Toute stratégie d’influence en dehors de l’Hexagone se confronte aux défis de l’interculturalité. Un manque de matière autour de l’intelligence culturelle s’observe néanmoins aujourd’hui dans la littérature francophone, c’est pourquoi le club Humint & Négociation de l’AEGE a rencontré Dominique Gérard, directeur général de Scutum Security First (SSF). Au travers de sa carrière à l’international, cet ancien militaire revient sur les points clé de l’intelligence culturelle.
Portail de l’IE (PIE) : Pouvez-vous vous présenter, et nous parler de votre carrière ?
Dominique Gérard (DG) : Je m’appelle Dominique Gérard, j’ai un parcours diversifié qui comprend 38 ans de carrière dans l’armée suivis de deux ans passés au sein du Service de coordination à l’Intelligence Économique à Bercy. Mon expérience s’est ensuite étoffée par plus d’une décennie chez Scutum Security First (SSF).
Ma carrière militaire se distingue par une évolution progressive, débutant à l’étranger, en Allemagne, puis évoluant vers des postes à responsabilités croissantes. Après un retour académique enrichissant, j’ai été promu officier. J’ai acquis une expertise en commandement et en gestion opérationnelle à divers niveaux, complétée par une immersion dans l’interculturalité en tant que conseiller d’un ministre à Dakar. J’ai gravi les échelons pour occuper des postes de haute direction au sein des forces armées et au sein d’organismes internationaux, comme l’OTAN où j’ai présidé un groupe de normalisation. Enfin, j’ai terminé ma carrière militaire en tant que Général adjoint Outre-Mer Etranger.
Pendant mes deux années passées au Service de coordination à l’Intelligence Économique, j’ai occupé le poste de chef du département de l’intelligence culturelle, département que j’ai fondé dans le but de renforcer l’influence française à travers une meilleure compréhension et adaptation aux cultures locales.
PIE : Pouvez-vous nous présenter votre entreprise actuelle et votre rôle au sein de celle-ci ?
DG : Chez SSF depuis 11 ans, je suis actuellement Directeur Général de l’entreprise. Fondée en 1994, la société est spécialisée dans le conseil en sûreté internationale et la prévention des risques, mettant l’accent sur la formation des expatriés à travers une compréhension profonde des dynamiques locales des pays où ils sont affectés. Notre approche se fonde sur l’anticipation des réactions locales grâce à une analyse minutieuse de l’histoire, de l’évolution, et des enjeux sociopolitiques de chaque pays. SSF marque sa préférence pour une sécurité discrète et adaptée, favorisant une gestion des risques de voyage éclairée et respectueuse des cultures locales, au bénéfice de millions de voyageurs d’affaires.
PIE : Quels sont les avantages d’intégrer une démarche d’intelligence culturelle dans le cadre d’un projet à l’international à votre avis ?
DG : La connaissance approfondie de l’autre, en transcendant les différences culturelles et les pratiques sociales, est cruciale pour travailler efficacement à l’international. Cette compréhension passe par l’observation des comportements, des croyances et des modes de communication spécifiques à chaque culture.
Il est primordial de saisir les subtilités de la communication et le contexte social, tel que le concept de « perdre la face » dans certaines cultures dans lesquelles répondre « non » n’est pas une option, afin d’interpréter de manière adéquate les réactions de nos interlocuteurs. L’adaptation de notre langage corporel et de notre comportement en fonction du cadre culturel est également à souligner, illustrée par des exemples variés tels que la signification des couleurs dans les rituels de deuil ou les différentes façons de rendre hommage aux défunts.
Mon expérience en Afrique, où les disparités régionales sont significatives, m’a permis de comprendre l’importance de la personnalisation de l’approche en fonction des spécificités locales. De même, lors de mon passage à l’OTAN, j’ai été confronté aux défis inhérents à la communication multiculturelle au sein d’une organisation internationale, où j’ai pu réaliser qu’il était crucial de gérer avec délicatesse les sensibilités propres à chaque pays.
Enfin, il est important de s’immerger dans la culture locale pour mieux comprendre les personnes avec qui nous interagissons. Cette connaissance profonde permet une communication plus efficace et des relations plus authentiques, essentielles pour réussir à l’international. La clé réside dans une démarche d’ouverture, d’humilité et de volonté d’apprendre des autres, ce qui est fondamental pour toute personne souhaitant travailler efficacement dans un contexte global.
PIE : Au cours de votre carrière, avez-vous fait face à des défis liés à une appréhension insuffisante des différences culturelles, et estimez-vous qu’une intelligence culturelle plus développée aurait permis de les résoudre ?
DG : Au cours de ma carrière, j’ai été confronté à des défis liés à l’intelligence culturelle, notamment en travaillant avec l’OTAN. En tant que seul chairman français au sein des groupes de travail des armées de terre, j’ai fait face à un environnement complexe lors d’une importante réorganisation, ce qui m’a mis en porte-à-faux avec certains collègues internationaux. Les tensions avec des représentants anglais, allemands, et américains ont mis en évidence des différences culturelles significatives, notamment dans la gestion de la logistique et des attentes en matière de collaboration.
J’ai également rencontré des défis en travaillant avec des représentants de différents pays, comme l’Allemagne, où les différences dans les processus décisionnels et les approches des réunions ont conduit à des malentendus et des conflits. Autre exemple, un malentendu avec un représentant suédois, représentant d’un pays à cette époque non-membre, sur une réunion à laquelle il n’était pas convié, a entraîné une réaction disproportionnée, soulignant l’importance de la clarté et de la considération des pratiques culturelles dans la communication.
Ces expériences ont révélé l’importance d’une meilleure préparation et d’une sensibilité accrue aux contextes culturels pour anticiper les réactions et faciliter une collaboration plus harmonieuse. La reconnaissance de ces différences et l’adaptation de mes approches auraient pu améliorer les interactions et prévenir certains conflits. La clé réside dans l’observation attentive des nuances culturelles et dans l’ajustement des stratégies de communication et de gestion pour manœuvrer plus efficacement dans ces contextes internationaux.
PIE : A l’inverse, avez-vous vécu des moments où vous faisiez face à des situations complexes que vous avez résolu grâce à de l’intelligence culturelle ?
DG : Oui tout à fait. Lors d’importantes manœuvres impliquant des forces de plusieurs pays africains, le carburant destiné aux véhicules disparaissait pendant la nuit précédant les déplacements initiaux. Ici l’intelligence culturelle a permis de comprendre certains comportements et d’anticiper les difficultés. Pour pallier ce problème, j’ai modifié la feuille de route en fournissant juste assez de carburant pour sortir de la ville, avec des ravitaillements programmés en déplacement sur les itinéraires avec des citernes mobiles. Cette approche a non seulement résolu le problème du vol de carburant mais a aussi enseigné aux troupes l’importance de la gestion des ressources logistiques en parallèle des opérations.
Ces expériences montrent comment l’intelligence culturelle peut transformer des défis en succès, en comprenant et en s’adaptant aux contextes culturels locaux pour trouver des solutions innovantes et efficaces.
Je pourrais citer de nombreux exemples. Finalement, il faut retenir que la connaissance des autres permet de sortir de toute situation complexe dans une version gagnant-gagnant qui affermit le respect et la confiance mutuelle.
PIE : Comment voyez-vous l’importance de l’intelligence culturelle à l’avenir ?
DG : Dans le contexte actuel de mondialisation et de mutations géopolitiques, l’intelligence culturelle s’avère être un pilier fondamental. L’évolution rapide des technologies de communication a transformé la manière dont les informations se diffusent. Cela a des implications profondes, notamment dans la propagation rapide de sentiments comme l’anti-France, facilitée par les réseaux sociaux.
Les récents événements géopolitiques, comme le coup d’État au Niger, illustrent l’importance de comprendre les dynamiques locales et les perceptions publiques. Bien qu’il y ait des réactions et des manifestations anti-françaises, il faut bien comprendre qu’elles visent le gouvernement français et ses institutions officielles, et non les Français eux-mêmes.
La situation au Mali, avec l’élévation de figures comme Goita et Poutine sur les taxis, révèle l’influence de la communication de masse sur les perceptions publiques, malgré les réalités complexes sur le terrain. Ces phénomènes soulignent l’urgence pour les analystes de sécurité de prendre en compte la communication et les réseaux sociaux dans leurs analyses.
L’intelligence culturelle, dans ce cadre, n’est pas seulement essentielle pour la communication, mais aussi pour anticiper et comprendre les changements rapides dans les perceptions publiques. Elle permet aux cabinets de sécurité de naviguer efficacement dans un paysage global en mutation, où la communication joue un rôle clé. Reconnaître et s’adapter à ces dynamiques est crucial pour élaborer des stratégies de sécurité pertinentes et efficaces.
PIE : Concernant l’aspect interculturel, est ce que vous auriez des recommandations pour en savoir davantage sur une culture locale ? Pensez-vous qu’être Français est un atout à mettre en avant ?
DG : Pour développer l’intelligence culturelle et éviter les incompréhensions, il est primordial de s’immerger dans la culture du pays concerné. Cela signifie étudier en profondeur son histoire, ses évolutions et son contexte actuel, tout en s’éloignant des expériences touristiques standardisées, pour vivre le pays de manière authentique. Participer à la vie quotidienne, aux repas, et aux coutumes locales est essentiel, tout comme l’établissement d’échanges sincères avec les habitants. L’écueil principal à éviter est de rester cloisonné au sein de sa communauté d’expatriés. Ma propre expérience en Afrique, vivant comme un local, entouré d’amis africains et impliqué dans leur vie quotidienne, m’a enseigné l’importance de cette proximité et du partage. L’adaptation aux coutumes locales est fondamentale, même face à des coutumes qui peuvent sembler inhabituelles, démontre du respect pour la culture locale et favorise une immersion véritable.
En ce qui concerne l’apport de la culture française dans ces échanges, l’idée est de partager nos propres valeurs et pratiques non pas de manière didactique, mais en toute humilité. Ce partage doit encourager un dialogue équilibré où chacun peut apprendre de l’autre sans imposer sa propre perspective, favorisant ainsi un enrichissement mutuel et un respect réciproque.
PIE : Comment peut-on faire pour gagner en intelligence culturelle quand on n’a pas la possibilité de vivre dans le pays en question ?
DG : Vivre dans un pays est essentiel pour développer une véritable intelligence culturelle. Cependant, pour ceux qui ne peuvent pas s’immerger directement, comme certains analystes, l’apprentissage peut aussi se faire par la lecture et l’écoute des expériences d’autres personnes. Mon expérience personnelle, d’abord en Bretagne au sein d’un régiment des Troupes de Marine, puis dans diverses opérations internationales, m’a montré l’importance de partager la vie quotidienne avec les autres pour comprendre leurs émotions, besoins et défis.
Les récits des anciens, par exemple, m’ont préparé à interagir respectueusement dans de nouveaux environnements. Ainsi, lors de mes expatriations, je savais déjà comment m’adresser à la population. Cette capacité d’écoute, couplée à une humilité constante, est nécessaire pour pouvoir s’approprier au maximum une culture différente de la nôtre.
Ainsi, l’approche bienveillante envers les populations locales est réciproquement appréciée et éloigne toute condescendance, facilitant des relations sincères et respectueuses. Cette attitude ouverte, humble, sans préjugés, est la clé de l’intelligence culturelle.
Un échange mené par Stéphane Rollin et Stévan Purrini du Club Humint et Négociation de l’AEGE
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