Après avoir décrypté l’histoire du panafricanisme en tant qu’idéologie et mouvement militant, le rapport du Club Influence de l’AEGE expose ses réseaux d’influence, acteurs moteurs de la guerre de l’information cherchant à réduire l’influence française en Afrique. Cette deuxième partie vise ainsi à décrire et cartographier les différents acteurs contemporains qui se revendiquent de cette école de penser pour cibler la France, parfois en s’appuyant sur d’importants relais étrangers.
Une galaxie hétérogène, dominée par une figure centrale : Kémi Séba
Kémi Seba, la figure du panafricanisme francophone
Au cœur de cette croisade argumentative et anti-française, plusieurs groupes et plusieurs personnalités se démarquent très nettement, à l’image de Kémi Seba par exemple ou du mouvement « Debout sur les Remparts ». Franco-béninois né en 1981, Kémi Séba est probablement la figure la plus emblématique du panafricanisme francophone, chacun de ses déplacements en Afrique étant très suivi par les populations locales et chacune de ses prises de parole sur les réseaux sociaux faisant l’objet de millions de visionnages.
Né à Strasbourg le 9 décembre 1981 de parents béninois naturalisés français, il est issu d’une famille relativement aisée. Dès l’adolescence, il s’engage politiquement au sein de mouvements de gauche radicale en Ile de France. A la fin des années 1990, lors d’un voyage aux Etats-Unis, il rencontre des militants afro-américains de Nation of Islam, un groupe suprématiste noir local. Il rejoint la branche française du groupe dès son retour en France, sous la direction de Karim Muhamad. Cette section française importe dans l’hexagone une partie des concepts du groupe américain, notamment la nécessité pour la « race noire », supposément « pionnière de l’humanité », de se « libérer » pour mieux « dominer les leucodermes » [ndlr : les blancs].
De la Tribu Ka au MDI
Dans les années 2000, il s’éloigne peu à peu de Nation of Islam pour se rapprocher des théories Kémites, une forme de néo-paganisme africain qui prétend revenir aux origines de la « spiritualité noire » à travers l’adoption de pratiques reconstruites sur la base de la religion égyptienne antique. Kémi Seba créait alors la « Tribu Ka », un mouvement et une école de pensée affirmant la supériorité raciale des Noirs. D’après ce courant, ces derniers auraient supposément fondé toutes les civilisations anciennes, à commencer par la civilisation égyptienne. Le groupe appelle à la ségrégation raciale et exhorte les Noirs présents en Occident à retourner en Afrique, tout en rejettant le métissage ou en critiquant les trois religions monothéistes.
Suite à de multiples différends avec la justice française et à plusieurs dissolutions de son mouvement, Kémi Seba réoriente son discours et fonde en 2008 le « Mouvement des Damnés de l’Impérialisme » (MDI), moins radical et moins centré sur les enjeux raciaux. Ce mouvement suit avec une forme d’opportunisme le renouveau panafricain alors à l’œuvre dans les opinions publiques africaines. Le MDI vante le combat précurseur des grands hommes Noirs du XXe siècle comme Patrice Lumumba ou Thomas Sankara. Le groupe oriente ainsi son discours vers le combat contre « la colonisation occidentale », appelant l’ensemble du monde Noir à s’unir pour se libérer de cette supposée tutelle euro-américaine. A travers ce mouvement, Kémi Seba commence aussi à prendre attache avec d’autres chapelles politiques comme le Hezbollah (au Liban et en Iran), le Hamas palestinien, mais également certains mouvements d’extrême-droite français, qui prétendent opposer à l’axe « américano-sionniste » un « axe de résistance ».
L’ONG « Urgences Panafricanistes », support essentiel de l’influence de Kémi Séba
Malgré un audience en très forte hausse, le MDI décide finalement de s’auto-dissoudre en 2010, époque à laquelle Kémi Séba annonce son retour vers l’Afrique, où il part s’installer définitivement. Il y exerce brièvement des fonctions au sein d’un parti panafricaniste sénégalais, avant d’être recruté en tant que chroniqueur pour la chaine sénégalaise 2STV. Cette expérience télévisuelle lui permet de jouir d’une large audience et d’une bonne image, dont il profite pour créer son propre mouvement, l’ONG « Urgences Panafricanistes », toujours en activité aujourd’hui, support essentiel de son militantisme et de son influence.
Cette ONG, en plus d’avoir un rôle humanitaire indéniable, sert aussi de vaisseau idéologique à Kémi Seba pour diffuser ses idées panafricanistes dans toutes l’Afrique francophone, critiquant avec régularité la présence militaire ou économique française, mais attaquant aussi le Franc CFA, par exemple.
Dans le cadre de cette lutte contre le Franc CFA, des documents de l’ONG anti-Poutine « Dossier Center » semblent démontrer que Kémi Seba aurait reçu une aide financière importante de Evgeny Prigozhjin, alors financier du groupe Wagner. Ce financement, à hauteur de 400.000 euros, devait servir notamment à organiser la « croisade anti Franc CFA » de Kémi Seba, en lui permettant de multiplier les voyages en Afrique de l’Ouest et d’organiser de grandes manifestations.
En plus de ces financements, Kémi Seba a par ailleurs été invité à de nombreuses reprises à Moscou ou à Sotchi, pour y rencontrer Alexandre Dugin ou Mikhail Bogdanov, vice-ministre des affaires étrangères russe pour l’Afrique. Ces liens avec la Russie ont poussé plusieurs pays (à commencer par la France et les Etats-Unis), à le considérer officiellement comme un « agent d’influence » russe en Afrique.
Une école de pensée devenue le fer de lance d’ « entrepreneurs d’influence »
Une externalisation de la communication d’influence russe
Il est indéniable que Kémi Séba profite des réseaux politico-médiatiques africains pour amplifier son contenu, et qu’il sert lui-même de relais aux contenus pro-russes (notamment pour mobiliser les populations africaines en faveur de la Russie lors du conflit en Ukraine). Kémi Séba répond ainsi parfaitement aux critères de ces différents acteurs, qui entrent dans la stratégie russe « d’entrepreneurs d’influence » telle que décrite par des chercheurs comme Maxime Audinet et Kevin Limonier. Cette stratégie russe consiste à externaliser la communication d’influence russe à des acteurs privés endogènes (milliardaires russes) et exogènes (influenceurs et médias africains). Elle contribue à faire émerger un véritable marché de l’attention, très lucratif pour quiconque est capable de produire et diffuser du contenu servant les intérêts russes. C’est ce qui pousse certains acteurs, à commencer par les panafricanistes traditionnels, à dénoncer les partisans de Kémi Seba comme des « panafricons » qui pousseraient des discours radicaux anti-français à fin de viralité, pour créer du buzz et générer des revenus. Les panafricanistes traditionnels estiment ainsi que ces « panafricons » sont les idiots-utiles d’acteurs étrangers comme la Russie, qui se débarrassera ensuite d’eux une fois ses objectifs atteints.
Dans le cas du mouvement panafricaniste Yerewolo-Debout sur les remparts, par ailleurs proche de Kémi Séba, cette critique s’est en partie vérifiée. Ce mouvement malien anti-français a été extrêmement actif pour réclamer le départ du Mali de l’opération Barkhane et de la Minusma (mission de l’ONU), mais surtout pour réclamer le remplacement de cette présence militaire occidentale par des opérateurs de Wagner. Yerewolo-Debout sur les remparts a joui d’importants relais et supposément d’importants financements étrangers tant que le mouvement servait les intérêts d’acteurs anti-français et pro-russes. Mais suite à la prise de pouvoir au Mali de Assimi Goïta, plusieurs cadres du mouvement ont été arrêtés, à commencer par Adama Ben Diarra, le chef charismatique du groupe, proche de Kémi Séba. Depuis ces arrestations, pour « atteinte au crédit de l’Etat », le mouvement peine à se renouveler.
Ces deux exemples font ressortir le portrait type de ces acteurs panafricanistes radicaux, dont une partie est issue de familles implantées en Europe (Kémi Séba, Nathalie Yamb), mais dont la plupart sont des militants locaux, au sein d’associations comme Yerewolo-Debout sur les remparts. Des associations qui déclinent au niveau national un argumentaire panafricaniste plus global. Le dossier complet fournit une présentation d’une trentaine d’acteurs, personnes et groupes, qui forment la colonne vertébrale de ce mouvement d’opinion.
Une influence ancrée sur un mouvement panafricaniste de fond
Comme cela a pu être évoqué, une partie de ces acteurs jouissent de liens avec des puissances étrangères (au premier rang desquels la Russie), qui fournissent un soutien logistique et financier à ces panafricanistes radicaux, dans l’objectif de servir leurs propres intérêts géostratégiques.
Mais limiter l’influence des panafricanistes à leurs soutiens étrangers, à une recherche de « buzz » ou à des intérêts financiers serait une grave erreur d’appréciation. Le mouvement panafricaniste actuel est un mouvement de fond qui traverse la population et dont la production de contenu anti-français par certains influenceurs n’est qu’une petite incarnation. Le rejet du Franc CFA ou la dénonciation de la politique étrangère française préexistait à l’arrivée dans la sphère médiatique de Kémi Seba, des réseaux Wagner ou de Yerewolo-Debout sur les remparts. Ces acteurs n’ont fait que capitaliser sur un sentiment déjà existant, bien réel, pour mieux le canaliser vers un bouc émissaire unique, la France.
Ces attaques contre la France s’incarnent ainsi dans une série de narratifs différents, mais qui mobilisent toujours les mêmes leviers, à savoir la diabolisation permettant de « désigner l’ennemi ». Les différents narratifs développés, présentés ci-après, ne sont que le moyen de produire du contenu adapté à plusieurs sous-segments bien définis (selon les pays, les ethnies ou les classes sociales visées). Surtout, ces narratifs permettent d’emballer et de dissimuler, jusqu’au dernier moment, leur cible réelle, la France.
L’ère coloniale comme point de départ du narratif victimaire panafricaniste
Les groupes panafricanistes adoptent généralement une stratégie informationnelle récurrente, articulant un narratif commun autour d’arguments diabolisants et victimaires. Les thèmes, tels que la colonisation, le Franc CFA, l’interventionnisme militaire, et le pillage des ressources, demeurent ainsi constants, bien que présentés sous divers angles. Comme indiqué, l’objectif principal est toujours de critiquer la France en se fondant sur des considérations éthiques et morales (appel au pathos), le tout étayé par des arguments économiques et sociopolitiques (appel au logos).
S’il fallait structurer les argumentaires des panafricanistes, ils pourraient ainsi être regroupés en trois grands thèmes : les accusations de colonialisme, les accusations de crimes ou de cruauté et les accusations de pillage économique. Ces trois types d’arguments sont systématiquement déclinés entre le passé et le présent, pour rattacher systématiquement des évènements présents et actuels, à des drames de l’histoire coloniale.
Ainsi, sur le sujet de la colonisation, l’argument des panafricanistes consiste à dresser un parallèle direct entre l’ère coloniale (traite négrière, occupation par les français de comptoirs côtiers, conquête des terres intérieures puis phase de conquête violente) et l’ère actuelle, post-décolonisation. Selon les panafricanistes, la décolonisation officielle masque en réalité une forme de néo-colonisation, où la France maintient son emprise à travers des accords politiques, militaires (notamment des interventions fréquentes, à l’image de l’Opération PERSIL hier, ou de l’Opération BARKHANE aujourd’hui), et financiers (comme le système du Franc CFA).
La dénonciation du néo-colonialisme comme carburant des campagnes offensives actuelles
Un narratif anticolonialiste à 3 piliers, particulièrement efficace
Dans la rhétorique panafricaniste, la France n’aurait pas renoncé à ses ambitions coloniales et aurait simplement substitué à la colonisation une domination plus invisible, via une influence sur la politique des Etats africains. Les panafricanistes radicaux ne considèrent pas seulement que la France a une influence problématique en Afrique (comme c’est le cas de la plupart des acteurs dénonçant la « Françafrique »). Ils vont jusqu’à considérer que la France contrôle, de facto, un certain nombre d’élites politiques locales d’Afrique francophone, et donc qu’elle maintient son empire colonial sur le continent. C’est ce qui justifie par exemple que des panafricanistes radicaux fassent la « chasse aux collabo ». Ils ciblent ainsi les gouvernements considérés comme étant « achetés par la France », à l’image de Patrice Talon au Bénin (qualifié de « traître » par Kémi Séba) ou de Macky Sall au Sénégal (qualifié de « pion » par Kémi Séba). Dans ce grand schéma interventionniste français, le Franc CFA apparaît comme le volet économique de la domination absolue que chercherait la France en Afrique : les panafricanistes dénoncent ainsi fréquemment cette monnaie qui placerait supposément les économies africaines sous le contrôle direct de Paris.
Ce narratif anticolonialiste est extrêmement mobilisateur, pour plusieurs raisons. D’abord, il se base sur des éléments objectifs réels qui sont faciles à extrapoler ou exagérer. Ensuite, il mobilise les populations africaines de manière transnationale, puisque le rejet d’une partie de l’influence française est, depuis les années 1980,un sujet commun à la plupart des pays d’Afrique francophone. Surtout, il s’inscrit dans le grand récit du XXe siècle d’une lutte permanente de libération des peuples africains face à l’ancienne puissance colonisatrice, ce qui permet dès lors à ceux qui prônent cette lutte en 2023 de revendiquer l’héritage de grands hommes largement admirés, même au délà des cercles panafricanistes. Kémi Seba, pour ne citer que lui, revendique ainsi largement sa filiation politique avec le grand combat de figures héroïques comme Thomas Sankara, Sekou Touré, Kwame N’Krumah, Frantz Fanon ou Patrice Lumumba.
Le deuxième volet du narratif anti-français des panafricanistes radicaux repose sur les différentes accusations de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, commis par la France à l’époque coloniale mais aussi, supposément, à l’ère actuelle. Les panafricanistes utilisent ainsi l’exemple de crimes coloniaux français (comme la terrible Mission Voulet-Chanoine) pour dénoncer la cruauté des colons français. Régulièrement, les panafricanistes font intervenir des éléments historiques beaucoup plus variés pour appuyer leurs propos anti-français, quitte à prendre des largesses historiques : ainsi, dans les argumentaires de ces panafricanistes il est fréquent de voir utiliser des images montrant la colonisation belge du Congo, des images sans contexte montrant l’apartheid sud-africaine ou la ségrégation américaine, des textes sur le génocide des Héréros et des Namas (par l’Allemagne impériale) ou encore des témoignages sur le racisme des Français lors des deux guerres mondiales, en citant comme exemple les pertes des unités de tirailleurs en 1914, ou le massacre de Tiaroye en 1944.
Ces évènements tragiques sont mobilisés et instrumentalisés pour créer de toute pièce l’image d’une puissance française particulièrement cruelle, diabolique et ingrate vis-à-vis des populations africaines, massacrant et martyrisant volontiers des milliers d’Africains. Un comportement passé de la puissance Française, mais qui aurait encore des répercussions aujourd’hui, la France étant copieusement accusée de crimes de guerre dans le cadre de l’Opération Barkhane, comme dans le cadre de la frappe de Bounti ou de l’affaire des « charniers de Gossi ».
Le pillage, pilier majeur du narratif anti-français
Enfin, le troisième pilier du narratif anti-français est l’accusation de pillages. Il s’agit du pilier sans doute le plus important, car il vient expliquer et se superposer aux deux autres piliers, permettant de justifier la raison pour laquelle la France tente de maintenir son contrôle sur le continent africain, quitte à user de cruauté : si la France est si présente, c’est parce que que ce continent est riche et que Paris veut s’approprier des richesses qu’elle n’a pas. La puissance de la France viendrait de ce pillage.
Un accent particulier est souvent mis par les influenceurs panafricanistes sur les allégations de pillages français d’uranium, de pétrole et d’or, en raison de la place centrale de ces ressources dans les échanges mondiaux. Le cas de l’uranium est particulièrement intéressant car il est souvent au cœur des contenus qui critiquent la présence française au Sahel, pour « protéger les intérêts d’Areva ».
La rhétorique panafricaniste sur le « pillage de l’uranium » par la France dénonce ainsi l’existence d’accords d’approvisionnement inégaux, en faveur des grands groupes français et en défaveur des Etats africains. Selon les panafricanistes, l’intervention française au Sahel viserait ainsi à « sécuriser les mines d’uranium » pour mieux les « piller ». Un argument extrêmement répandu sur la toile et qui condamnait par avance l’opération Barkhane aux yeux des populations locales.
Cette dénonciation du pillage dont se rendrait responsable la France permet, comme indiqué, de justifier tout le reste de l’argumentaire et de diaboliser encore plus l’Hexagone : non seulement la France colonise, corrompt et massacre des Africains, mais elle le fait au nom d’intérêts purement pécuniaires. Mais la force réelle de cet argument est ailleurs : il permet aux panafricains de se victimiser, mais sans se désarmer. Car en dressant le portrait d’une France dépendante des ressources africaines, cet argument permet de défendre l’idée que « sans l’Afrique, la France n’est rien ». En d’autres termes, bien que les nations africaines soient aujourd’hui dominées par la France, elles sont en mesure de totalement retourner ce rapport de force : la France serait en réalité un colosse aux pieds d’argile, que les panafricanistes pourraient soumettre en la privant de ses ressources stratégiques.
Cet enchevêtrement d’arguments permet de faire infuser un narratif global visant à faire de la France un ennemi à abattre, et des acteurs liés à la France des cibles à exclure du continent. Et comme cela a pu être démontré en introduction de l’article, ces arguments sont efficaces. Efficaces car ils se basent en grande partie sur des éléments réels (passés ou présents) ; efficaces car ils se basent sur des problématiques et des sujets auxquels les populations africaines sont sensibles depuis longtemps ; mais aussi efficaces car ils sont diffusés par les acteurs panafricanistes avec une véritable stratégie d’influence et de conversion des masses.
Club Influence de l’AEGE
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