Russie : une industrie de défense en panne ? [1/4]

L’invasion de l’Ukraine par la Russie, qui entre désormais dans sa troisième année, a mis en évidence les limites du complexe militaro-industriel russe : baisse des exportations, forte dépendance à ses alliés pour la production nationale, difficultés à innover, etc. Au regard des problèmes d’approvisionnement et de la hausse des dépenses militaires, la Russie a dû prioriser ses besoins nationaux au détriment de ses engagements à l’exportation. Cette réorientation stratégique a entraîné des retards de livraison et a affaibli la compétitivité de l’industrie de défense russe sur les marchés internationaux.

Un complexe militaro-industriel russe durablement affaibli par les sanctions internationales

En réaction à l’invasion de l’Ukraine dès 2014, les pays occidentaux ont massivement adopté des mesures de rétorsion économique contre l’ensemble des secteurs stratégiques russes. Ces sanctions visent à affaiblir l’économie de la Russie, mais également à priver cet exportateur de technologies et de marchés critiques, dans le but d’affaiblir son armée. Le complexe militaro-industriel russe (boronno-promychlennyï kompleks, OPK) peine aujourd’hui à se régénérer et à maintenir les stocks de composants critiques, du fait d’une dépendance historique de la Russie aux composants et équipements industriels importés d’Occident. L’équation est assez simple : plus un système d’armement russe est avancé, plus il dépend des importations étrangères.

En augmentation depuis l’invasion de l’Ukraine, les dépenses de défense russes devraient atteindre un niveau record depuis l’ère post-soviétique, dépassant 6% du PIB en 2024 (plus de 112 milliards de dollars). Cela signifie qu’environ un rouble sur trois du budget russe sera alloué à soutenir l’effort de guerre et l’industrie militaire. L’OPK souffrait déjà de graves problèmes financiers après l’annexion de la Crimée, dus à une faible rentabilité des ces entreprises d’État, d’une mauvaise gestion de la dette et d’une incapacité à diversifier la production en biens duaux. L’OPK est confronté à ce qui a été décrit comme une « surchauffe de l’industrie militaire » : un modèle insoutenable dans lequel un complexe militaro-industriel aux coûts toujours croissants représente une part significative de la production économique russe, qui est ensuite immédiatement consommée en Ukraine.

Les années de sanctions, l’augmentation des dépenses de défense et les alternatives d’approvisionnement limitées ont encore plus mis en lumière les talons d’Achille de l’industrie de défense russe. La liste des biens et matériaux que l’OPK peine à obtenir ne cesse de croître d’année en année et comprend : les composants microélectroniques (en particulier les systèmes optiques et les microprocesseurs), les outils de construction mécanique, les aciers spéciaux et les produits métallurgiques, les matériaux et composants de qualité spatiale, les moteurs et turbines, et les roulements pour véhicules militaires).

Le déclin de l’OPK, à l’origine d’une chute des exportations d’armement russe

Depuis plusieurs mois, la Russie a du mal à tenir ses délais et à respecter ses contrats, ce qui nuit à sa réputation et force ses clients à se tourner vers d’autres exportateurs. D’après les données de l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI), les exportations militaires russes ont chuté de 53 % entre les périodes 2014-2018 et 2019-2023, alors que le volume global des transferts internationaux d’armes a diminué de seulement 3,3%. L’Inde, longtemps le plus grand importateur d’armements russes, a réduit ses achats de 37 %, tandis que la Chine, l’Algérie ou l’Égypte ont également réduit leurs commandes ou tout simplement changé de fournisseur. Le nombre de clients s’est lui aussi effondré : la Russie exportait des armes vers 31 pays en 2019 contre seulement 12 en 2023, et dans la majorité pour des contrats passés avant l’invasion de l’Ukraine le 24 février 2024.

De l’aviation de combat aux hélicoptères d’attaque, en passant par les systèmes de défense antiaérien, les canons et les missiles, les équipements militaires russes déçoivent à travers le monde. Les partenaires historiques de la Russie soulignent les failles inquiétantes de performance et de sécurité des matériels vendus, qui deviennent rapidement obsolètes du fait de l’absence de pièces de rechange.

Zoom sur les avions de combat russes : défaillances majeures et retards de livraison

En juillet 2023, l’armée de l’air vénézuélienne a perdu son troisième appareil Su-30MK2 de production russe, s’ajoutant aux accidents de 2015 et 2019. Le Venezuela avait signé en 2006 un contrat pour la fourniture de 24 Su-30MK2 ; mais en 2020, seuls 11 avions étaient opérationnels, avec des problèmes d’équipement à bord et des cadres métalliques. « L’équipement militaire russe ne répond pas aux normes de qualité préconisées. Lors des affrontements avec l’Ukraine, ses performances médiocres et les pertes importantes qu’il a subies sont devenues évidentes, réduisant son efficacité à néant. Ces faits renforcent la nécessité […] de se débarrasser de ce matériel obsolète », a déclaré Jorge Serrano, expert en sécurité et conseiller à la commission de renseignement du Congrès péruvien. Par ailleurs, le Yak-130 n’a pas convaincu le Pérou, qui a annulé en juillet dernier ses plans d’achats de cet avion d’entraînement à réaction subsonique et d’attaque léger. Le général Rodolfo Pereyra Cárdenas, commandant de l’armée de l’air péruvienne, souligne son objectif principal de « renforcer les capacités de défense avec des avions qui offrent des performances de combat avancées ». Le Yak-130 développé par Ykovlev Design Bureau ne semble pas s’inscrire dans la nouvelle stratégie de défense à long terme du Pérou, qui cherche à remplacer sa flotte d’Aermacchi MB-339 et de Mirage 2000.

Même pour sa propre flotte, la Russie peine à assurer ses commandes, à l’image du contrat pour la production de 76 Su-57 pour fin 2027, signé par le ministère de la Défense en juin 2019. D’après l’expert indépendant Michael Jerdev, l’armée de l’air russe n’aurait reçu que 10 appareils en 2022, et 11 en 2023, soit pas plus d’un tiers du contrat initial. Ces 10 à 15 unités produites par an ne permettent pas de moderniser la flotte russe comme prévu, du fait de goulots d’étranglement critiques dans les chaines d’approvisionnement et des sanctions internationales. Ceci signifie que même les pays qui voudraient continuer à acheter des avions de combat russes devront attendre que la Russie ait comblé ses propres besoins, ou se tourner vers d’autres pays exportateurs… à moins de se voir livrer de vieux avions datés de la guerre froide. Quatre Aero L-39C Albatros, en plus d’hélicoptères Mi-8 soviétiques, ont été livrés à Bamako à la place des avions de chasse promis, qui ne sont arrivés que bien plus tard. Idem au Burkina Faso, où le lot de Sukhoi Su-25 Frogfoot fut remplacé par des vieux Aero L-39C/ZA prélevés sur les stocks russes. Quant à l’Algérie, elle a tout simplement dû commander en urgence six avions chiliens en mai 2023, devant l’incapacité de la Russie à livrer les quatre bombardiers d’eau Beriev Be-200ES Altair.

Devant ces défaillances de qualité et de livraison, combinées aux menaces de sanctions des États-Unis en cas de liens commerciaux avec l’OPK, de nombreux pays ont renoncé aux chasseurs russes. L’Indonésie a ainsi renoncé aux 11 Su-35 Flanker E ayant fait l’objet d’un protocole d’accord en février 2018, pour acquérir des Rafales français. L’Egypte a pour sa part refusé un lot de Su-35, ensuite également refusés par l’Iran, et qui seraient potentiellement acquis par l’Algérie, inquiète du retard des Su-57.

Client historique de l’OPK, l’Inde se tourne vers l’Occident

Largement exposées par la guerre en Ukraine, les défaillances du matériel russe ont même « choqué » l’Inde, plus gros client de l’industrie de défense russe. Déjà avant la guerre, l’Inde dénonçait la piètre qualité des matériels russes importés, et notamment des avions de combat MiG-29K. En octobre 2022, la marine indienne perdait son 5e MiG-29K en l’espace de 5 ans. Depuis la guerre, le partenariat stratégique spécial entre les deux pays se dégrade, et l’Inde cherche à réduire ses dépendances en diversifiant ses importations de matériel de défense vers l’Occident. À ce titre, « la France est la nouvelle Russie, et plus encore » affirme Swasti Rao de l’Institut d’études et d’analyses de défense Manohar Parrikar.

Ainsi, la Russie est écartée pour les futurs gros achats. Nandan Unnikrishnan, du think tank Observer Research Foundation exclu tout « gros ticket d’achat » de la Russie, tandis que Cowshish, un ancien conseiller pour le ministre de la Défense indien affirme que Moscou n’est « plus en position de répondre aux exigences de l’Inde ». En témoignent les nombreux articles que la Russie a échoué à expédier ; Rahul Bedi, journaliste spécialisé dans la défense à New Delhi, souligne « l’énorme désordre. […] En plus de Kalashnikovs « la Russie était censée livrer cinq systèmes de défense aérienne S-400 ; il en reste encore deux et aucun progrès n’a été réalisé. » Ces informations classifiées ont fuité dans l’incident Baumankal leaks, trahissant les vulnérabilités critiques du traitement des informations sensibles par la Russie. Les courriels qui ont fait l’objet d’une fuite comprennent des inventaires détaillés des systèmes S-400, précisant la quantité et les codes de tous les composants, y compris les pièces détachées. Les documents indiquent également le nombre exact de munitions que la Russie fournira à l’Inde pour protéger ses frontières avec le Pakistan notamment, qui connait désormais la répartition détaillée des divisions S-400 achetées.

« Scrap Metal »

Les armes offensives russes se sont également avérées décevantes, avec un taux de défaillance des missiles allant jusqu’à 60%. Les défauts de conception, et les équipements obsolètes ou de qualité inférieure expliqueraient que ces missiles n’aient pas pu être lancés, aient mal fonctionné en plein vol ou raté leur cible.

De manière générale, la guerre en Ukraine a exposé de manière évidente les piètres performances et les pertes importantes de l’armement russe. En février 2024, le président équatorien Daniel Noboa qualifiait les équipements militaires russes de « scrap metal », soit de ferraille. « La Russie prétend que c’est du matériel de guerre, de l’équipement de guerre. Nous avons prouvé que c’est de la ferraille. » Un sentiment qui s’étend jusqu’au Mali, malgré la présence du groupe paramilitaire Wagner. Bamako cherche à diversifier ses sources d’approvisionnement de défense en achetant brésilien, chinois, turc ou émirati, entre autres. Même les soldats russes se plaignent de la médiocrité des équipements, et des lourdes pertes engendrées. « Ils (les unités) étaient tellement mal équipés, qu’on aurait dit les forces soviétiques de la Seconde Guerre mondiale », raconte un soldat dans un appel téléphonique intercepté par l’agence de renseignement ukrainienne SBU en 2023.

La situation actuelle apparait ainsi insoutenable pour la Russie ; l’industrie militaire du pays se dirige vers une période de déclin et de stagnation de l’innovation. Cela affectera la capacité des forces russes à recapitaliser le matériel militaire et à se moderniser, ainsi que la vitesse à laquelle elles pourront le faire.

Agathe Bodelot

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