IRIS2, la constellation de télécommunication européenne, sera probablement le théâtre d’une intense confrontation entre la France et l’Allemagne. Les deux pays se disputent en effet la part de leurs industries nationales dans ce projet d’envergure.
Une nouvelle étape vers la souveraineté spatiale européenne
IRIS2 (Infrastructure for Resilience, Interconnectivity and Security by Satellite) est le troisième grand programme spatial européen. Il succède à Galileo et Copernicus. De son côté, Galileo a doté l’Europe d’un système de positionnement par satellites et constituait une alternative souveraine au GPS américain. Copernicus a quant à lui permis d’exploiter des données d’observation de la Terre en toute autonomie. Ces satellites sont fabriqués en Europe avec une production des données elle aussi européenne.
Ce nouveau programme IRIS2 prévoit un système de communication par satellites. Son objectif est de concurrencer des acteurs comme Starlink. La constellation comptera 290 satellites répartis entre l’orbite basse (LEO, jusqu’à 2 000 kilomètres) et l’orbite moyenne (MEO, entre 2 000 et 35 786 kilomètres). IRIS2 s’inscrit dans la continuité des programmes précédents, qui offraient déjà des alternatives aux solutions américaines. Antoine Bouvier, ancien conseiller spécial chez Airbus, soulignait l’importance de ce projet. Selon lui, entrer sur ce marché est crucial pour l’Europe, puisqu’il en va de la survie de son industrie des télécommunications. Faire face à la concurrence de Starlink et de Guowang (projet chinois) est également indispensable. Sans cela, ce secteur pourrait échapper totalement à la souveraineté européenne.
A quoi va servir IRIS2 ?
Au-delà de la compétitivité face à Starlink, IRIS2 doit faire face à des considérations à la fois économiques et sécuritaires. Le programme bénéficiera autant aux gouvernements qu’aux entreprises privées. D’abord, IRIS2 propose une connectivité beaucoup plus sûre que les standards actuels des télécommunications, y compris en cas de défaillance des systèmes de télécommunications terrestres. Ces derniers sont en effet plus sensibles aux catastrophes naturelles. Pour les gouvernements, IRIS2 offrira là aussi des outils plus efficaces. Cela concerne notamment la surveillance maritime et celle des frontières, la gestion des crises humanitaires, ou encore la défense. Avec des communications plus sûres et rapides, la coordination des opérations en cas de crise ou à l’étranger peut être facilitée.
Le programme a aussi de nombreuses applications commerciales. Il pourra en effet être utilisé dans les secteurs des transports, de l’extraction de ressources, ou encore dans la finance. Plus largement, IRIS2 changera la structure du marché des télécommunications. En France, l’accent a été mis sur les aspects sécuritaires. Thierry Breton, ancien Commissaire européen au marché intérieur, a joué un rôle clé dans la défense de ce projet. Son principal argument était l’usage de Starlink pendant la guerre en Ukraine, qui montre que l’Europe doit développer son propre système pour garantir sa sécurité.
Le programme IRIS2 est ainsi crucial pour la survie du secteur européen des télécommunications. Les communications par satellites représentent l’avenir, mais l’Europe accuse déjà un retard important dans ce domaine.Comme l’explique Antoine Bouvier, le marché des télécommunications, et plus particulièrement celui des satellites, est en pleine transformation. Pendant des décennies, l’Europe, et surtout la France, disposait d’un secteur solide. Celui-ci reposait sur de grands satellites géostationnaires, très coûteux et techniquement complexes. Aujourd’hui, le marché évolue vers des constellations de satellites plus petits et à orbite plus basse. Cette transition réduit les commandes internationales, et rend le secteur fortement dépendant des marchés publics. Une conséquence directe de ce changement est la diminution des emplois dans le secteur. Cela s’est traduit récemment par des vagues de licenciements chez Airbus et Thales.
L’attribution du contrat au consortium SpaceRISE
Après de longues négociations, le consortium SpaceRise a été le seul éligible à soumettre une proposition pour le projet IRIS2. Cette proposition a été validée par la Commission européenne le 1er novembre 2024. Le consortium regroupe des acteurs traditionnels des télécommunications et des constructeurs de satellites.
Source : David Salgado avec les données de SpaceRISE
Le premier niveau rassemble les leaders du projet, principalement des opérateurs de télécommunications. Le second niveau est composé en grande partie de constructeurs de satellites, avec une forte présence d’acteurs français. Un point de tension avec l’Allemagne concerne l’attribution des contrats. En effet, 30 % des contrats devraient revenir à des petites et moyennes entreprises. Ce point reste au cœur des débats autour du programme.
Le conflit à venir avec l’Allemagne autour de la règle des 30% de contrats
Lors des négociations sur la gouvernance et l’organisation du consortium, l’Allemagne a déployé d’importants efforts en termes de lobbying à la Commission pour soutenir sa propre industrie. Cela a conduit à l’imposition d’une règle : 30 % des contrats de sous-traitance doivent être attribués à des petites et moyennes entreprises (PME). La sélection de ces entreprises a commencé fin octobre et devrait, en théorie, se conclure fin décembre 2025. Cependant, de nombreux débats et conflits sont à prévoir. Ces 30 % constituent le principal levier pour l’Allemagne afin d’assurer la participation de son industrie nationale, car celle-ci se compose principalement de petites et moyennes industries.
Le programme IRIS2 ne suit pas totalement la règle traditionnelle du retour géographique appliquée par l’Agence spatiale européenne (ESA). Cette règle stipule que chaque État membre doit recevoir, en contrats, l’équivalent de sa contribution financière à un programme de l’agence. Par exemple, si l’Allemagne investit 5 milliards d’euros, elle doit obtenir 5 milliards de contrats pour son industrie. Dans les étapes fondatrices des programmes comme Galileo et Copernicus, ce principe garantissait que l’investissement d’un pays dans un projet se traduisait par un montant équivalent de contrats pour son industrie. Dans le cas d’IRIS2, les règles ne permettent pas aux pays d’avoir un levier sur la participation de leur industrie. Le retour géographique ne s’applique que dans le périmètre des 700 millions financés par l’ESA. Cela est dû à l’accord de coopération entre la Commission européenne et l’ESA. Pour compenser, l’Allemagne a défendu avec succès l’idée d’une plus grande inclusion des PME. Cette stratégie vise à garantir que les futurs programmes industriels profitent à son industrie.
Comment l’Allemagne pourrait peser dans les négociations ?
Depuis le début, l’Allemagne critique IRIS2 pour sa dimension jugée « trop française ». Cela est dû à la forte présence d’entreprises françaises à tous les niveaux du consortium. Jusqu’à l’année dernière, Airbus et Thales étaient même censés figurer parmi les leaders du projet. L’Allemagne a donc exercé des pressions en utilisant plusieurs leviers. L’un des principaux a été financier en jouant sur les dépassements de prix du programme. En deux ans, le coût du programme a presque doublé. Le consortium SpaceRise n’a pas réussi à ajuster ses coûts pour répondre aux attentes de la Commission européenne. Cette stratégie allemande n’a toutefois pas fonctionné. En raison de la dimension stratégique du programme, la Commission a choisi de poursuivre le projet malgré son coût élevé. Elle a préféré continuer plutôt que d’attendre une meilleure alternative, qui pourrait ne pas émerger.
Le deuxième levier utilisé par l’Allemagne est la règle du retour géographique de l’ESA. Cependant, cette règle ne s’applique pas dans le cadre du programme IRIS2, car ce n’est pas l’ESA qui gère le programme, mais la Commission européenne. Or, la Commission n’a inclus cette règle que dans le périmètre du programme financé par l’ESA (700 millions d’euros). Ainsi, l’argument du retour géographique n’a pas été efficace pour défendre les intérêts allemands. D’autant plus que la commission ne permet pas aux Etats de décider à quelles entreprises bénéficieront ces contrats.
L’Allemagne a usé de ces leviers pour deux raisons principales : sa structure industrielle et sa vision du programme. En raison de l’absence de grandes entreprises intégratrices dans le secteur spatial, l’Allemagne est désavantagée dans les grands projets européens. Une entreprise intégratrice est une société suffisamment grande et expérimentée pour gérer un grand projet industriel. Cela limite son rôle à celui de sous-traitant dans les grands projets européens. Ce manque de grandes entreprises dans le secteur spatial a une autre conséquence. L’Allemagne peine à proposer des projets d’envergure à l’échelle européenne pour défendre ses intérêts.
IRIS2 a été largement présenté à la Commission européenne comme un programme essentiel pour la sécurité de l’Europe, en particulier par la France. Cela s’appuie sur le rôle de Starlink dans le conflit en Ukraine. Cette approche reflète la vision française du rôle stratégique du spatial européen, une vision déjà utilisée pour défendre le projet Galileo. Cependant, l’Allemagne reste peu réceptive à ce type d’argument. Il est possible que la création d’un commandement de l’espace contraigne l’Allemagne à changer sa perception du projet. Néanmoins, cela est peu probable. La France continue d’accueillir des grandes entreprises capables de mener des projets industriels d’envergure et peut faire valoir l’importance des questions sécuritaires auprès de la Commission. La montée en puissance du géant allemand de la construction de satellites OHB viendra peut-être freiner cette dynamique.
David Salgado
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