Les Etats prédateurs, acteurs offensifs de la guerre économique en temps de paix

Dans son dernier ouvrage Les Etats prédateurs, François-Xavier Carayon expose les discrètes prises de contrôle d’infrastructures critiques européennes, de fleurons industriels ou de technologies innovantes françaises. Autonomie stratégique, domination géopolitique, suprématie économique : voilà les ambitions, résolument politiques, des États prédateurs et de leurs bras armés.

Vingt-deux ans après la publication du rapport Carayon : « Intelligence économique, compétitivité et cohésion sociale », c’est au tour de son fils François-Xavier Carayon de nous mettre en garde sur les vulnérabilités économiques et les dépendances stratégiques de la France et de l’Europe. La guerre économique s’est accentuée depuis le début des années 2000. Dans son nouveau livre Les Etats prédateurs, François-Xavier Carayon explique comment certains Etats ont progressivement conquis des pans entiers des économies mondiales via des fonds souverains et des entreprises publiques. En 2022, la France a attiré 12,8% des investissements directs étrangers (IDE) selon l’OCDE. Ce chiffre prometteur est le corollaire d’une conquête économique discrète et difficilement quantifiable des États prédateurs.

 

Une conquête économique aux accents politiques

Le début des années 90 est marqué par le libéralisme économique et le recul apparent des États dans l’économie. L’ouverture des marchés semble le seul vecteur de développement possible. Cette vision idéaliste ne va pas empêcher les prédations d’Etats redevenus actionnaires, avec un appétit toujours plus développé pour l’international.

En 1953, le Koweït crée le premier fonds souverain Kuwait Investment Authority. En 2023, il existait une centaine de fonds souverains dont la plupart ont été créés dans la dernière décennie. Soixante-dix Etats possèdent des fonds souverains avec des objectifs différenciés : stabilisation, retraite, épargne, développement (…). Difficiles à cerner et à identifier, ils sont devenus les « chéquiers du monde ». Ils connaissent en moyenne une croissance annuelle de 10% et interviennent dans des secteurs d’activité toujours plus variés. L’Europe est le continent le plus ciblé par les investissements de fonds souverains. Parmi eux, le norvégien GPFG est le plus connu, brassant plus de 1 000 milliards de dollars. La majorité des fonds souverains proviennent cependant du Moyen-Orient et de Chine, comme le Qatar Investment Authority et le Dubai World.

Les entreprises publiques sont désormais multinationales, poursuivant néanmoins les agendas nationaux à travers des stratégies difficilement identifiables. Le cas le plus emblématique reste celui de la Chine : les trois premières entreprises publiques du monde sont chinoises, et le pays en détient 300 sur les 1600 mondiales. En seulement quelques décennies, le rapport de force s’est inversé puisque les entreprises publiques des pays en développement investissent plus à l’international que celles des pays développés. La croissance externe est un levier de stratégie centrale, qui permet dans certains cas de rattraper le retard technologique accumulé, voire de conquérir des marchés mondiaux dans leur ensemble en seulement quelques années.

Bien souvent, « les véhicules publics d’investissement » prennent des noms barbares et dissimulent les donneurs d’ordre réels. Remonter jusqu’à eux nécessite d’enquêter sur ces fonds opaques, sur les actionnaires, sur les liens avec les gouvernements. Autrement dit, la tâche est souvent impossible à cause des investissements opérés via des entreprises offshores, et du coût des enquêtes trop complexes. Ce manque de transparence et de communication accentue l’opacité des investissements effectués par les fonds souverains et entreprises publiques, qui sont éminemment politiques. Ces acteurs peuvent donc être des vecteurs d’influence et de prédation, utilisés par des États dont les visions stratégiques de longs termes sont déjà un atout considérable.

Entre avantages compétitifs et stratégies étatiques

Fonds souverains et entreprises publiques disposent d’avantages compétitifs importants, tant diplomatiques, financiers, qu’informationnels. La mondialisation heureuse leur permet de conquérir des marchés avec peu d’entraves, en poursuivant implicitement l’agenda étatique de leurs pays d’appartenance. Ces états ont une connaissance fine de leur dépendance et cherchent à s’en affranchir grâce à des investissements ciblés. De plus, leur stratégie de long terme couplée à d’importants capitaux leur permettent d’investir dans des actifs exploratifs, qui, s’ils aboutissent, peuvent leur rapporter gros sur le long terme.

Certains secteurs clés comme la logistique, la santé, l’énergie ou encore l’agroalimentaire sont particulièrement prisés pour non seulement restreindre les dépendances des Etats prédateurs, mais surtout construire des alliances stratégiques pour s’implanter durablement au sein des Etats visés. Chaque pays prédateur poursuit des intérêts en lien avec une concentration sectorielle, souvent stratégique et à forte valeur ajoutée.

La prédation se fait via différents canaux, mais l’objectif reste de s’implanter progressivement puis durablement. Il peut s’agir de joint-venture, d’investissement greenfield, de participation à des levées de fonds, ou encore d’achat de filiale ou de société mère. Les investissements minoritaires sont des portes d’entrée pour un enracinement progressif des Etats prédateurs, dont les stratégies d’acquisition sont variées. Elles ciblent aussi bien le partage technologique et scientifique, que l’accès aux informations d’un écosystème, la participation au Conseil d’administration de l’entreprise voire à sa prise de contrôle totale.

La Chine, un Etat prédateur d’excellence 

La Chine est l’un des Etats prédateurs les plus actifs. Bon nombre de ses stratégies se sont avérées gagnantes, et lui ont permis de devenir leader dans des secteurs clés. En 2014, la Chine crée le premier fonds souverain spécialisé dédié aux semi-conducteurs, le CICIIF. Grâce à une levée de fonds de 80 milliards de dollars et d’investissements ciblés, la Chine a non seulement rattrapé son retard technologique dès 2020, mais a construit 4 des 5 plus grands acteurs du secteur. Ce tour de force n’est possible que par une stratégie nationale, qui allie l’ensemble des atouts stratégiques chinois autour d’objectifs clairs.

Un autre exemple marquant est celui des terres rares, où la Chine, en plus de détenir la majorité de ces métaux précieux, a déployé des moyens colossaux pour conquérir les ressources d’autres pays à l’image du cobalt au Congo. La dépendance internationale à la Chine est complète aujourd’hui, alors même que les besoins mondiaux risquent d’être multipliés par sept d’ici 2040. La reconstruction de filière est complexe, et la délocalisation de la pollution inhérente à l’extraction des métaux est une aubaine pour les économies occidentales. Aujourd’hui encore, les enjeux colossaux de ces abandons progressifs de filières sont souvent peu perçus. De plus, la Chine privilégie les entreprises nationales avec des prix de vente 30 à 40% inférieurs au marché, et un accès facilité aux ressources.

Les Etats prédateurs sont aussi des Etats stratèges dont les logiques sont protectionnistes pour certains secteurs d’activité, avec un contrôle des investissements internes comme externes. La Chine concentre une attention proportionnelle à ses prédations, bien que l’opacité de nombreuses transactions puisse laisser penser que de nombreux Etats agissent tout de même dans l’ombre.

Un glissement de la mondialisation heureuse à la servilité

Chaque année, l’Europe accueille massivement des investissements directs étrangers (IDE). Dès lors, le combat s’engage entre recherche d’attractivité dans une compétition mondiale acharnée, et préservation des intérêts de chaque Etat. L’Union Européenne peine à uniformiser et poursuivre des objectifs communs, faute, souvent, de réel intérêt commun. L’intégration et l’interconnexion des Etats de l’UE sont autant une chance qu’un facteur de déstabilisation : quand un Etat prédateur fait l’acquisition d’une entreprise clé, c’est tout une chaîne d’approvisionnement qui peut être touchée.

Le secteur des infrastructures est particulièrement traqué dans la stratégie chinoise. En l’espace de seulement cinq ans, l’Empire du Milieu a investi dans 14 ports européens et pris le contrôle majoritaire de dix d’entre eux. Ce secteur critique est central dans la commercialisation et l’acheminement des marchandises. Les risques de déstabilisation et de blocage sont importants en cas de conflits entre la Chine et les pays européens.

En ce sens, les secteurs stratégiques ne sont pas toujours liés à des enjeux géopolitiques. François-Xavier Carayon a ainsi réalisé un travail d’enquête approfondi sur les entreprises et filières de pointe, qui contribuent au savoir-faire et à la prospérité de la nation, tout en réduisant ses dépendances. « La prise de conscience des menaces inhérentes aux IDE est réelle dans les secteurs de la défense au sens physique du terme, mais les atteintes à la prospérité pour récupérer les meilleurs atouts économiques de la France sont dans l’angle mort. »

L’équilibre entre attractivité et filtrage des IDE

Malgré la volonté internationale de réguler et d’édicter des principes fondamentaux, les prédations se sont intensifiées et les Etats tentent de s’en protéger unilatéralement. Les Etats-Unis ont fait le choix de filtrer les investissements par le biais du Comité pour les investissements étrangers (CFIUS), avec en dernier recours la possibilité d’un veto présidentiel. Plus généralement, les Etats filtrent les investissements, interdisent certains secteurs d’activité et protègent par l’action publique. 10 à 15% des IDE mondiaux seraient ainsi bloqués par ces mécanismes.

« Les pays anglo-saxons combinent plutôt efficacement attractivité et protection, qui ne sont pas directement liées contrairement à ce que l’on pourrait croire », explique François-Xavier Carayon. L’attractivité repose quant à elle sur des facilités administratives, une fiscalité avantageuse, et la formation des ressources humaines. Même lorsque ces pays mettent en place des dispositifs de filtrage, cela n’entrave pas leur attractivité ; les investisseurs étrangers comprennent généralement que les États veuillent se protéger. Pour François-Xavier Carayon, « le Canada utilise un critère particulièrement intéressant basé sur le bénéfice net national, qui inclut la stabilité de la chaîne de valeur et l’emploi. Ce système de filtrage intègre les intérêts vitaux de son économie et sa prospérité dans son champ de surveillance, plus complet que celui de la procédure française des IEF. »

Les résistances des États prédateurs s’organisent dans un contexte où la distorsion de la concurrence et le contrôle des États remettent en question les principes de la mondialisation heureuse. En 2012, la justice américaine a été saisie à la suite à un veto présidentiel : les États-Unis ont été accusés de ne pas fournir de preuves factuelles justifiant ce veto. Ce refus présidentiel concernait le rachat d’entreprises américaines dans le domaine de l’éolien, par une entreprise américaine majoritairement détenue par des officiels chinois. Ces mécanismes risquent d’être globalement remis en question, laissant les États sans protection face à des États prédateurs toujours plus offensifs.

Cet état des lieux est une mise en garde pour l’Europe et la France. Des solutions concrètes peuvent être implémentées grâce à une volonté politique forte et affirmée. Trouver un équilibre entre attractivité et sécurité nationale est un défi de taille relevé par de nombreux Etats du globe. Pour résumer ce livre au rôle de bouchon allumeur, François-Xavier Carayon conclut que « les investissements publics sont des armes de guerre économique pour temps de paix ». La mondialisation heureuse dure tant que les intérêts des Etats sont alignés ; en cas de désaccord les conséquences pourraient être dramatiques, les moyens de pression des Etats prédateurs seront sans limite.

Agathe Thobie

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