Azerbaïdjan : Un défi pour la stabilité française en Outre-mer

En 2024, la Nouvelle-Calédonie et la Martinique ont été le théâtre de soulèvements populaires dont la violence et l’intensité s’apparentaient à des guérillas urbaines. Même si les soulèvements ont des revendications distinctes, les discours ont trouvé un relais au sein de l’ONG azerbaïdjanaise le Groupe d’Initiative de Bakou.

En Nouvelle-Calédonie, la violence plutôt que la démocratie

Le 13 mai 2024, des émeutes d’une extrême violence éclatent à travers toute la Nouvelle-Calédonie. La raison : un projet de loi visant à élargir le corps électoral calédonien est débattu à l’Assemblée Nationale. Pour la population kanak, cette loi témoigne de la politique néo-colonialiste française car elle amoindrirait le poids du « peuple autochtone » dans la vie institutionnelle de l’île. Rapidement, les troubles à l’ordre public se multiplient : barrages, incendies, pillages ainsi  qu’affrontements avec les forces de l’ordre portent à treize le nombre de morts, dont deux gendarmes. 

Les scènes de guérilla urbaine sont attribuées aux militants de la Cellule de coordination des actions de terrain (CCAT). La CCAT, qui a été créée le 18 novembre 2023 pour protester contre le projet du dégel du corps électoral, est une organisation indépendantiste kanak, bras « armé » du parti politique indépendantiste du Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS). Pour les non-indépendantistes, la CCAT, via son leader Christian Tein, « préfère la violence à la démocratie, la haine raciale au vivre-ensemble et la destruction à la reconstruction paisible de la Nouvelle-Calédonie » et a réduit le territoire en état de mendicité, en le plongeant dans une crise économique sans précédent. 

Une violence qui s’étend à la Martinique

Quelques mois plus tard, c’est au tour de la Martinique de connaître des soulèvements. Le mouvement social contre la vie chère entre dans son deuxième mois de mobilisation. Les violences urbaines se poursuivent depuis le 1er septembre, malgré un accord d’une baisse de 20% des prix de certains produits alimentaires. Quatre morts sont à déplorer au 15 octobre. Le Rassemblement pour la protection des peuples et des ressources afro-caribéens (RPPRAC) est le groupe à l’origine du mouvement de protestation sur le pouvoir d’achat. Son leader, Rodrigue Petitot, est un homme de 42 ans déjà condamné à plusieurs reprises, notamment pour trafic de stupéfiants. Il est décrit comme « Notre Nelson Mandela »

Au même titre que la Nouvelle-Calédonie, une bataille de narratifs a pris le pas sur la contestation populaire. Les réseaux sociaux, en particulier X, débordent de contenus militants : vidéos de manifestations, de barrages routiers, « répression » des forces de l’ordre, textes et prises de paroles appelant à la mobilisation, photos d’étiquettes montrant la cherté des produits du quotidien. 

Un narratif similaire

Ainsi, bien que les revendications semblent différentes – institutionnelles  ou économiques – elles témoignent d’une crise de confiance entre une partie des populations des outre-mer et l’État français. En Nouvelle-Calédonie, comme en Martinique, un narratif similaire s’est rapidement imposé dans l’espace médiatique. Une certaine politique néocoloniale et répressive française sur fonds de racisme et un usage intensif de la force par les forces de sécurité intérieure ont concomitamment été dénoncés. Au vu de ces éléments, il serait légitime de se demander s’il ne s’agit pas de tentatives de déstabilisation de la part d’une entité étrangère, la France étant régulièrement la cible d’opérations de désinformation. Les caractéristiques des Outre-mer sont autant d’éléments favorables à leur instrumentalisation : une population avec un sentiment de déclassement et un pouvoir d’achat moins important qu’en métropole, une histoire liée à la colonisation et la présence de ressources stratégiques…

Le « Groupe d’Initiative de Bakou »

Le Groupe d’Initiative de Bakou (BIG), fondé le 6 juillet 2023 par Abbas Abbasoy, proche du président Ilham Aliyey, est une ONG azerbaïdjanaise ayant pour but officiel de dénoncer et lutter contre le colonialisme français. À ce titre, il s’intéresse à l’ensemble des territoires ultramarins de la France, en mettant l’accent sur ceux où la question coloniale et les velléités d’indépendance semblent les plus proéminentes. Le BIG organise des conférences, y invite les leaders indépendantistes et en inonde leur compte X par la diffusion de vidéos ou de communiqués « décoloniaux » et « anti-France ». 

Ainsi, les 17 et 18 juillet 2024, des élus indépendantistes néo-calédoniens ont participé à un congrès « colonies françaises » organisé par le BIG. Lors de leurs interventions, les élus ont tenu des propos véhéments envers la France, dénonçant une atmosphère de répression. Isabelle Kaloï-Beatune, siégeant au Congrès sous la bannière UC-FLNKS et Nationalistes, a déclaré condamner « avec la plus grande fermeté l’impunité des forces de l’ordre et la complicité des milices racistes. La situation actuelle […] est le résultat d’une accumulation de frustrations et injustices subies par la communauté kanak »

Le 16 mai 2024, le ministre de l’Intérieur accuse l’Azerbaïdjan d’ingérence en Nouvelle-Calédonie, déclarant : « ce n’est pas un fantasme, c’est une réalité ». En effet, dès décembre 2023, lors d’un déplacement de Sébastien Lecornu à Nouméa, deux femmes arborant le statut de journalistes azerbaïdjanaises avaient été identifiées comme proches des services de renseignements du pays. 

Des ingérences dénoncées et avouées

Gérald Darmanin avait également déploré « qu’une partie des indépendantistes calédoniens ait fait un deal avec l’Azerbaïdjan ». En avril 2024, l’élue indépendantiste Omayra Naisseline avait signé un mémorandum de coopération avec l’Azerbaïdjan au nom du Congrès de Nouvelle-Calédonie. Ce document prévoit entre autres « la coopération interparlementaire […] dans l’intérêt du renforcement des relations amicales » et « le droit du peuple autochtone de Nouvelle-Calédonie à l’autodétermination ». Cet accord a été invalidé en octobre par la présidente du Congrès calédonien, Veylma Falaeo, le qualifiant de « nul, non avenu, de nul effet, puisqu’il est sans existence ». Néanmoins, les soupçons d’ingérence perdurent. Les élus non-indépendantistes du groupe Rassemblement-Les Loyalistes souhaitent la création d’une commission d’enquête au Congrès, avec pour objectif de déterminer si des fonds publics ont été utilisés dans le cadre de cet accord. 

De plus, un reportage du média australien ABC News « La lutte pour la liberté en Nouvelle-Calédonie », datant du 15 août, s’intéresse aux relations entre les indépendantistes kanaks et le gouvernement de Bakou. Dans une interview, Roch Wamytan, ancien président du Congrès et indépendantiste notoire, déclare que l’Azerbaïdjan, (probablement via le BIG) a proposé de soutenir financièrement le mouvement indépendantiste, qui a refusé au vu de « l’opposition du gouvernement ». Ainsi, ce dernier avoue que Bakou aurait bel et bien tenté d’interférer dans la crise. Il est cependant difficile de vérifier si ces tentatives d’instrumentalisation ont abouti. 

La Martinique n’échappe pas aux manoeuvres informationnelles

En Martinique, le BIG a ciblé les leaders locaux que sont Francis Carole, le président du Parti pour la Libération de la Martinique, Arnaud Maurice, du Kollectif Jistiss Matinik et Rodrigue Petitot, du RPPRAC : tous se sont vus offrir une tribune dans les médias azerbaïdjanais, le BIG surfant sur leur popularité locale pour relayer le narratif de l’Azerbaïdjan et tenter de déstabiliser les intérêts de la France sur place. Enfin, l’organisation n’a eu de cesse, depuis le début du mois de septembre, de publier ou republier sur ses différents comptes des contenus alimentant la défiance envers la France.

L’Azerbaïdjan, via le Groupe d’Initiative de Bakou, tente-il de déstabiliser la France uniquement pour le soutien apporté à l’Arménie dans le cadre du conflit dans le Haut-Karabakh ? L’Azerbaïdjan ne serait-il pas un supplétif voire un intermédiaire de la Russie ? En effet, les manœuvres de désinformation utilisées par Bakou ont de nombreux points communs avec les méthodes russes utilisées pour dénigrer la présence de la France en Afrique. À titre d’exemple, lors du congrès de Bakou en juillet 2024, Mickaël Forrest, membre du gouvernement calédonien, avait employé l’expression « nouvelle ère », narratif propre à Vladimir Poutine dans sa volonté de désoccidentalisation du monde. 

Le BIG, un groupe opportuniste

Le Groupe d’Initiative de Bakou apparaît avant tout comme un groupe opportuniste. Sur son compte X, il visibilise le panafricaniste anti-France Kémi Séba – interpellé le 17 octobre en France – et son intervention à l’ONU pour dénoncer le « néocolonialisme français quelques jours après sa détention injuste en France »

Enfin, le 25 octobre, le BIG a publié un rapport sur « les violations des droits de l’homme dans les territoires français d’Outre-mer ». Il reprend les conclusions faites par la Commission des droits de l’hommes des Nations Unies le 23 octobre, accusant la France d’usage excessif de la force en Nouvelle-Calédonie par les forces de l’ordre. Par effet d’opportunisme, le BIG entend dénoncer les « violations structurelles des droits humains » faites par le gouvernement français à l’encontre des populations d’outre-mer.

L’influence limitée de Bakou

En dépit de ces tentatives de déstabilisation, les offensives du BIG ont une influence limitée et ne parviennent pas à inverser totalement le rapport de force. Les déclarations et publications du BIG trouvent en effet un écho au sein de la population des territoires d’Outre-mer ciblées. La Nouvelle-Calédonie ne semble pas pour le moment en capacité d’assurer une souveraineté pleine et entière. Les conséquences économiques et sociales des émeutes démontrent la forte dépendance du Caillou vis-à-vis de la France. Du 23 septembre au 4 octobre, une délégation transpartisane s’est rendue en métropole. Les élus calédoniens ont demandé une aide de 4,2 milliards d’euros à l’État français, sans quoi le territoire risque de faire face à de potentielles émeutes de la faim.

La Martinique est actuellement en proie à des soulèvements populaires, mais la situation interne se maintient à un seuil insurrectionnel stable. Le manque d’organisation et de structuration des  mouvements indépendantistes, doublé du déploiement de compagnies républicaine de sécurité spécialisées dans le maintien de l’ordre public, ne permettent pas  à la mobilisation de prendre de l’ampleur. De même pour Mayotte, où ses tentatives de déstabilisation n’ont pas trouvé d’échos significatifs. Le 3 septembre, le groupe a organisé, le une conférence dénonçant l’occupation illégale de l’île comorienne de Mayotte par la France. Malgré une intense campagne de communication sur son compte X, cette énième tentative n’a pas suscité de réactions de l’État central, hormis la députée mahorais Estelle Youssouffa qui a dénoncé la politique d’accommodement de la France face au gouvernement comorien.

Les Outre-mer au coeur de la politique du gouvernement Barnier

L’influence de Bakou n’est cependant pas à surestimer. Tout d’abord car le pays, malgré une très probable aide de la Russie, n’a pas les moyens d’aller au bout de ses ambitions et de déployer des opérations à très grande échelle. Mais également car l’Azerbaïdjan reste très dépendant économiquement des pays européens, dont la France, notamment pour l’achat de ses ressources gazières, qui est en très forte augmentation depuis la guerre en Ukraine.

Ainsi, la répétition des crises en dehors du territoire métropolitain aura probablement permis une certaine prise de conscience de la part du gouvernement français. La nomination d’un ministre des Outre-mer rattaché à Matignon, et non plus à Beauvau, en est une preuve flagrante. Son premier déplacement officiel, effectué en Nouvelle-Calédonie, a été l’occasion pour François-Noël Buffet de rappeler l’importance stratégique de ces territoires – riches en culture, en histoire et en ressources – dans la politique du nouveau gouvernement Barnier. 

Alix Cocard

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