Marchés et souveraineté, retour sur le 2e colloque de Souveraine Tech

Réconcilier marchés et souveraineté, ce fut l’objectif ambitieux du 2e colloque de Souveraine Tech qui s’est déroulé à Saint Malo le 20 septembre sous la baguette de Bertrand Leblanc-Barbedienne. De la cybersécurité à l’industrie de défense, en passant par l’agriculture et l’énergie, une quinzaine d’experts ont analysé les dépendances et faiblesses des secteurs stratégiques français autour d’une question névralgique : comment restaurer la souveraineté de la France ?

Pour Bertrand Leblanc-Barbedienne, il existe un génie technologique en France, dissimulé par la croyance limitante, et par suite performative, que seuls les Etats-Unis et la Chine sont puissants sur ce marché. C’est pourquoi il a fondé en 2020 le média Souveraine Tech, afin d’exposer les ressources industrielles françaises et de sensibiliser au patriotisme économique pour soutenir la souveraineté technologique de la France. Dans la ville symbolique de Saint-Malo, le colloque « Marchés et souveraineté » a rassemblé le vendredi 20 septembre une communauté de professionnels convaincus de la nécessité de maîtriser les dépendances, afin d’assurer l’autonomie et l’indépendance des décisions françaises.

Datacenters, cybersécurité et souveraineté

Début 2024, l’autorisation de la CNIL d’héberger les données de santé des Français chez Microsoft questionnait la capacité de la France à développer des solutions de cloud, pour ne plus être dépendante des géants américains du numérique. A petite échelle, des solutions d’hébergement direct haute disponibilité entièrement souveraines existent, à l’image de la société Icodia fondée il y a 20 ans par Raphaël Angleraux et Emeric Cocault. Grâce à l’utilisation d’un code source ouvert et en se fermant aux capitaux extérieurs, ces deux Bretons conservent une maîtrise totale sur les données, et se prémunissent des ingérences étrangères. Les composés électroniques utilisés sont analysés en cage de Faraday, afin de détecter toute entrée ou sortie d’information non prévue, et d’éviter l’espionnage industriel. Dissociant le logiciel du matériel, ils cherchent à supprimer les prestataires intermédiaires du « millefeuille du datacenter » pour contrôler au mieux sa supply chain. L’internalisation de toutes les compétences nécessaires au fonctionnement du datacenter assure à Icodia, en plus d’une autonomie stratégique, un service après-vente performant et la possibilité de créer sur mesure un intranet par exemple.

Mais lorsqu’il faut choisir entre performance et souveraineté, quel critère privilégier ? Pour Arnaud Coustillière, en cybersécurité, l’efficacité prime. « L’écosystème français est très performant mais trop éclaté ; il manque d’entreprises cyber de tailles critiques en Europe. » A l’inverse Thomas Fauré, président-fondateur de Whaller, estime que faire preuve de patriotisme économique « suppose d’accepter d’être moins bon que ce qu’on aurait pu être ». Céder aux solutions performantes relève selon lui du « solutionnisme », du court-termisme, produit de la dépendance et empêche le progrès. Stéphanie Ledoux, fondatrice et directrice générale d’Alcyconie, est convaincue qu’il faut « chasser en meutes » à échelle européenne, mutualiser les compétences pour proposer une alternative crédible aux géants américains. Les entrepreneurs se doivent alors de connaître l’écosystème européen, et de partir à l’export pour se développer et non pas se reposer sur les aides de l’Etat. Pour se prémunir des lois extraterritoriales et garantir la protection des données des clients, Cyril Bras explique que le processus pour obtenir la certification NIS2 ou SecNumCloud vient d’une démarche de l’entreprise. L’irresponsabilité des entreprises est l’un des nouveaux critères forts de NIS2 ; les plaintes pour non-respect de l’état de l’art seront désormais recevables, et les dirigeants personnellement responsables des manquements. Sébastien Picardat expose alors les difficultés rencontrées par les agriculteurs, « tantôt chefs d’entreprises, agronomes ou directeurs informatiques. » C’est pourquoi il a fondé AgDataHub, une plateforme d’intermédiation de données dédiée au secteur agricole et agroalimentaire. « Il y a une vraie potentialité de développer une infrastructure cloud publique, au même titre que les réseaux de transport d’électricité, ou les égouts. » Société d’intérêt général, elle est passée en juillet 2024 sous gouvernance publique pour « renforcer la souveraineté technologique et la sécurité du partage des données agricoles et alimentaires dans un but de simplification administrative, de soutien à l’innovation et d’optimisation des politiques publiques. »

Les recommandations d’Arnaud Montebourg pour restaurer la souveraineté française

Avec un déficit commercial de 164 milliards d’euros en 2022, pesant pour plus de la moitié du déficit commercial de toute la zone euro, la France est le pays qui s’est le plus affaibli dans l’UE. Les Etats-Unis et la Chine « font du shopping dans nos actifs » dénonce Arnaud Montebourg, engendrant une dépendance critique. La course technologique a poussé les Etats à l’endettement public à travers des « dettes de dépenses courantes passives, qui devraient être proscrites, pour laisser place uniquement aux dettes d’investissement laissant une marge de manœuvre budgétaire ». Pour l’ancien Ministre de l’Économie, il faut traiter la question de la balance commerciale produit par produit, réfléchir au niveau microéconomique. « On peut le faire » : les 10 produits les plus consommés en France se chiffrent à 7 milliards d’euros de déficit commercial annuels, alors même que relocaliser 100% de la production coûterait 9 milliards, et pourrait être financé par l’enveloppe de 54 milliards d’euros de France 2030.

D’après le rapport Lluansi, il faudrait investir 120 milliards d’euros dans la réindustrialisation chaque année au lieu de 90 milliards, créer environ 50 000 emplois industriels par an et 1000 usines sur 10 ans (soit une usine par département par an). « Il manque 1 million d’emplois pour retrouver le niveau de force économique d’avant la crise des subprimes. […] On a les entrepreneurs, on a la place avec les friches industrielles, mais on ne veut pas. Le système bancaire actuel ne permet pas financer de façon fluide l’industrie, qui a besoin de fonds propres ». 200 milliards d’euros seraient nécessaires pour accompagner la réindustrialisation, soit 3% des 6.000 milliards d’euros d’épargne des Français, qu’il faut « réorienter vers l’industrie » (94% est dans l’immobilier). Créer un fonds souverain de 200 milliards permettrait « d’investir dans l’industrie, filière par filière, et non pas de la subventionner. La politique industrielle doit être faite par les industriels pour atteindre des prix réellement compétitifs. » L’ancien Ministre socialiste propose également de réorienter massivement les achats publics vers le Made In France, à commencer par les hôpitaux ou les collectivités locales, comme en Allemagne.

Bruxelles : quels obstacles et quels leviers pour notre souveraineté économique ?

Acheter français, « c’est compatible avec le droit européen » rappelle Arnaud Montebourg. Et lorsqu’il existe une directive européenne supérieure à la loi nationale, « il revient au politique d’arbitrer pour éviter la servitude volontaire. » Contrairement à la cour de Karlsruhe, qui censure les décisions européennes allant contre les intérêts de l’Allemagne, « le conseil d’Etat français refuse de censurer les excès de pouvoir de l’UE qui n’a pourtant pas de légitimité juridique. Pourtant, « l’Europe c’est l’art de civiliser la guerre par l’économie » explique l’avocat Nicolas Ravailhe, spécialiste des stratégies européennes. Tous les pays ont une part de protectionnisme et de libre-échange, et instaurer plus de closes miroirs par exemple, permettrait de protéger l’industrie et l’agriculture française des Etats membres profitant du marché intérieur européen. Le rapport Draghi, rendu à Bruxelles début septembre 2024, dénonce ces excès de la politique économique menée par l’Allemagne depuis vingt ans.

Si les Etats-Unis et la Chine sont influents en Europe, c’est parce qu’il existe des chevaux de Troie : l’Allemagne, dont le modèle économique est basé sur les exportations, et les Pays-Bas. Avec à l’inverse une politique d’importation de produits à grande majorité chinois, « les Pays-Bas sont la première cause de désindustrialisation de la France. Nous devons être offensifs, initier des procédures d’attaques au Parlement pour défendre les intérêts français. Philippe Latombe illustre les divergences d’intérêts entre Etats Membres par l’actuel EUCS, schéma européen de certification cloud. Si la France défend une version avec un critère élevé de souveraineté, du niveau SecNumCloud, l’Allemagne et les Pays-Bas s’opposent à cette version, préférant préserver de bons liens commerciaux avec leurs partenaires extra-européens. Nicolas Ravailhe insiste alors sur l’importance de rentrer en amont dans les groupes de travail pour réellement influer sur la politique européenne, et de développer une meilleure culture de Bruxelles. Pour Claude Revel, du think tank Skema Publica, il s’agit également de libérer nos cerveaux d’un certain conditionnement freinant directement notre souveraineté.

Défense : quels financements pour l’industrie de souveraineté par excellence ?

La sur-conformité bancaire est devenue un sujet majeur pour le financement des PME de la base industrielle et technologique de défense (BITD), « c’est un braquage » dénonce Camille Roux, présidente et cofondatrice de Themiis. « Les critères ESG et risques réputationnels doivent être revus, et le « shaming des ONG sur les PME de la défense » doit être combattu. Pour Camille Roux, « il faut créer un fonds mixte » pour assurer la résilience et la souveraineté de la France en matière de défense. Philippe Chabrol donne l’exemple du fonds souverain turc, principalement alimenté par les revenus des lieux de jeux de hasard. De plus, la Turquie exonère d’impôts les entreprises de la défense, qui contribue à l’effort national. Ces principes d’Etat ont permis la création en 40 ans d’une BITD quasiment autonome, en opérant par ailleurs des transferts de technologie via des joint-ventures.

Philippe Jourdan, professeur à l’IAE, rappelle que la défense représente 4% de l’emploi en France, 20 milliards d’euros de chiffre d’affaires annuel, et contribue largement au rayonnement national à travers les exportations. « Il ne doit pas y avoir de tabou concernant le financement de l’industrie de la défense. » Il souligne qu’un effort doit être fait concernant l’innovation, dont le financement trop encadré par la DGA n’est pas adapté. La nouvelle direction de l’industrie de défense (DID) pourrait par ailleurs développer l’industrie métallurgique et sidérurgique à l’image de la Corée, dont la culture de l’intégration verticale permet de sécuriser les chaînes de valeurs.

Cette nouvelle direction de la DGA est la première à professionnaliser l’intelligence économique au profit du ministère des Armées, cherchant à assurer une meilleure circulation de l’information stratégique entre les 4000 PME de la BITD et les institutions. D’autant plus qu’« un bon dispositif de partage de l’information est primordial pour filtrer les prédations économiques et préserver sa souveraineté » explique François-Xavier Carayon, auteur de l’ouvrage Les Etats prédateurs. « Le Canada utilise un critère particulièrement intéressant basé sur le bénéfice net national, qui inclut la stabilité de la chaîne de valeur et l’emploi. Ce système de filtrage intègre les intérêts vitaux de son économie et sa prospérité dans son champ de surveillance, plus complet que celui de la procédure française des IEF. » Protéger les entreprises françaises d’ingérences étrangères, renforcer le financement de la réindustrialisation et faire preuve de patriotisme économique sont ainsi les premières étapes d’une lente reconstruction de la souveraineté française.

Agathe Bodelot

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