GAFAM en Europe : la souveraineté numérique européenne en péril

Entre fuite des talents, dépendance technologique et pression des géants américains, la France et l’Europe peinent à s’émanciper de l’influence des GAFAM. Malgré l’émergence d’initiatives locales et des investissements massifs dans les infrastructures numériques, les stratégies agressives de ces entreprises, comme le « sovereignty-washing », compliquent la quête d’une autonomie technologique.

Intelligence artificielle : les cerveaux français attirent la convoitise américaine

L’intelligence artificielle est aujourd’hui une technologie en pleine expansion. Les GAFAM, entrés en pleine course pour la conquête de ce nouveau marché, s’appuient de plus en plus sur des talents venus de l’étranger. Dans leurs viseurs, de nombreux ingénieurs français constituent la « French Mafia » de l’intelligence artificielle (IA) de la Silicon Valley. La plupart ont suivi une formation de qualité et reconnue à l’international : Polytechnique, CentraleSupélec, ou encore Mines. Ces écoles prestigieuses françaises forment chaque année de nombreux ingénieurs de haut niveau qui attirent particulièrement les géants américains des technologies voulant les recruter. Le cas Yann Le Cun est un exemple parlant. Diplômé de l’ESIEE de Paris, école d’ingénieurs rattachée au Ministère de l’Économie et des Finances, il a été démarché par le PDG de Meta en 2013. Il a ainsi pris la direction du laboratoire d’intelligence artificielle FAIR Facebook Artificial Intelligence Research ») de New York. Par la suite, de nombreux compatriotes ont pris la route de la Silicon Valley. C’est le cas de Joëlle Barral, directrice scientifique chez Google, qui salue cette émulation : « Aux États-Unis, chacun peut tenter, réussir, échouer sans crainte ». Jeff Boudier, chef de produit chez Hugging Face, confirme : «L’esprit entrepreneurial californien est unique ».

En effet, l’absence d’un écosystème favorable aux levées de fonds finançant des projets ambitieux rend les choses plus difficiles en France. C’est pourquoi certaines entreprises françaises quittent également le territoire national.  Hugging Face, valorisée à 2 milliards de dollars, a fait le choix en 2017 de s’installer aux États-Unis, un an après sa date de création. Luc Julia, créateur de Siri, constate que «la France finance bien les projets naissants, mais qu’elle peine à accompagner leur expansion à grande échelle». 

La fuite des cerveaux, conjuguée au départ des Licornes françaises aux États-Unis, a conduit à l’émergence de l’initiative French Tech afin de stimuler le développement d’un écosystème local. Pour contrer ces initiatives, les GAFAM ont commencé à offrir aux ingénieurs français des opportunités professionnelles sans nécessité d’expatriation. Ils les attirent en proposant des salaires compétitifs, des avantages sociaux généreux et des environnements de travail modernes, appropriés et confortables.  

Rivalité des entreprises américaines : pour l’innovation ou la domination du marché européen ?

Dans son dernier Magic Quadrant, la société de conseil Gartner, spécialisée dans l’évaluation et la comparaison des fournisseurs de technologies, aide les entreprises à prendre des décisions informées en matière d’achats technologiques. Elle a confirmé la position de leader de Microsoft sur le marché du DaaS : « Desktop as a Service ». Il s’agit d’un modèle de service cloud où les bureaux virtuels sont hébergés sur des serveurs à distance nommés data center. Grâce à ses produits, Windows 365 et Azure Virtual Desktop, Microsoft est la plus grande entreprise opérant dans ce domaine. Son principal objectif est d’innover afin d’offrir un panel de services complet et ainsi de se démarquer face à ses principaux concurrents : Amazon Web Services (AWS) et Google Cloud Platform (GCP). Ces géants, motivés par l’essor de l’intelligence artificielle générative, intensifient leur collecte de données pour améliorer la performance de leurs algorithmes. 

Ces programmes nécessitent d’énormes volumes de données pour fournir des réponses rapides et précises à leurs utilisateurs. Dans le but de collecter une quantité suffisante, Microsoft met en place de nombreuses stratégies. La principale vise à réduire la migration de la base de données vers un autre serveur de leurs clients à la concurrence en les fidélisant sur le long terme. Dans le même temps, des réductions tarifaires sont accordées en échange d’engagements de un à trois ans. Ces offres se révèlent bien plus avantageuses que la facturation mensuelle sans engagement pour leurs clients. Ces derniers bénéficient également de prix préférentiels en accédant à des options de paiement flexibles. Ces pratiques rendent le changement de fournisseur plus coûteux et complexe, dissuadant ainsi les entreprises de se tourner vers la concurrence en raison de la complexité et du caractère chronophage des processus.

Cependant, le ministère des Finances français dénonce ces pratiques d’abus de position dominante. En effet, une fois un fournisseur choisi et les services cloud installés, les entreprises se retrouvent souvent « verrouillées ».  Beaucoup d’entreprises n’ont ni les moyens ni les ressources nécessaires pour faire migrer leurs infrastructures chez d’autres hébergeurs. Ces pratiques ont valu aux GAFAM  de nombreuses plaintes auprès de l’autorité de la concurrence de la Commission européenne. 

Microsoft : tyran du cloud ou leader légitime ?

En mars 2022, OVHCloud, hébergeur de données françaises et leader sur le territoire national, a déposé une plainte contre Microsoft pour pratiques anticoncurrentielles. Selon l’entreprise, « en abusant de sa position dominante, Microsoft nuit à la concurrence loyale et réduit le choix des consommateurs dans le secteur des services de cloud computing ». La plainte, qui a été enregistrée l’été dernier, cible directement la stratégie commerciale de Microsoft. Les entreprises qui choisissent des licences en dehors de l’infrastructure Azure (plateforme de cloud computing de Microsoft) se heurtent à des coûts bien plus élevés. OVHCloud dénonce aussi les barrières techniques qui limitent l’utilisation des logiciels Microsoft sur des plateformes concurrentes.

Cette action s’inscrit dans un contexte plus large de contestations en Europe. Début 2021, la société allemande NextCloud de cloud computing avait déjà déposé une plainte contre Microsoft auprès de la Commission européenne et du Bundeskartellamt, l’autorité de concurrence fédérale allemand. NextCloud accusait Microsoft de favoriser son service de stockage OneDrive en le pré-installant sur son système Windows, incitant indirectement à son utilisation. Google a par ailleurs déposé plainte en septembre 2024 auprès de la Commission européenne contre Microsoft. Il dénonce des pratiques anticoncurrentielles concernant l’utilisation de ses « licences logicielles ». Le géant américain du cloud, troisième sur le marché, estime que Microsoft utilise ses conditions de licence pour contraindre ses clients à utiliser ses produits.

Cloud Act : l’Union européenne réagit pour sauver sa souveraineté numérique

L’adoption du Cloud Act en 2018 aux États-Unis a soulevé de vives inquiétudes concernant la souveraineté numérique européenne. Cette loi permet aux autorités américaines d’accéder aux données stockées par leurs entreprises nationales en dehors de ses propres frontières, y compris en Europe. L’application du Cloud Act entre en conflit direct avec le RGPD, le règlement européen sur la protection des données, qui impose des restrictions strictes sur le transfert de données en dehors de l’Union européenne. 

Plusieurs initiatives ont vu le jour en Europe. La CNIL, l’autorité française de protection des données, met en garde contre l’utilisation de plateformes collaboratives américaines, telles Google Docs et Dropbox et préconise l’usage d’alternatives européennes. Dans cette perspective, des entreprises françaises comme OVH Cloud et Dassault Système tentent de développer un cloud souverain en s’engageant à héberger les données sensibles. L’UE a également mis en place la directive sur l’e-Evidence pour améliorer la coopération judiciaire avec les géants du cloud.  Elle a aussi lancé l’initiative de Gaia-X, une initiative franco-allemande visant à créer un écosystème de cloud européen indépendant afin de renforcer la souveraineté numérique dans le secteur.

Des mesures qui restent insuffisantes 

Malgré les initiatives prises, la situation demeure complexe. Les GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft) ajustent leurs stratégies en conséquence. Elles investissent massivement et se conforment aux réglementations européennes en établissant des partenariats stratégiques et en développant une stratégie hybride. Elles injectent des sommes considérables dans la construction de data center en Europe et collaborent avec des entreprises locales tentant de répondre aux exigences européennes. Elles tirent ainsi parti de l’expertise régionale et établissent un climat de confiance avec leurs clients européens. De cette manière, Microsoft a formé un partenariat avec Orange en France pour assurer la localisation des données. Ces alliances visent à renforcer l’image des géants américains en tant que partenaires fiables, tout en soutenant les objectifs européens de durabilité et de souveraineté. Grâce à ces collaborations, les GAFAM peuvent aligner leurs services sur les normes européennes tout en consolidant leur présence sur le marché. Cependant, cette dynamique limite le développement autonome des innovations européennes.

Data Centers flottants et Edge Computing : la France à la conquête de sa souveraineté numérique

Face à la domination des géants américains du cloud, la France cherche à promouvoir des solutions souveraines pour le stockage et le traitement de ses données. Avec l’essor fulgurant du numérique, le besoin en centres de données explose. Or, un nouvel enjeu se dessine, lié à la durabilité de ces infrastructures en raison de leur impact environnemental.

Une solution a cependant vu le jour : les datacenters flottants « made in France ». En septembre 2023, la start-up Denv-R a inauguré un prototype à Nantes. Ce projet évite d’abord l’artificialisation des sols en luttant contre l’étalement urbain. De plus, le refroidissement naturel est assuré par l’eau de la Loire, ce qui réduit considérablement l’utilisation de la climatisation permettant d’éviter la surchauffe des systèmes. Dans le même temps, d’autres sources d’énergie renouvelable, comme le solaire, peuvent être intégrées. Les data centers flottants séduisent par leur mobilité car ils peuvent être déplacés en fonction des besoins, offrant ainsi une proximité pour les entreprises et les collectivités. C’est le concept du « Edge computing » qui vise à traiter les données au plus près de leur source. Cela permet de réduire la latence et d’améliorer la performance des applications. 

Ce prototype est une solution qui concourt à résoudre le problème de la souveraineté numérique au niveau national. En utilisant des solutions françaises, les entreprises peuvent mieux contrôler la localisation de leurs données, ce qui renforce la sécurité de leurs informations. Ce modèle pourrait se développer en France, où l’attractivité pour les data centers est en hausse. La combinaison de l’Edge computing et des data centers flottants représente une solution innovante pour répondre aux défis du numérique de demain. Seulement, le prototype a coûté près d’un million d’euros. La viabilité économique à grande échelle reste à démontrer et ne pourrait se faire sans un soutien et une volonté politique pro-active.

Entre ambition et réalité : le paradoxe français, nouvel épicentre des investissements des GAFAM

Face à une demande exponentielle de serveurs et de capacité de stockage de données, la France attire des investissements d’envergure. Des projets de plusieurs milliards d’euros ont été annoncés par les géants du numérique américains. « Microsoft va investir 4 milliards d’euros en France au service de l’intelligence artificielle et de la croissance économique du pays d’ici 2027 », promet Brad Smith, le président du groupe informatique de Microsoft lors du Choose France 2024. Amazon déclare investir « 7,8 milliards d’euros en Allemagne d’ici à 2040, afin de soutenir le développement du cloud souverain européen ». Cette attractivité repose sur les atouts énergétiques européens : une électricité relativement bon marché et décarbonée, idéale pour répondre aux besoins énergivores des centres de données. Emmanuel Macron, fidèle à sa vision de la start-up nation, a intensifié cette dynamique, cherchant à faire de la France un centre d’innovation et d’entrepreneuriat international.

Dès 2017, le président français a fait de la start-up nation un pilier de sa stratégie économique. Son objectif : transformer la France en un terrain propice aux start-ups et à l’innovation, à l’image de la Silicon Valley. En renforçant le soutien aux entreprises innovantes, le président Macron espère stimuler la croissance économique et favoriser l’emploi. Il souhaite ainsi placer la France en tête des nations technologiques dans le domaine du numérique, l’intelligence artificielle et les énergies renouvelables. Cette politique se traduit par des investissements massifs dans des programmes de recherche et de développement, tout en attirant des géants étrangers comme les GAFAM pour dynamiser le secteur.

Investissements : entre opportunités et dépendance

Alors que la France intensifie sa stratégie pour attirer les investissements étrangers dans les infrastructures numériques, des interrogations se multiplient. Cette stratégie, si elle dynamise la croissance économique et l’innovation, expose directement la France. En effet, le pays devient dépendant des infrastructures et des services extérieurs, comme le Cloud Act. Leurs ressources financières leur confèrent un avantage considérable face aux entreprises françaises. Ces dernières peinent à rivaliser en raison de moyens financiers plus limités. Cette situation met en lumière la difficulté pour la France de préserver une autonomie technologique

L’échec du projet Cloudwatt, lancé en 2012 avec le soutien de l’État français en partenariat avec Orange et Thales, illustre cette difficulté. Ce projet de cloud souverain visait à proposer une alternative aux solutions américaines, mais a souffert de retards technologiques et d’un soutien public insuffisant. Bien qu’initialement financé par le Fonds stratégique d’investissement (FSI), Cloudwatt n’a pas su rivaliser avec les offres des GAFAM, entraînant l’abandon du projet en 2020. 

Face à cette domination, le gouvernement français a déployé le Plan France 2030, qui vise à positionner la France comme un leader des technologies écoresponsables. Ce plan intègre des investissements significatifs dans l’écologie et l’innovation technologique pour stimuler un écosystème numérique français durable et compétitif. Cependant, cette volonté de leadership se heurte aux réalités du marché. Les géants américains monopolisent l’innovation, les infrastructures et les ressources. Ils rendent difficile l’émergence d’alternatives.

GAFAM acteurs incontournables du cloud : l’Europe piégée par leur stratégie de « souvereignty washing »

Pour s’imposer en Europe, les GAFAM adoptent des stratégies de souveraineté « washing ». Elles consistent à afficher un respect apparent des normes européennes tout en conservant une influence indirecte sur les données et les infrastructures locales. Concrètement, cela se traduit par des investissements dans des centres de données localisés, des partenariats avec des entreprises nationales et une conformité aux lois de protection des données. Elles maintiennent alors un contrôle global sur les données stockées sur le territoire européen. Les données  européennes restent souvent accessibles aux États-Unis à cause des lois extraterritoriales telles que le Cloud Act, à l’insu des acteurs économiques européens.

Les investissements massifs des GAFAM renforcent la France en matière d’infrastructures et de création d’emplois. Parallèlement, ils limitent le développement des entreprises nationales, qui peinent à affronter la concurrence. Les entreprises locales, en plus d’être confrontées aux innovations rapides et à la compétitivité de leurs homologues américains, doivent faire face à leurs stratégies commerciales agressives. L’avenir de la souveraineté numérique de la France dépendra de la capacité du gouvernement à définir un cadre protecteur pour ses entreprises et ses citoyens pour garantir l’autonomie des entreprises locales. Dans une perspective où l’attraction des investissements étrangers coexiste avec le développement d’un écosystème numérique souverain, la France peut nourrir l’ambition de se positionner parmi les leaders des technologies du futur. Les Chinois et les Russes ont développé de véritables politiques de souveraineté numérique contre l’hégémonie des États-Unis. Pourquoi la France et l’Europe ne pourraient-elles pas le faire à leur tour ?


Calypso Hugon 

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