IES 2024 : L’intelligence artificielle au coeur de l’intelligence économique

Le 17ème forum européen d’intelligence économique et stratégique s’est déroulé du 20 au 21 novembre 2024. L’IA a occupé une place centrale au cours des discussions, soulevant les défis de son intégration dans un monde où règne la confidentialité.

Le 17ème forum européen IES 2024, qui s’est déroulé les 20 et 21 novembre derniers à Strasbourg, a été l’occasion d’aborder l’intelligence stratégique au service de la souveraineté et de la compétitivité. Organisé par l’Association Aéronautique et Astronautique de France (3AF), ce rendez-vous biennal réunit un éventail d’experts, de chercheurs, de professionnels et de fonctionnaires issus du monde de l’intelligence économique (IE). Son objectif est de favoriser les avancées sur les problématiques d’anticipation des enjeux et des mutations, tant technologiques que pratiques, à travers divers prismes professionnels. 

Cette édition a été particulièrement captivante, portée par des retours d’expérience, des études approfondies et des exemples concrets d’applications professionnelles. En résumé, un forum exhaustif qui a couvert un large spectre de thématiques liées à l’intelligence stratégique et économique. 

L’intelligence économique à l’ère de l’intelligence artificielle

L’intelligence artificielle a dominé les échanges lors de ces deux journées. À l’heure du virage technologique et de l’annonce de grands investissements américains dans le domaine, la question de son adoption au sein des entreprises françaises constitue un véritable enjeu. Quel rôle confier à l’intelligence artificielle au regard de sa fiabilité ? Comment intégrer une telle technologie, bien souvent d’origine étrangère et posant de facto la question de notre souveraineté nationale ? Faut-il traiter l’intelligence artificielle en interne, pour réduire les risques de fuites au détriment de la qualité de sa base de données ? L’arrivée de l’intelligence artificielle soulève des doutes au regard du dilemme entre risques et opportunités. 

« Qui connaît l’autre et se connaît lui-même, peut livrer cent batailles sans jamais être en péril. Qui ne connaît pas l’autre, mais se connaît lui-même, pour chaque victoire, connaîtra une défaite. Qui ne connaît ni l’autre, ni lui-même, perdra inéluctablement toutes les batailles ». C’est par ces mots empruntés au Général chinois Sun Tzu, que Monsieur Alexandre Lahousse, directeur de l’industrie de défense de la Direction Générale de l’Armement (DGA) a ouvert ce forum IES 2024. À la souveraineté économique, Alexandre Lahousse préfère le terme d’autonomie stratégique. Une formulation qu’il estime plus proche des réalités contemporaines. Selon lui, elle permet de garantir le libre choix de nos dépendances afin d’accepter celles mutuellement bénéfiques et équilibrées. Ce discours d’introduction a trouvé un écho au sein des différentes discussions qui ont suivi. L’intelligence artificielle s’intègre dans la logique du choix des dépendances stratégiques de la France. 

C’est également la question soulevée par Monsieur Philippe Clerc lors de la session consacrée à la « souveraineté des États et les technologies ». La croissance exponentielle de la technologie entraîne un phénomène de « géopolitisation de l’innovation », dans lequel la France et l’Europe occupent une position davantage vassalisée. Un constat étayé par des chiffres alarmants : sur l’année 2022, la part des dépenses en recherche et développement aux États-Unis atteignait 3,6 % du PIB. En Europe, elle n’est que de 2,2 %. L’innovation européenne est freinée par une culture du risque qui empêche le développement d’initiatives d’envergure sur les technologies de rupture. L’IA européenne n’échappe pas à ce phénomène. Même s’il existe des entreprises européennes axées sur cette technologie, à l’image de Mistral AI, ces dernières affichent bien souvent un retard de développement face à leurs homologues étrangères. Les cabinets d’IE français dépendent très largement des technologies américaines. Les solutions françaises existent, mais sont bien souvent hébergées sur des serveurs américains, ce qui pose des problèmes de sécurisation des données. 

Néanmoins, face au dilemme opportunités-risques, les acteurs de l’IE choisissent majoritairement les solutions d’IA en raison des bénéfices indéniables que cette technologie offre au secteur. La question n’est donc pas tant l’adoption de cette technologie, que son adaptation dans un monde où la confidentialité et la fiabilité de l’information sont indispensables.

Comment adapter l’IA au monde de l’IE ?

Comment utiliser cette technologie afin qu’elle soit profitable au secteur de l’IE, sans engendrer une perte de gain liée à son manque de fiabilité selon les tâches qui peuvent lui être confiées ? Le tout en préservant la confidentialité qui incombe aux missions d’IE.

Le travail porté par Messieurs Franck Bourgine et Jordan Jeambenoit met en lumière les principaux cas d’usage de l’IA dans la gestion de l’information. Selon le cycle de l’information, la majorité de ces cas d’usage se regroupent autour de la collecte et du traitement. L’IA est moins utilisée au stade de la diffusion et de l’analyse de l’information. On observe donc un apport de l’IA sur les premières phases du cycle de gestion de l’information. La facilité d’utilisation de l’IA a été relevée lors de ces deux premières phases, car elle ne nécessite pas de compétences techniques particulières. 

Quelques cas d’usages requièrent quant à eux davantage de compétences : l’Open Source Intelligence (OSINT, renseignement en sources ouvertes) et le traitement massif des données. Comment l’expliquer ? Un des éléments réside dans la jeunesse de cette technologie. Les utilisateurs peinent à déceler le potentiel et la fiabilité de l’IA sur certaines tâches qu’ils pourraient lui confier. Les travaux constatent néanmoins des performances significatives de l’utilisation de l’IA pour un cas d’usage sur deux. Pour autant, les résultats obtenus laissent encore des « déchets » (résultat aléatoire, faiblesse de l’analyse, peu de récurrences) qui peuvent être liés à la technologie elle-même ou à l’utilisation humaine approximative.

En 2023, un projet de recherche en OSINT sur trois profils distincts a utilisé l’IA Gemini. Cette dernière a produit des résultats inégaux. Si un profil était cohérent, le second manquait de précision et le troisième a été complètement biaisé par une « hallucination » de l’IA, inventant des données fictives. Ce profil affichait une suite de lettres pouvant être assimilée à un acronyme sur laquelle l’IA avait totalement improvisé. Influencée par le contexte, Gemini n’a pas eu la capacité d’éclairer la demande. Plus inquiétant, elle a inventé une solution. 

Quelle place donner à l’IA ?

Alors l’IA peut-elle remplacer les analystes ? Aujourd’hui, ces derniers ne traitent qu’une infime partie des informations qu’ils ont à leur disposition. L’IA pourrait donc exploiter les lacunes humaines et ainsi augmenter les capacités de traitement et performances des analystes. Comme le rappelait Laurent Couvé (CETIM), l’IA ne bénéficie pas de l’information récente, « elle n’est pas dans les congrès, les forums… ». Les veilleurs et analystes doivent donc convaincre les entrepreneurs que l’IA peut aider à automatiser certaines tâches, mais ne peut totalement se substituer à l’intelligence humaine. 

Afin de maximiser le traitement et le partage de l’information, améliorer la productivité et la compétitivité de ses collaborateurs face à l’IA, qu’Airbus a lancé en 2022 un outil de veille collaboratif développé par la société française Sahar. L’outil propose différents cas d’usages, allant de l’analyse de campagne d’influence à la surveillance en temps réel de différents événements. Sahar est en capacité de surveiller les réseaux sociaux d’une multitude d’acteurs, dont X, Facebook, Tik Tok, Telegram et certaines plateformes chinoises. Le principe étant de transmettre un flux général de données à destination de l’ensemble des veilleurs. Des flux particuliers peuvent être indexés par les opérateurs selon les informations qu’ils recherchent. Les deux principaux cas d’usage fonctionnent sur un principe simple : une veille sur les événements, salons, congrès est activée avant que ceux-ci n’aient lieu, et se clôture à leur terme. Le second cas d’usage vise à collecter les informations de l’activité des acteurs sur le marché. Des filtres permettent d’obtenir le plus précisément possible l’information recherchée par le collaborateur. 

Ainsi, le monde de l’entreprise doit s’adapter à de nouveaux défis technologiques dominés par l’IA. Certains métiers traditionnels sont en pleine mutation, mais l’IA n’est pas encore en capacité de remplacer l’analyse humaine. Ce virage technologique doit pouvoir permettre un renouveau et un gain de productivité sans se laisser dépasser par une technologie dont les limites sont sans cesse repoussées. 

Le défi de l’intégration de l’IA en entreprise 

À l’avenir, les entreprises devront élaborer des stratégies claires en définissant ce qui est exploitable avec un LLM. À moins que la loi n’intervienne pour statuer sur la responsabilité juridique des développeurs d’IA, l’entreprise sera tenue pour seule responsable s’il y a une transmission d’une fausse information, ou une hallucination de l’IA. 

Faudra-t-il internaliser (circuit fermé au sein de l’entreprise) ou externaliser (ouvrir sur le web avec les risques de fuites de données qui l’accompagne) l’IA ? Une utilisation internalisée limite la base de données disponible pour le LLM, mais restreint les risques de fuite. Le dilemme s’inverse lorsque celle-ci est externalisée. 

Le coût représente un autre enjeu. L’entraînement d’une IA sur une base de données interne nécessite un investissement de plusieurs millions d’euros dans de puissants serveurs et des compétences techniques poussées. Cette technologie en est encore à ses débuts, mais les progrès rapides constatés depuis une dizaine d’années, laissent présager un développement rapide et l’apparition de fonctionnalités plus performantes. Son adoption au sein du monde de l’IE nécessite de définir son application et adaptation concrètes pour qu’elle ne représente pas un obstacle.

L’adoption réussie de l’IA dépendra de sa capacité à soutenir les professionnels de l’IE en automatisant certaines tâches, tout en reconnaissant que l’intelligence humaine demeure indispensable pour l’analyse stratégique. Ce forum a ainsi permis de tracer les contours d’un avenir où l’IA sera un atout incontournable pour l’intelligence économique, à condition de maîtriser son intégration dans un écosystème complexe.

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