Sanofi : l’affaire Alstom de l’industrie pharmaceutique ?

La vente d’Opella, filiale santé grand public de Sanofi, suscite de vives inquiétudes quant à l’avenir de la relocalisation industrielle dans le secteur pharmaceutique. Dans un contexte de pénuries répétées de médicaments, cette cession ravive le spectre de l’affaire Alstom.

La fragilité structurelle de l’industrie pharmaceutique française 

Avec le vieillissement de la population et la hausse des erreurs de prescription, la demande en produits pharmaceutiques n’a jamais été aussi forte en France. Compte tenu de ces besoins croissants, le pays aurait donc pu se positionner en leader du secteur. Or, ce n’est pas ce qui est observé. Les échanges commerciaux de médicaments entre la France et l’étranger ont considérablement augmenté depuis le début des années 2000. Ainsi, sur la période 2000-2022, les exportations et les importations de médicaments ont triplé, voire quadruplé, jusqu’à atteindre respectivement 33,8 milliards et 27,9 milliards d’euros. Bien qu’il en résulte un solde excédentaire de 5,9 milliards d’euros, cela représente une dégradation de 16% sur la période 2012-2022.

Les importations de médicaments ont ainsi augmenté davantage que les exportations. Quant à la compétitivité des médicaments français par rapport à leurs concurrents européens, celle-ci a également diminué. Entre 2001 et 2018, la part des exportations des médicaments français dans les exportations des médicaments de la zone euro a en effet chuté de 20,8% à 12,6%. Enfin, 80% des principes actifs sont produits en Chine ou en Inde. D’un côté, les producteurs de médicaments en France voient la moitié de leur chiffre d’affaires réalisé à l’étranger. De l’autre, les consommateurs ont toujours davantage recours à des médicaments étrangers. Par conséquent, quoique vitale, la filière française du médicament est structurellement fragile.

Fragmentation de la chaîne de valeurs et pénuries

La France était le premier producteur européen de médicaments jusqu’à la fin des années 2000, mais elle ne se classe plus qu’au cinquième rang aujourd’hui. À l’origine de ce déclin se trouvent les délocalisations industrielles de la France depuis les années 1990 vers la Chine et l’Inde, en raison notamment de la pression des gouvernements occidentaux sur les prix des médicaments.  Ces deux pays possèdent effectivement deux avantages : ils sont plus compétitifs et moins regardants sur les normes sanitaires. Ce sont ces deux facteurs qui ont poussé les industries pharmaceutiques à délocaliser la production des principes actifs. En conséquence, la chaîne de valeur des médicaments s’est fragmentée, créant une longue chaîne de sous-traitance fonctionnant à flux tendus. 

C’est dans ce contexte qu’ont lieu les tensions et les ruptures de stocks de tous types de médicaments en France depuis une dizaine d’années. L’Agence Nationale de la Sécurité des Médicaments et des produits de santé a enregistré 4 925 signalements de risques de rupture ou de rupture de stocks en 2023. La moitié des signalements concernerait des médicaments qualifiés « essentiels » par le Ministère de la Santé. Parmi les médicaments manquants figurent les antalgiques, les anti-inflammatoires, les anticancéreux, les anesthésiants, les antibiotiques et bien d’autres. En outre, les pénuries touchent principalement les médicaments dits « matures », c’est-à-dire ceux dont les brevets sont expirés.

Des relocations encouragées par les pouvoirs publics

Ces pénuries, mises en lumière lors de la pandémie du Covid-19, ont poussé les pouvoirs publics à réagir. En juin 2023, a ainsi été rédigé une liste évolutive des médicaments essentiels (appelée liste des MSIS : Médicaments stratégiques sur les plans industriels et sanitaires) afin de guider les industriels de la chimie fine. Suite à la publication de la liste des MSIS, les Ministères de la Santé et de l’Économie ont publié la feuille de route 2024-2027 sur les médicaments. 

Cette feuille de route détaille plusieurs axes, dont un axe économique, qui comprend des plans de relocalisation des industries. Le plan de relance « Innovations Santé 2030 » prévoit des appels à projets et 7,5 milliards d’euros d’investissements pour encourager la relocalisation industrielle. Avec ces moyens, il devient possible de monter de nouvelles usines ou de moderniser des appareils de production déjà existants. 

L’usine de Segens : un exemple parlant 

L’exemple le plus connu est celui de l’usine de Seqens à Roussillon, en Isère. La production du principe actif du paracétamol a été abandonnée en France depuis 2008, et cette relocalisation est essentielle pour la production des médicaments. Ce sera la première usine en Europe de production du principe actif du paracétamol. Elle devrait être capable de produire 15 000 tonnes de paracétamol, soit la moitié des besoins européens en paracétamol. L’usine de Seqens n’est toutefois qu’une première pièce de la relocalisation de la production des médicaments en France.

D’autres groupes ont également investi dans les principes actifs des médicaments : Axplora pour les anticancéreux au Mans, Orgapharm pour la réanimation et l’anesthésie, ou encore EuroAPI (ex-filiale « Principes actifs » de Sanofi) en Seine-Maritime pour les vitamines B12. Ainsi, la France, qui comptabilise déjà une soixantaine de sites du secteur de la chimie fine produisant des principes actifs, en comptera vraisemblablement encore davantage dans les années à venir. Il semble donc que les efforts publics et les motivations des investisseurs soient amenés à porter leurs fruits.

Une épreuve pour la souveraineté sanitaire française

Ce qui s’annonce déjà comme l’Affaire Sanofi arrive à un moment critique pour le secteur de la chimie fine française. Le jeudi 10 octobre 2024, Sanofi annonce l’entrée en négociation exclusive avec le fonds américain Clayton, Dubilier & Rice (CD&R) pour la vente d’Opella. Cette vente, évaluée à 16 milliards d’euros, menace les débouchés du secteur et les projets souverains de relocalisation des médicaments. Opella est la filiale de Sanofi, dans laquelle 1 700 salariés participent à la production des médicaments grands publics sur deux sites : Compiègne et Lisieux. Opella fabrique et conditionne 117 marques de médicaments et de compléments alimentaires bien connus en France, dont Doliprane, Ibuprofène, Dulcolax, ou encore Lysopaïne

Pour fabriquer et conditionner ses produits, Opella a besoin de principes actifs qu’elle achète auprès des usines chimiques. Dans le cadre de la relocalisation de ces usines chimiques, plusieurs projets comptent sur Sanofi et Opella pour écouler leur production. C’est entre autres le cas du projet industriel à 100 millions d’euros de Seqens à Roussillon, sur la plateforme chimique Osiris. Le projet de Seqens dépend de clients tels que Sanofi et UPSA pour écouler sa production de principes actifs. La vente d’Opella à un fond américain pourrait ainsi mettre en péril les projets français, si les unités de production d’Opella à Compiègne et Lisieux étaient délocalisées.

Une risque de délocalisation pour Opella en cas de vente à CD&R

Or, en plus d’être importants, les risques de délocalisation des sites d’Opella sont probables. Plusieurs éléments vont dans ce sens. Premièrement, Opella réalise 24% de son chiffre d’affaires aux États-Unis, contre seulement 10% en France. Face à un marché français des médicaments où les perspectives de fortes rentabilités sont moindres, Opella pourrait vouloir délocaliser sa production aux États-Unis. Le prix des médicaments y est d’ailleurs significativement plus élevé qu’en France. Sinon, Opella pourrait être délocalisée en Inde ou en Chine. Dans tous les cas, pour des propriétaires américains, il semble y avoir peu de raisons de garder les unités de production en France.

Par ailleurs, il faut aussi prendre en compte la nature des activités du fond américain CD&R qui est entré en négociation avec Sanofi pour la vente d’Opella. Cette société américaine est spécialisée dans le rachat avec effet de levier (LBO : Leverage Buyout) et le private equity. Le rachat par effet de levier est un montage financier utilisant l’endettement auprès de plusieurs banques pour racheter une entreprise cible. Pour cela, les acheteurs fondent une holding, et empruntent des fonds à plusieurs banques. Grâce à ces fonds, la holding rachète l’entreprise cible, et rembourse les dettes auprès des banques grâce aux bénéfices engendrés par l’entreprise cible. 

La pratique du rachat par effet de levier est particulièrement utile lorsqu’il s’agit d’acquérir une entreprise en bonne santé avec un minimum de fonds propres. Toutefois, plus le montant de l’acquisition est élevé, plus le nombre d’intermédiaires (tels que les cabinets de conseil et les avocats) est important. Et, qui dit davantage d’intermédiaires, dit aussi augmentation des coûts liés à la transaction. Par ailleurs, plus l’emprunt est élevé, plus les intérêts à rembourser le seront également. Lorsque ces coûts et intérêts sont élevés, la rentabilité attendue doit être significative pour compenser ces charges. Or, si la rentabilité attendue est forte, il est probable que tout soit mis en œuvre par les propriétaires pour faire face aux coûts et aux intérêts. Ce qui implique la réduction maximale des coûts et pourrait impliquer la délocalisation de la production.

Une impression de déjà-vu

Le dossier Opella contient des éléments qui rappellent l’affaire Alstom. Le conseil d’administration de Sanofi, qui a pris la décision d’entrer en négociation exclusive avec CD&R, compte parmi ses membres Patrick Kron. Ex directeur d’Alstom au moment de la vente de 70% de l’entreprise à l’américain General Electric, Patrick Kron est connu pour son rôle central dans l’affaire Alstom. En effet, Alstom Energie était une pièce maîtresse de la souveraineté énergétique et militaire française via sa production de turbines Arabelle. Patrick Kron a engagé, sans en avertir Arnaud Montebourg, alors Ministre de l’Économie, la vente d’Alstom Energie à l’américain General Electric.

Cette vente a engendré la perte d’une décennie de recherche et développement, et fragilisé durablement la souveraineté énergétique et militaire française. Au sein du conseil d’administration, Patrick Kron est engagé dans trois des cinq comités du conseil d’administration de Sanofi (dont le « Comité de réflexion stratégique »). Considérant son implication et son passif avec Alstom, il semble peu probable que Patrick Kron se soit opposé à la vente d’Opella à l’américain CD&R. 

D’autres noms font écho à l’affaire Alstom. Celui de la femme d’affaire Rachel Duan, directrice de General Electric en Chine, qui siège au conseil d’administration. Lazard, qui conseillait General Electric lors de la vente d’Alstom Energie, conseille aujourd’hui CD&R dans l’achat d’Opella. Enfin, Bank of America, qui conseillait Alstom, conseille aujourd’hui Sanofi dans la vente de sa filiale. Hormis l’affaire Alstom, certaines craintes relatives à des conflits d’intérêt subsistent. Gilles Schnepp, directeur de Danone qui entre au conseil administratif de Sanofi en mai 2020, devient, quatre mois après, conseiller d’exploitation pour CD&R. Il est aussi représentant de Socotec pour CD&R. Toutefois, il n’aurait pas participé au dossier d’Opella et aurait rompu ses liens d’après la société CD&R.

Qu’en est-il du décret Montebourg ?

Alors que l’annonce de Sanofi confirme le début des négociations avec CD&R, certains appellent à l’utilisation du décret Montebourg. Son utilisation est toutefois peu probable, car il est d’usage que tout soit négocié en amont. Il est rare que le gouvernement n’apprenne la nouvelle d’une vente que le jour J. Généralement, le décret Montebourg est utilisé immédiatement, dès que l’État prend connaissance d’une vente stratégique. Dans le cas de Sanofi, les intentions de l’entreprise étaient déjà connues depuis un an. Les premières propositions ont été émises durant l’été 2024. Si le décret n’a pas déjà été utilisé, alors il ne le sera probablement pas.  

D’autre part, la surenchère du français PAI Partners par rapport à l’offre américaine ne semble pas suffire. Malgré le supplément de 200 millions d’euros et les meilleures garanties sociales, Sanofi reste sur sa position, et juge dans une note à la presse que « les candidats à la prise de participation ont tous eu la même opportunité de remettre leur meilleure offre ; et ce, dans les temps prévus par ce processus, identique pour tous ».

La réponse politique

Enfin, plusieurs acteurs politiques institutionnels se sont positionnés en faveur de cette vente. Au lendemain de l’annonce de Sanofi, Antoine Armand, ministre de l’Économie, et Marc Ferrucci, ministre délégué à l’industrie, se sont prononcés sur le sérieux de CD&R. Des engagements ont aussi été pris, dont le maintien du centre de décision sur le territoire français. Ce positionnement est confirmé le 21 octobre 2024 par l’annonce de la signature d’un accord tripartite par Antoine Armand et Marc Ferrucci. Ces derniers ont annoncé la prise de participation de 2% de la BPI au capital de l’entreprise.

Ainsi, l’État se dote d’un siège au conseil d’administration d’Opella, et pose plusieurs obligations. Parmi celles-ci, un niveau minimum de valeur ajoutée doit être atteint. De surcroît, un objectif de 70 millions d’euros d’investissement cumulé sur cinq ans est fixé. Les activités de R&D ainsi que le siège social doivent être maintenus sur le territoire français. Les approvisionnements auprès de producteurs français (dont l’usine de Seqens) et la sous-traitance auprès d’entreprises françaises doivent être maintenus. Toutes ces obligations doivent être respectées, sous peine d’amendes s’élevant à plusieurs dizaines de millions d’euros. 

Toutefois, ces promesses de garantie ne sont pas sans rappeler les promesses faites par Emmanuel Macron en 2015. Si ce dernier déclarait être « attentif » à la préservation des intérêts français dans le dossier Alstom, l’avenir nous aura prouver le contraire. Alors que le pays tente de relocaliser des productions vitales face aux pénuries de médicaments, une nouvelle affaire « Alstom » dans le secteur pharmaceutique est-elle vraiment envisageable ?

Clément Bodin

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