Au tournant du XVIIIe siècle, la France est la puissance dominante en Europe. Elle est notamment en compétition économique avec la Grande-Bretagne et les Provinces-Unies. Son influence est mondiale, appuyée par de nombreuses possessions coloniales et dynamisée par des navigateurs français qui établissent des réseaux commerciaux en Amérique, en Afrique, en Asie ou encore dans les Caraïbes. À ce titre, les armateurs, qui organisent le commerce maritime intercontinental, sont les relais de cette influence. Particulièrement illustrant, l’exemple du port de Saint-Malo est un cas concret d’accroissement de la puissance française par l’économie, en temps de paix comme en temps de guerre.
Un modèle commercial classique : importations mondiales puis redistribution continentale
Dès le XVIe siècle, après la découverte du Canada par le malouin Jacques Cartier, la principale activité commerciale de Saint-Malo est la pêche à la morue à Terre-Neuve. La cargaison est ensuite vendue en Europe et jusqu’en Méditerranée. Les liens particuliers de Saint-Malo avec Marseille servent alors d’excellent relais pour étendre ce commerce jusqu’au Levant. Par la même occasion, les produits, comme le savon, importés de Marseille, étaient réexportés par Saint-Malo vers les marchés du nord, ainsi que toutes les denrées rapportées des Antilles et des Indes, faisant de Saint-Malo une plaque tournante du commerce européen.
Pour obtenir un avantage sur ses concurrents, les navigateurs malouins vont chercher des marchés lointains. En cumulant des renseignements, ils tracent de nouvelles routes commerciales et s’assurent d’être les seuls à en bénéficier. Les déclarations d’itinéraires pouvaient donc être falsifiées. Cette protection de l’information, voire cette désinformation, garantissent une asymétrie d’information en leur faveur. Au XVIIe, l’abondance de métaux précieux en Amérique faisait la richesse de l’Empire espagnol, qui en interdisait l’exportation. Les négociants français ont su profiter des besoins vitaux des colonies espagnoles pour contourner l’interdiction et importer des métaux en métropole.
Entre stratégie audacieuse et gestion des risques
À cette époque, l’arrière-pays breton ne bénéficiait pas d’une richesse agricole ou industrielle, comme les vallées de la Seine, de la Garonne, de la Loire ou du Rhin. Pour les Bretons, la seule issue était la pêche ou le grand commerce au large. Or, financer des expéditions maritimes coûtait cher, entre 30 000 et 60 000 livres, incluant la valeur du navire, de la cargaison de biens manufacturés et des provisions. Ce n’est qu’après deux à cinq ans de voyage, parfois jusqu’en Amérique latine ou en mer de Chine, que le navire revenait chargé. Environ 9% des bateaux ne revenaient pas. Cela reste un taux relativement faible en raison de la qualité des bateaux et des équipages malouins. Après le paiement des indemnités et la revente des denrées importées, l’investissement était rentabilisé. Le bénéfice de ces grandes expéditions s’élevait généralement à 300% des sommes engagées. C’est une stratégie d’investissement à quitte ou triple.
Pour assurer la dualité entre le grand commerce au large et la redistribution en Europe, la flotte malouine était constituée de bateaux de grand tonnage, mais aussi de petits bateaux de cabotage plus nombreux et propres au commerce européen. Cette double dimension constitue les deux voiles du commerce malouin. Les fruits de ce système commercial ont enrichi une centaine de familles d’armateurs malouins et l’ensemble de la ville à la suite ; une richesse encore visible aujourd’hui par les bâtisses dans la cité malouine et ses environs. Autre témoin de cet enrichissement, l’importation de grandes quantités d’argent avait fait de Rennes la première place monétaire du Royaume durant plus d’un siècle, entre le XVIe et le XVIIe.
S’associer pour mieux grandir
Dès l’entrée dans le XVIIIe siècle, les investisseurs ont commencé à s’associer pour minimiser le risque des voyages. Les petits négociants, marchands et rentiers de la ville pouvaient ainsi prendre des parts dans une société de navires de commerce. Les risques augmentant avec la guerre, le nombre d’associés était d’autant plus élevé. Ce morcellement, contenu à la bourgeoisie malouine, a permis d’apporter les fonds nécessaires et souverains pour apporter des garanties aux expéditions commerciales, puis pour financer la course en temps de guerre. Cette coopération, bénéfique au développement de la ville, était facilitée par d’étroits liens entre les grandes familles d’armateurs.
Dès 1601, Saint-Malo crée la Compagnie française des mers orientales pour concurrencer la Compagnie néerlandaise sur la route des épices. L’expédition échoue, mais préfigure la Compagnie des Indes Orientales fondée par Colbert en 1664. En difficulté à la fin du XVIIe siècle, cette compagnie française loue ses privilèges aux armateurs malouins, qui montent au capital jusqu’à 85% en 1714, obtenant ainsi le monopole du commerce indien pendant dix ans. En 1712, ils créent la Compagnie des Indes Orientales de Saint-Malo et font de la route des Indes une affaire rentable pour la première fois en France, symbolisant la réussite du modèle privé face au modèle étatique. La société s’effondre rapidement après son intégration en 1719 dans le montage financier de Law. Parallèlement, un armateur malouin fonde la Compagnie royale de la mer du Sud et ouvre une fructueuse route commerciale vers les côtes chiliennes, récupérant à une autre compagnie parisienne le privilège sur cette route.
S’adapter à la guerre en devenant corsaire
Le modèle maritime malouin du XVI-XVIIe a deux particularités : son adaptation pour passer du commerce à la guerre et son indépendance subtile vis-à-vis du roi de France.
Tout d’abord, Saint-Malo est parvenu à s’adapter aux guerres, récurrentes, que menait le roi de France et qui freinaient le commerce. Les lettres de marque signées par le roi autorisaient juridiquement l’armateur à engager ses navires dans la guerre de course, devenant ainsi un corsaire du roi. Soumis au droit de la guerre, ce document permettait au capitaine d’un navire privé de s’attaquer au commerce ennemi, souvent anglais ou hollandais, et de capturer ses navires. Les navires revenaient au roi ainsi que 25% du butin total. Le reste était réparti entre l’armateur, le capitaine et l’équipage, après déduction des indemnités.
Cette activité corsaire assurait la survie financière des armateurs pendant les guerres, mais ne les enrichissait pas outre mesure. L’investissement au début d’une guerre est particulièrement lourd, environ un million de livres, soit le coût annuel de l’armement morutier malouin. Cet investissement initial pouvait se répéter chaque année, ainsi les gains étaient réintégrés dans la course. En effet, un lot de canons avait généralement plus de valeur que le navire lui-même, toujours aux frais des armateurs. Pour eux, entrer en guerre est aussi un moyen de bénéficier de l’avantage tactique de leurs navires pour réduire le tonnage de la flotte commerciale concurrente, anglaise ou hollandaise. Inversement, les anglo-hollandais voulaient en finir avec ce « nid de guêpes » qui assaillait leur commerce. En 1693, ils lancèrent un raid sur la cité corsaire avec un navire chargé d’explosifs, sans succès. Conscient de l’importance de la ville, Vauban parachève dès 1689 le système de défense avec de nombreux forts à l’embouchure de la Rance et au large.
Financer la guerre pour préparer la paix
En contribuant à la guerre par la course, les armateurs favorisent le retour à la paix et s’assurent les bonnes grâces du roi. Ce dernier objectif est sûrement celui qui rapporte le plus, à terme, aux armateurs malouins. En gagnant la confiance du monarque, ils obtiennent ainsi des marges de manœuvre pour tourner en leur faveur les décisions et réglementations du royaume.
La course est donc une adaptation aux circonstances de la guerre. Mais c’est aussi un investissement sur le long terme. Armer les navires de commerce permet d’autonomiser la sécurité des expéditions face aux menaces résiduelles du temps de paix, créant ainsi un modèle d’hybridité affuté à la guerre économique. Au XVIIIe siècle, de nombreux pays lancent leurs corsaires sur les mers. Les côtes, estuaires et ports français sont souvent bloqués. De même, les corsaires barbaresques, les pirates des Antilles et les Malais du détroit de Malacca coupent les principales routes commerciales au retour des navires, chargés de leurs cargaisons. Dès le début du XVIIe, les armateurs malouins organisent des convois et louent des canons aux seigneurs locaux, avant qu’ils n’industrialisent la production. En 1610, lorsque l’hostilité des Amérindiens s’intensifie contre les navires de pêche malouins, le roi leur accorde l’autorisation d’armer deux navires, à leurs frais, pour faire cesser les attaques. Puis, l’escorte malouine des convois se régularise. Par une action de justice en 1643 au Parlement de Bretagne, les armateurs malouins font reconnaître leur droit à armer des vaisseaux de guerre et obligent les autres ports bretons qui pêchent à Terre-Neuve à contribuer aux frais. Ce premier modèle de commerce armé préfigure la course du XVIIIe. Il a facilité le basculement de la cité malouine dans l’activité corsaire intensive.
Rapport gagnant-gagnant de la cité à l’État
D’abord freiné par la concurrence des escadres royales jusqu’en 1694, qui monopolisaient le réservoir de matelots, les malouins parvinrent au tournant du XVIIIe à s’imposer dans la stratégie royale de guerre de course. Vauban voulait installer une base de l’escadre royale à Saint-Malo, attirant l’opposition des malouins attachés à leur autonomie. La tendance confirme la privatisation de la course royale. Le roi allait jusqu’à prêter ses navires à des groupes d’intérêts privés pour la course. Cette course mixte (publique-privée) est l’aboutissement d’un siècle de pression des armateurs malouins sur l’État pour disposer d’une aide dans la sécurisation de leurs convois commerciaux. C’est ainsi que se déploie la combinaison des navires du roi, mis à disposition, et du potentiel humain et financier de Saint-Malo, organisé par les armateurs.
Pendant la Guerre de la Ligue d’Augsbourg, puis lors de la Guerre de Succession d’Espagne, ce sont respectivement 14 navires (6 360 tonneaux) et 60 navires (30 000 tonneaux) qui furent armés en course sous cette forme hybride par le négoce malouin. De cette manière, en 1711, une escadre forte de 15 navires du roi, avec 5 600 hommes et financée à hauteur de 700 000 livres par divers armateurs, est partie à l’assaut de Rio de Janeiro sous le commandement de Duguay-Trouin. Fils d’armateur malouin, cette figure emblématique du corsaire est ensuite devenue lieutenant général des armées navales. À Rio, l’objectif était politique, contre le Portugal allié de l’Angleterre, tout en ayant une forte dimension économique : la prise de la cargaison d’or annuelle. L’expédition est ainsi revenue avec 1,3 tonne d’or et 1 600 000 livres de cargaison, soit un profit de 92% pour les investisseurs.
Une certaine culture du combat économique
Spécificité majeure, le modèle maritime malouin du XVI-XVIIe est autonome, presque souverain. Les armateurs malouins ont développé une indépendance financière et matérielle. Le financement des expéditions maritimes, corsaires ou commerciales, provenait de la ville, principalement des armateurs. La décision d’engager un navire dans la guerre de course dépendait uniquement de l’armateur propriétaire du navire, non pas du roi. Les finances, les navires et la capacité de décision sont privés. Les capitaines corsaires étaient eux aussi malouins et l’équipage provenait de l’arrière-pays, un bassin de recrutement régional fort de 5000 hommes bretons et normands. Cette mentalité souveraine malouine remonte à 1590, lorsque la République de Saint-Malo avait brièvement proclamé son indépendance pour protéger ses intérêts commerciaux vis-à-vis des guerres de religion. L’esprit de résilience malouin garde ses objectifs économiques et sait s’adapter face aux fluctuations politiques. Cette résilience se reconnaît jusque dans son fonctionnement très autonome, mais aussi très coopératif entre armateurs et autres acteurs de la ville.
Audacieux face aux opportunités économiques et résilients face aux fluctuations politiques, les Malouins ont bâti une culture offensive du combat économique, une exception inspirante pour l’état d’esprit généralement paysan et défensif des Français. Les armateurs de Saint-Malo ont développé un grand commerce intercontinental et ont su l’adapter à la guerre de course. Le port malouin était une plateforme commerciale entre l’Outre-Mer et l’Europe, dans un rôle similaire aux Pays-Bas d’aujourd’hui dans l’UE. Forte de leçons sur la ruse économique, la coopération publique-privée et la résilience par la souveraineté, cette histoire offre ainsi un modèle d’intelligence économique toujours pertinent aujourd’hui.
Théophile Petit
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