Sur les réseaux sociaux, les exemples de campagnes de désinformation sont désormais légion, le pot aux roses n’étant, hélas, souvent découvert qu’une fois le mal fait — comme lors de l’élection américaine de 2016 ou, plus récemment, du boycott ayant frappé plusieurs produits de grande consommation au Maroc. Les réseaux sociaux se doivent de réagir avec fermeté s’ils veulent garder la confiance de leurs utilisateurs.
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« Une menace critique pour la vie publique. » Dans un rapport publié en juillet 2018, les chercheurs de l’Oxford Internet Institute (OII) n’y vont pas par quatre chemins : « le nombre de pays victimes de vastes campagnes de manipulation organisées sur les réseaux sociaux a explosé, écrivent-ils, passant de 28 à 48 » en à peine un an. Et ce, principalement, du fait de « partis politiques répandant, lors de campagnes électorales, quantité de désinformations et de “'fake news”' (afin de) polariser et de manipuler les électeurs ».
Un constat aussi sombre que, désormais, bien documenté, à l’heure où populismes et extrémismes de toutes obédiences renaissent de leurs cendres au sein de nos démocraties occidentales. On aurait tort, pourtant, de croire cet inquiétant phénomène réservé aux pays du Nord ; ceux du Sud, affirment les auteurs du rapport de l’OII, sont encore davantage que les nôtres dans le viseur des armées de trolls, robots et faux comptes manipulant leurs opinions.
Du Maroc à l’Inde, en passant par l’Estonie et la France : le règne de la manipulation
Ainsi du Maroc où, le 20 avril 2018, a commencé à sévir un étonnant boycott à l’encontre de trois marques emblématiques auprès des consommateurs du Royaume : l’eau minérale Sidi Ali, le lait Centrale Danone et les stations-service Afriquia, toutes trois accusées sur les réseaux sociaux d’entretenir la cherté de la vie quotidienne des Marocains. Une bien curieuse campagne, initiée par un post Facebook anonyme avant d’être suivie par plus de 40 % de la population du pays, causant des centaines de milliers d’euros de préjudices aux entreprises concernées.
Problème : si la noblesse de la démarche — défendre le pouvoir d’achat des consommateurs — ne souffre a priori aucune contestation, ses origines jettent le doute sur les motivations de ses initiateurs. « Si on ne sait pas » qui sont ces derniers, analyse dans Libération le sociologue Abderrahmane Rachik, « on connaît (en revanche leurs) principales cibles : des personnalités de l’establishment, très proches du palais royal ». Au premier rang desquelles Aziz Akhannouch, l’influent ministre de l’Agriculture du Maroc et accessoirement propriétaire de la société Afriquia et Miriem Bensalah-Chaqroun, feue présidente de la Confédération générale des entreprises du Maroc, aujourd’hui à la tête des Eaux minérales d’Oulmès, distributeur de Sidi Ali.
Achats de « like » ou de « partages » sur Facebook, faux comptes Twitter, faux « retweets », etc. : selon le blog Le Décrypteur, hébergé sur Mediapart, « le degré de sophistication de cette campagne de boycott n’a pas pu se faire sans l’aide appuyée de professionnels » de la désinformation, la manœuvre s’apparentant à « une cabale politique ». Une analyse partagée et enrichie par un rapport très récemment publié par l’École de pensée sur la guerre économique (EPGE), selon lequel « cette campagne de désinformation a déployé des moyens considérables et un fort niveau de professionnalisme, incompatibles avec une réelle “'mobilisation de terrain”' ».
Des « moyens techniques » amenant « à conclure à l’implication d’acteurs structurants (grandes fortunes, partis politiques, États…) », confirmant de surcroît un « agenda politique radical », « voire factieux », lié aux futures élections législatives de 2021. En bref, c’est pour l’EPGE bien une « authentique campagne de manipulation de l’information », qui plus est « des plus sophistiquées », qui a frappé le Maroc et sa population.
Les périodes électorales sont, on l’a dit, propices au déchaînement de fake news sur les réseaux sociaux. A l’image de celle qui s’est déroulée au printemps dernier en Inde, où les électeurs étaient appelés à renouveler la Chambre basse du parlement : avec quelque 340 millions d’utilisateurs de Facebook et 230 millions d’Indiens sur Twitter, les réseaux sociaux du sous-continent ont été inondés de fausses informations, relayées par d’innombrables faux comptes — à tel point que l’entreprise de Mark Zuckerberg considérait cette campagne indienne comme un « test » pour la future élection présidentielle américaine. L’Occident n’est, en effet, pas épargné par ces campagnes de manipulation à grande échelle, comme le démontrent le cas, récent, de l’Estonie, ou encore ceux des élections présidentielles françaises de 2017 et américaines de 2016.
Des efforts trop timides
Face à ce déferlement de fake news, « que fait la police ? », serait-on en droit de demander ; ou, plutôt, que font les réseaux sociaux ? Facebook a bien mis en place, lors des dernières élections européennes, une « war room » composée d’une quarantaine d’experts, chargés de traquer les fausses informations et contenus haineux ; Twitter a, de son côté, racheté, en juin dernier, la start-up londonienne Fabula AI, spécialisée dans le « graph deep learning », une technique analysant la manière dont une information se répand sur les réseaux sociaux et détectant, selon ses propres dires, jusqu’à 93 % des « fake news ».
Reste que ces efforts coûtent cher, et nuisent même au cours de bourse de ces sociétés, dont le business model repose, précisément, sur le nombre de clics et de partages… Doit-on pour autant se résoudre à subir sans réagir ces véritables attaques contre nos démocraties ? Il n’en est rien. Sécuriser les réseaux sociaux est une priorité, qui passe par des mesures aussi simples qu’urgentes : exiger l’identification des utilisateurs ; indiquer l’origine des financements des campagnes de sponsorisation ; interdire l’achat de likes, de retweets et d’abonnés ; redoubler, enfin, de vigilance lors des grandes respirations démocratiques que constituent nos élections.
Pablo Bustamante
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