Le décret Montebourg de 2014, initialement conçu en réaction à l’affaire Alstom, est devenu un outil emblématique de la protection du patrimoine industriel français face aux investissements étrangers. Régulièrement invoqué lors de prises de participation étrangères dans des entreprises stratégiques, ce dispositif de contrôle est revenu sur le devant de la scène avec l’affaire Doliprane. Il reste cependant mal compris, oscillant entre symbole de souveraineté économique et instrument de négociation avec les investisseurs étrangers.
Les dispositifs antérieurs
Découlant d’une loi de 1966 prise par le gouvernement de Pompidou, la possibilité de contrôler les fameux IEF (investissements étrangers en France) fut amputée dès 1996 par un principe d’autorisation quasi-automatique, et ce au nom de la liberté des capitaux étrangers. Le décret du 14 mai 2014, signé par le Premier Ministre Manuel Valls et le Ministre de l’Economie du redressement productif et du numérique, Arnaud Montebourg, prolongeait alors un mécanisme de contrôle des investissements étrangers en vigueur depuis 2005. En réaction aux rumeurs grandissantes d’une offre publique d’achat des groupes étrangers PepsiCo ou Nestlé sur le groupe français Danone, le Premier Ministre Dominique de Villepin avait en effet créé, par un décret codifié dans le Code monétaire et financier, un dispositif ciblé de contrôle. Celui-ci concernait les entreprises de sécurité privée, les entreprises impliquées dans la lutte contre le terrorisme, ou encore celles liées aux activités d’écoute, de sécurité des technologies de l’information ou de l’armement. Il concernait également les groupes organisant les jeux d’argent (à l’exception des casinos) mais aussi les activités relevant du secret de la défense nationale.
Que contenait le décret en 2014 ?
Ce dispositif fut durci par Arnaud Montebourg en 2014 à la suite de l’affaire Alstom. L’exécutif socialiste fut relégué, malgré l’activisme du Ministre, au rang de spectateur durant le rachat par General Electrics des activités énergétiques du groupe français. Ainsi, le décret Montebourg de 2014 élargit le périmètre du contrôle des investissements étrangers par le Ministère de l’Economie aux activités de santé, de transports, de télécommunications mais aussi d’approvisionnement en eau et en énergie. Olivier de Maison Rouge précise ainsi que « le décret Montebourg [ne fut] qu’une extension de ce qui existait déjà ». Ainsi, un groupe français dont l’activité relève des catégories édictées par le décret, peut être protégé par la procédure de contrôle suivi d’une autorisation ou d’un blocage d’un investissement étranger. Cette procédure de contrôle est ouverte selon les 3 critères suivants : l’origine de l’investissement, la nature de l’opération envisagée et la nature de l’activité des sociétés.
Ce décret Montebourg porte donc en lui la possibilité de remettre au goût du jour un « choix de patriotisme économique ». Il convient cependant de déplorer son entrée en vigueur trop tardive pour empêcher le rachat de la branche énergie d’Alstom par General Electrics, qui ne put être bloquée en vertu des critères du décret De Villepin de 2005.
Et depuis ?
En 2019, Bruno Le Maire compléta la liste des filières concernées par les contrôles sur les investissements (article L.151-3 du Code monétaire et financier) en ajoutant les secteurs de la cybersécurité, de l’aérospatial, de l’intelligence artificielle (IA) et de la robotique. En 2020 et 2021, la liste a encore été enrichie avec la presse écrite, les services de presse en ligne, la sécurité alimentaire, le stockage énergétique, les biotechnologies et les technologies quantiques. L’exécutif utilisa notamment ce dispositif pour protéger Carrefour face au groupe canadien Couche-Tard en 2021. L’État français avait menacé de lancer une procédure de contrôle au nom de la sécurité alimentaire en pleine reprise post-Covid, où les chaînes d’approvisionnement avaient été particulièrement malmenées.
De plus, la loi PACTE de 2019 contribua à renforcer massivement les cas de contrôle avec l’abaissement du seuil de participation contrôlé à 25% (contre 33,3% auparavant), puis 10% pour les investisseurs non-européens. Cette prorogation de la mesure de crise portant sur les 10% est justifiée par la Direction Générale du Trésor dans le rapport d’activité de 2023 au nom de l’impératif « [protection] durable des sociétés dont l’actionnariat est par nature dispersé, et dans lesquelles une prise de participation minoritaire peut accorder à l’actionnaire une influence déterminante sur l’entreprise et ses activités sensibles ».
Auparavant, de nombreux contrôles concernaient les rachats étrangers des technologies françaises de défense (le blocage récent du rachat de Photonis en est le parfait exemple). Désormais, les secteurs de la santé et des technologies environnementales grossissent les piles de dossiers dont le Bureau de Contrôle des Investissements étrangers a la charge. Ainsi, en 2023, 255 décisions ont été rendues par ce bureau de contrôle, avec 135 autorisations de prise de participation, dont 60 sont assorties de conditions. Deux remarques s’imposent alors. Tout d’abord, le rapport d’activité de la DGT pointe également du doigt, pour 2023, un ralentissement de l’activité en termes de fusion-acquisition, occasionnant une baisse du nombre de contrôles à réaliser. D’autre part, les enjeux de santé, d’énergie, d’IA vont occuper à l’avenir une part sensible des activités de contrôle, du fait de leur attractivité, similaire en période de crise, aux nombreuses procédures de contrôle des activités sanitaires et alimentaires en période de crise Covid.
Un processus de renforcement juridique, à l’échelle européenne également
En parallèle, l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne, la Belgique ou encore le Luxembourg réinvestissent également le champ du contrôle des investissements étrangers, dans le sillage d’un règlement européen de 2019 particulièrement volontariste car souhaitant démontrer sa perméabilité et la capacité de « filtrage » dont dispose son marché intérieur. Ainsi, en développant l’usage de ce dispositif dès 2013, la France a pu reprendre en main un outil clé dont le renforcement fut progressif. En effet, le Bureau CIEF n’admet qu’une prise de participation sur 2 en 2023 environ (135 sur 255 soit 53%) généralement assortie de conditions, ce qui témoigne de la profondeur de ces contrôles.
Le décret Montebourg a enclenché un mouvement de réarmement juridique face aux prédations financières étrangères, en créant une procédure administrative à usage géopolitique gérée par le Bureau CIEF, dont l’efficacité et le rôle stratégique ne cesse de se renforcer. Il convient toutefois déplorer la construction parcimonieuse (ou erratique) de ce dispositif de contrôle au gré des coups de canif portés à notre souveraineté économique.
Club Droit de l’AEGE
Pour aller plus loin :
- Guerre économique : Arnaud Montebourg entendu par les sénateurs
- Le Doliprane menacé par le rachat américain d’une filiale de Sanofi
- Gestion publique des actifs stratégiques en 2019 : vers une prise de conscience opérationnelle ?