l’Inde un hub industriel. Elle vise alors à encourager les entreprises nationales et internationales à fabriquer leurs produits en Inde. En simplifiant les démarches administratives et en offrant des incitations fiscales, « Make in India » a réussi à attirer des milliards de dollars d’IDE et à créer des millions d’emplois. Le secteur manufacturier a connu des succès notables dans plusieurs industries, notamment l’automobile, l’aéronautique et la défense​​. Par exemple, les investissements étrangers dans l’industrie aéronautique ont augmenté de manière significative, passant de 93 millions de dollars entre 2011 et 2014 à 519 millions de dollars entre 2014 et 2017.

En complément, la Commission de planification a été remplacée, en 2015, par le NITI Aayog, une initiative de Modi. Ce « think tank » national fournit des conseils stratégiques et techniques au gouvernement central et aux États. Fonctionnant sur le principe du « fédéralisme coopératif », le NITI Aayog promeut une approche ascendante de la prise de décision politique, permettant de régler certains blocages liés à la structure de l’administration indienne (en particulier pour des investissements étrangers). De cette manière, cet organisme participe à la mise en œuvre du « Make in India » en servant de plateforme de collaboration entre experts nationaux et internationaux. De plus, cette institution contribue à la formulation de politiques stratégiques à long terme dans des domaines-clé comme l’agriculture, l’éducation, la santé et l’infrastructure, soutenant ainsi les objectifs d’accroissement de la puissance indienne par l’économie. On peut également noter une série d’autres initiatives comme « Invest India » ou le programme de « Production Linked Incentive » qui, à partir de 2020, a été mis en place pour encourager la fabrication locale de produits de haute technologie, offrant des incitations financières aux entreprises atteignant certains seuils de production.

Inde et puissance à l’ère numérique 

Le gouvernement Modi a mis un accent particulier sur la transformation numérique de l’Inde. Lancé en 2015, le programme « Digital India » qui organise la transformation numérique de l’économie indienne en améliorant l’accès aux services publics en ligne, en renforçant les infrastructures numériques et en promouvant la connectivité Internet dans les zones rurales. Un élément central de cette initiative est « India Stack », une infrastructure numérique lancée en 2009, mais réellement mise en place à partir de 2016. Elle offre une série d’interfaces de programmation (API pour Application Programming Interface) permettant de mettre en place l’identité numérique, les paiements électroniques et l’authentification des documents. Ces API facilitent ainsi les transactions numériques et l’inclusion financière. La démonétisation brutale des billets de banque en 2016 a également servi de catalyseur pour l’adoption massive de la digitalisation. Cet événement a d’ailleurs permis au gouvernement d’en profiter pour cibler la corruption et l’argent noir. Depuis, l’économie numérique a connu une croissance rapide, réduisant les opportunités de corruption grâce à une traçabilité accrue des transactions financières.

En outre, le projet BharatNet (qui a remplacé le National Optical Fibre Network en 2014), vise à connecter toutes les zones rurales de l’Inde à Internet haute vitesse. Bien que les résultats soient encore moyens, on voit que l’Inde tente de mener une politique proactive sur les enjeux économiques stratégiques du XXIème siècle. Effectivement, grâce à une infrastructure numérique robuste et à des politiques axées sur l’innovation, l’Inde pourrait devenir une superpuissance numérique mondiale, bénéficiant ainsi de toujours plus d’atout pour son économie et sa puissance.

Pour les puissances émergentes, l’Inde pourrait faire figure de modèle sur le domaine numérique. L’approche indienne, combinant des infrastructures technologiques avancées et une inclusion numérique à grande échelle, pourrait être reproduite par d’autres nations cherchant à moderniser leur économie. L’infrastructure numérique de l’Inde commence d’ailleurs à attirer l’attention internationale : plusieurs pays prévoient d’adopter le modèle « India Stack » pour leurs propres systèmes numériques. Cette adoption globale renforce la position de l’Inde non seulement comme un leader en matière de transformation numérique, mais aussi comme un exportateur de solutions technologiques avancées, consolidant ainsi son influence économique, technologique et normative mondiale​​.

Entre « Sud-Global » et Occident, Atmanirbhar Bharat ou le retour de la puissance indienne

En tant que membre des BRICS, l’Inde s’affirme comme un leader du « Sud Global ». Cherchant à réduire sa dépendance vis-à-vis des monnaies occidentales, elle suit de près la dé-dollarisation qui pourrait ouvrir la voie à une rupeefication des échanges dans certaines régions. Ces initiatives visent à renforcer la souveraineté économique de l’Inde et à promouvoir l’utilisation de la roupie dans les transactions internationales.  En parallèle, elle a également exporté ses innovations numériques, telles que l’infrastructure « India Stack » et le système d’identification « Aadhaar », à d’autres nations émergentes, renforçant ainsi sa présence dans le « Sud Global ». De plus, il faut noter que l’Inde renforce ses partenariats économiques avec les nations africaines en investissant dans les secteurs de la santé, des transports, de l’industrie et des technologies de l’information, rivalisant ainsi directement avec la Chine pour l’influence sur le continent africain.

Contrairement à Pékin qui cherche à créer une alternative au monde occidental, New Delhi se positionne davantage comme un pont entre l’Occident et le Sud Global. Par exemple, l’Inde joue un rôle central dans la réexportation du pétrole russe sous sanctions, démontrant sa capacité à naviguer entre les grandes puissances mondiales. En outre, les investissements directs étrangers majeurs provenant des pays occidentaux renforcent la position de l’Inde comme un allié fiable. Cette dynamique est renforcée par des alliances telles que « l’initiative I2U2 », qui regroupe l’Inde, les États-Unis, les Émirats Arabes Unis et Israël et qui témoigne de l’action indienne pour pénétrer la région stratégique du Moyen-Orient. La position de l’Inde repose sur une troisième voie, qui consiste à ne s’aligner complètement ni avec la Chine et les BRICS, ni avec les États-Unis et le bloc occidental (via des alliances comme le QUAD). Cette approche équilibrée permet à l’Inde de maximiser ses avantages économiques et géopolitiques tout en conservant une certaine autonomie.

Ce constat met en lumière une caractéristique essentielle de la ligne géopolitique de l’Inde : la multipolarité. La stratégie d’accroissement de la puissance indienne, par l’économie, est conçue dans le cadre de cette philosophie politique indienne, qui vise l’autonomie indienne et l’équilibre international. L’initiative Atmanirbhar Bharat (Inde autosuffisante) reflète cette approche en cherchant à réduire la dépendance de l’Inde vis-à-vis des importations et à renforcer ses capacités de production nationale. Ainsi, en continuant à diversifier ses partenariats internationaux et à investir dans des infrastructures stratégiques, l’Inde est bien positionnée pour jouer un rôle de premier plan sur la scène mondiale. Cette stratégie, ancrée dans une philosophie de multipolarité et d’autosuffisance, pourrait bien permettre à l’Inde de devenir un modèle pour les autres puissances émergentes, tout en consolidant sa propre influence géoéconomique et géopolitique.

Jules Basset

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