À la tête de puissantes multinationales, Elon Musk bouleverse les équilibres internationaux. Ses décisions, à la fois audacieuses et controversées, soulèvent de vives interrogations sur son influence croissante dans la diplomatie mondiale. Mais est-il vraiment capable de rivaliser avec les États dans la gestion des affaires internationales ?
SpaceX : l’acteur privé indispensable à la sécurité nationale des États-Unis
SpaceX, officiellement Space Exploration Technologies Corporation, est une entreprise américaine spécialisée dans le domaine de l’astronautique et du vol spatial. Elle appartient à Elon Musk, acteur majeur du « New Space ». Ce mouvement vise à libérer et à commercialiser le domaine spatial pour répondre au programme du « Space Act », promulgué en décembre 2015 par Barack Obama. SpaceX a révolutionné l’industrie spatiale avec le Falcon 9, premier lanceur orbital réutilisable. Cette innovation lui a permis de s’imposer comme un partenaire clé pour le Pentagone et les agences de renseignement américaines. Sa stratégie repose sur des solutions fiables, économiques et innovantes, surpassant largement la concurrence. SpaceX est ainsi devenu un acteur incontournable pour la sécurité nationale grâce à son lancement de satellites espions et à sa gestion de projets classifiés secret défense.
Parmi ces derniers figurent Starshield, un réseau de satellites conçu pour fournir un accès internet sécurisé et performant au gouvernement et aux forces armées américaines. Il se base sur la technologie de la constellation de sa société-fille Starlink. Ce projet collabore avec la National Reconnaissance Office (NRO), une agence spécialisée dans les opérations spatiales de renseignement visant à renforcer la surveillance militaire américaine. SpaceX a reçu plus de 15 milliards de $ depuis une quinzaine d’années, principalement financés par la NASA et le ministère de la Défense américain, afin qu’ils puissent lancer leurs satellites et envoyer leurs astronautes vers la station spatiale internationale.
SpaceX a donc développé la fusée Falcon 9 et la capsule Dragon afin de répondre aux besoins du gouvernement américain. En 2020, le magazine Business Insider rapporte l’existence de deux contrats pour les lancements de satellites de l’armée américaine, totalisant 653 millions de dollars. Ces contrats s’inscrivent dans le cadre de la phase 2 du programme National Security Space Launch (NSSL). L’objectif principal de ce programme est de renforcer les capacités de lancement spatial national pour des missions de sécurité, tout en réduisant la dépendance aux moteurs russes RD-180. En avril 2021, la NASA a attribué à SpaceX un contrat de 2,9 milliards de dollars pour développer Starship HLS (Human Landing System). Cet engin est une version modifiée du vaisseau Starship, conçu pour transporter des astronautes et atterrir sur la surface lunaire dans le cadre du programme Artemis. En 2023, SpaceX a à nouveau reçu une subvention de 15 millions de $ de l’État du Texas afin d’y établir son centre spatial ainsi qu’un complexe commercial à proximité de son site de Starbase, situé à Boca Chica.
Atout technologique ou domination stratégique ?
SpaceX et sa fusée Falcon Heavy ont également été choisis pour envoyer en orbite géostationnaire l’avion spatial X-37B le 15 mai 2023. Cette navette militaire autonome dont les missions restent couvertes par le secret-défense s’inscrit dans le cadre de la mission USSF-37 de l’US Space Force. Cet appareil, capable de passer plusieurs années en orbite, est considéré comme un atout stratégique tant pour des missions expérimentales que pour des opérations de renseignement avancé. Ces succès renforcent ainsi la position de SpaceX en tant que prestataire quasi exclusif pour les programmes spatiaux militaires et classifiés. Ce rôle est amplifié par l’incapacité des autres entreprises américaines à rivaliser en termes de performances et de coûts.
Cependant, cette dépendance croissante inquiète les responsables politiques et militaires, qui redoutent une situation de monopole pour SpaceX. Le sénateur Jack Reed, président de la commission sénatoriale des forces armées a déclaré le 14 septembre 2023 mener une enquête à l’encontre d’Elon Musk, tandis que les sénatrices Jeanne Shaheen, Tammy Duckworth et Elizabeth Warren ont fait part de leurs inquiétudes au Ministre de la Défense Lloyd J. Austin III, se disant préoccupées par : « la capacité et la volonté de SpaceX d’interrompre son service selon les caprices de M. Musk ». Ces propos s’inscrivent dans un contexte particulier puisque Elon Musk, en parallèle de son acquisition de Twitter, manifestait alors un rapprochement avec les républicains.
Quelle emprise sur le gouvernement américain ?
D’autres possibilités pour l’aérospatial américain existent pour concurrencer SpaceX dans le secteur aérospatial. C’est le cas de Blue Origin, fondée en 2000 par Jeff Bezos, et United Launch Alliance (ULA), une collaboration entre Lockheed Martin et Boeing, créée en 2006. ULA s’est spécialisée dans les lancements de fusées pour des missions gouvernementales, en particulier pour la NASA et le Pentagone. Bien que ses lanceurs, comme l’Atlas V et le Delta IV, aient fait leurs preuves, ils sont critiqués pour leurs coûts élevés et l’absence de réutilisation des technologies, ce qui les rend moins compétitifs face à SpaceX. L’absence de réelle concurrence dans ce domaine confère à l’entreprise une influence considérable sur les choix stratégiques du gouvernement américain en matière de défense et de projets spatiaux.
De plus, le contrôle direct exercé par Elon Musk sur les opérations de SpaceX suscite des préoccupations. Sa gestion centralisée, combinée à sa capacité à prendre des décisions rapides et souvent unilatérales, limite la marge de manœuvre de Washington face à une entreprise devenue essentielle à ses intérêts militaires et géopolitiques. Si SpaceX reste un atout technologique indéniable pour les États-Unis, sa domination du secteur spatial met en lumière les risques d’une concentration excessive des capacités stratégiques entre les mains d’un acteur privé.
Une innovation militaire
Dès le premier jour de l’invasion russe de l’Ukraine, le 24 février 2022, Elon Musk a déployé plus de 25 000 terminaux Starlink pour soutenir l’armée ukrainienne. Développé par SpaceX, Starlink est un réseau de satellites en orbite basse fournissant un accès Internet haut débit, même dans les zones isolées. Dès les premiers jours du conflit, les frappes russes ayant détruit les infrastructures de télécommunication essentielles à l’accès à Internet, ces outils se sont avérés indispensables pour maintenir la coordination militaire et assurer des communications fiables dans des zones isolées ou gravement touchées. Les terminaux Starlink ont ainsi permis aux forces ukrainiennes de coordonner leurs opérations, de communiquer avec leurs alliés et de soutenir les efforts humanitaires, révolutionnant les communications en zone de guerre.
Seulement, Elon Musk est entre-temps devenu un soutien controversé. Positionné en fervent défenseur de la paix pour l’Ukraine dès le début du conflit, il est accusé par Andreii Ioussov, porte-parole de la direction principale du renseignement militaire ukrainien, de collaborer avec les Russes. Le 10 février 2024, il affirme que grâce à « des pays tiers », Starlink est « librement disponible en Russie » . Par rapport à l’année dernière, l’utilisation de Starlink par l’armée russe sur la ligne de front est devenue plus systématique et bien réglementée. Les renseignements ukrainiens ont intercepté des échanges téléphoniques russes leur permettant de confirmer leurs accusations.
Initialement déployé par Elon Musk en février 2022 pour soutenir l’Ukraine face à l’invasion russe, le réseau Starlink aurait été détourné dans des territoires ukrainiens contrôlés par Moscou. Des rapports du renseignement ukrainien, corroborés par des interceptions de communications russes, affirment que l’armée de Poutine utilise des équipements Starlink obtenus via des pays tiers, notamment Dubaï. En s’abstenant d’appliquer les sanctions contre Moscou, les Émirats arabes unis se positionnent comme une plateforme stratégique, facilitant le contournement des restrictions. Andreii Ioussov déclare que « l’usage de Starlink par les troupes russes s’est systématisé, renforçant ainsi leur capacité à maintenir des communications sécurisées sur le front. » Les services ukrainiens accusent Elon Musk de faciliter cet usage, bien que ces allégations soient réfutées par Musk et le Kremlin.
Une dépendance ukrainienne à Starlink
Le 7 septembre 2023, Elon Musk a désactivé l’accès de Starlink à l’armée ukrainienne, empêchant ainsi une attaque planifiée contre la flotte navale russe à Sébastopol, en Crimée. Cette décision est survenue après des déclarations du Kremlin menaçant une possible escalade nucléaire en cas d’attaque de la base de Sébastopol. Musk a défendu sa décision sur X dont il est le propriétaire, affirmant : « Si j’avais accepté leur demande, SpaceX aurait été clairement complice d’un acte de guerre majeur et d’une escalade du conflit.» Cette décision a été saluée par l’ex-président russe Dmitri Medvedev, désignant Elon Musk comme « Il semblerait que Musk soit la dernière personne saine d’esprit en Amérique du Nord. » À l’inverse, Mykhaïlo Podoliak, conseiller de la présidence ukrainienne, a fermement condamné cette posture : « En n’autorisant pas des drones ukrainiens à détruire une partie de la flotte militaire russe, Musk a permis à cette flotte de tirer des missiles sur des villes ukrainiennes, tuant des civils et des enfants. C’est le prix d’un cocktail d’ignorance et de gros ego ».
L’utilisation de Starlink s’est révélée d’une première importance pour les forces ukrainiennes, leur permettant de coordonner leurs opérations militaires. Un commandant ukrainien confiait au Washington Post en juillet 2022 : « Sans Starlink, nous aurions perdu la guerre ». Pourtant, l’incident de septembre 2023 illustre les risques de dépendance croissante des armées modernes vis-à-vis de technologies contrôlées par des entreprises privées, lesquelles prennent parfois des décisions unilatérales ayant un impact direct sur les conflits géopolitiques.
Musk, Trump et l’avenir de la défense américaine
Le 5 novembre 2024, Donald Trump a été réélu président des États-Unis et a nommé Elon Musk à la tête du DOGE (Department of Government Efficiency). Musk a aussitôt annoncé des réformes radicales, notamment une réduction drastique des dépenses publiques , y compris dans la défense. Il a proposé de remplacer l’ensemble des avions de combat actuels par des drones autonomes, remettant en cause les programmes stratégiques du Boeing F-15EX Eagle II et du Lockheed Martin F-35 Lightning IIet des futurs des programmes NGAD et F/A-XX avec pour objectif de « supprimer l’être humain de l’équation ».
De plus, en tant qu’acteur privé et désormais figure politique, Elon Musk pourrait utiliser sa double posture pour privilégier ses entreprises au détriment de l’intérêt public. Il est désormais chargé de défendre les priorités américaines sous l’égide du président élu. En effet, désigné par Donald Trump, partisan d’un protectionnisme économique et d’une réindustrialisation nationale inspirée du modèle hamiltonien, Musk se trouve dans une position délicate. Ce dernier à la tête de Tesla Motors, fortement dépendante du marché chinois avec 1,7 million de véhicules en Chine, risque de fragiliser ses intérêts en Asie. Toute décision perçue comme hostile à la Chine pourrait fragiliser les intérêts de Tesla en Asie, révélant les tensions entre les ambitions politiques de Musk et ses priorités commerciales.
La visite de Musk en Chine en janvier 2024 illustre ces enjeux. Lors de son déplacement, il a rencontré le Premier ministre Li Qiang pour renforcer les liens entre Tesla et Pékin. Tesla a obtenu l’inscription de ses véhicules sur la liste des modèles conformes aux normes chinoises de sécurité des données et a plaidé pour l’autorisation du logiciel Full-Self Driving (conduite autonome-autopilote), bloqué par les réglementations chinoises. Ce débat, en cours depuis 2021, reste sans approbation des autorités chinoises à ce jour. Face à la concurrence locale, Tesla cherche à consolider sa position en Asie, qui est indispensable à sa croissance. Toutefois, la Chine exige l’exportation du logiciel FSD sur son territoire, ce qui entre en conflit avec les objectifs des États-Unis et du Export Administration Regulations(EAR), déterminés à protéger leurs avancées technologiques. Ces restrictions visent à limiter la diffusion des innovations américaines à l’étranger. Dans ce contexte, la visite de Musk en Chine reflète des tensions entre ses ambitions d’expansion économique et des enjeux géopolitiques plus larges.
Les actions d’Elon Musk dépassent la sphère de ses entreprises et influencent les politiques économiques, militaires et diplomatiques des États-Unis. Si l’administration Biden continue de s’appuyer sur SpaceX pour des missions stratégiques, les intérêts de Musk demeurent ambigus. La dépendance de Tesla envers la Chine et ses implications militaires en Ukraine illustrent comment les ambitions d’un individu peuvent perturber l’équilibre mondial. Musk soulève notamment la question de l’influence d’un citoyen américain non élu. Il agit sur plusieurs fronts et peut influencer l’évolution d’un conflit tout en exerçant d’autres formes de pression sur les politiques de son pays d’adoption. Cela est d’autant plus vrai que ses entreprises bénéficient du soutien de l’État, tout en jouant contre ses intérêts, tant au niveau national qu’international. Mais alors, jusqu’où les intérêts privés d’un entrepreneur peuvent-ils interférer avec les intérêts globaux des nations ?
Calypso Hugon
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