[Conversation] L’intelligence économique chez Armateurs de France (Partie 2)

Suite et fin de l’interview d’Armateurs de France que le Portail a eu l’occasion de mener.
Accent est porté sur l’état de la flotte militaire et marchande ainsi que sur les enjeux de guerre commerciale pesant sur cette dernière.

P.IE : Quel est l’état de la flotte française ? Pouvez-vous nous parler de son positionnement face à la concurrence ?

 

JM.L : Il y a un mix entre des leaders mondiaux dans lesquels on retrouve des activités « traditionnelles » ; et des services qui se développent de plus en plus et qui ont une valeur ajoutée très importante.

 

Par exemple, les câbliers dans lesquels se trouvent Orange Marine et Louis Dreyfus Armateurs, deux armateurs qui sont leaders de ce secteur dans le monde. On sait l’importance de cette activité, car plus personne ne peut se passer d’internet. Il y a, dans ce cadre des services à valeur ajoutée dont la France est aujourd’hui parmi les leaders mondiaux. Le transport de la marchandise d’un point à un autre n’est pas une fin en soi, car il y a beaucoup d’autres étapes comme le déchargement, la manière de fonctionner lorsqu’il n’y a pas de port etc… Sur ces éléments la filière française dispose d’atouts indéniables.

 

Aujourd’hui, il y a 22 000 salariés, dont 16 000 navigants, au sein de l’ensemble des membres d’Armateurs de France. La flotte française regroupe 400 navires, mais il y a environ 1000 bateaux contrôlés par des entreprises françaises. Quand on fait le bilan, avec ces outils-là, les officiers de l’ENSM que je trouve très bon, le RIF, nous avons une base de flotte très performante qui permet à des sièges sociaux d’entreprise de prospérer et d’avoir au-delà de cette flotte de base, des flottes à travers le monde qui sont dites contrôlées, qui élargissent très fortement l’influence et la capacité à rayonner de la flotte française.

 

P.IE : Quelles sont les forces et les faiblesses de notre pavillon et comment pourrait-on le rendre encore plus efficace aujourd’hui ?

 

JM.L : Le RIF, registre de qualité plusieurs fois inscrit à la première place au Mémorandum of Understanding de Paris, indique qu’en matière de respect de l’ensemble des règles internationales de sécurité, sûreté, environnement, les bateaux du pavillon français sont très bien placés. Ceci apporte donc un certain impact assurantiel. Les bateaux sous pavillon RIF font l’objet de modalités de financement attractives auprès des banques, ce qui permet de nouveaux investissements, et donc de rajeunir la flotte. Aujourd’hui la flotte a une moyenne d’âge de 10 ans contrairement à la moyenne de 15 ans pour l’UE. C’est donc une flotte moderne !

 

Concernant le pavillon français, il n’a aucune réelle faiblesse, mais certains points de son écosystème peuvent-être améliorés. Aujourd’hui, dans la partie administrative, il existe deux faces. La première plus technique concerne les contrôles, l’immatriculation des navires, que nous réalisons avec le ministère des transports. La seconde, côté finance avec la DLF, les services fiscaux, comme l’activité maritime ne représente sûrement pas une part de leurs sujets les plus dominants parmi leur grande charge de travail, l’expertise chez eux dans ce domaine est moins forte ce qui atténue la fluidité entre acteurs publics et privés.

Nous parlons d’investissement très lourd, car un bateau peut atteindre 150 à 200 millions de dollars. Dans le cadre des conteneurs, cet investissement ne se fait pas sur un seul bâtiment, mais sur presque une dizaine pour assurer une ligne complète. Il nous faut alors des personnes qui peuvent répondre quand l’entreprise fait son business plan sur une durée relativement longue pour être certain que toutes les hypothèses prises sur le financement sont les bonnes.

 

Concernant cet aspect d’accès à l’investissement, les banques ont besoin de plus en plus de garanties, surtout dans les périodes difficiles et avec les nouvelles normes européennes comme avec Bâle IV bientôt. Il pourrait y avoir une tendance à décourager certains investissements pourtant essentiels dans le cadre du renouvellement et du verdissement de la flotte. Si l’on arrive à améliorer la fluidité entre tous les acteurs publics, bancaires, État et services fiscaux et les armateurs, alors on pourra encore mieux exploiter les intérêts multiples du pavillon français, c’est un de nos enjeux. 

 

P.IE : Comment la flotte marchande peut participer à l’indépendance stratégique de la France ?

 

JM.L : Cette question aborde le point de la flotte stratégique. Il y a des besoins d’approvisionnement cruciaux pour la France, notamment dans le domaine énergétique et l’optimisation des forces entre la Marine nationale et les forces de la Marine marchande dans les cas de conflits, de catastrophes climatiques, de causes humanitaires… Le concept de flotte dite stratégique existe et ce dernier revient à dire que plutôt que de ne compter que sur la Marine nationale qui aurait les approvisionnements sous contrôle, on essaye d’avoir une flotte qui contribuerait à cette sécurisation des ressources dans tous les domaines stratégiques. C’est un sujet qui n’est pas abouti, qui a été initié dans les années 2015 – 2016 et qui est toujours à l’œuvre. Ce dernier nous intéresse beaucoup, car nous pensons qu’il y a une combinaison à trouver et il est aujourd’hui reconnu que la France a besoin d’une flotte stable, fiable sous pavillon français pour faire face à tout cela. Comment et à quelles conditions cela va se faire sont des questions dont les réponses sont encore en élaboration.

 

P.IE : Dans un contexte dégradé par les guerres commerciales en cours, quels en sont les impacts sur les activités des armateurs ? Plus particulièrement sur le cas du Brexit ?

 

JM.L : Concernant le Brexit, nous sommes très actifs sur le sujet, tout comme le gouvernement français. Nous nous sommes préparés notamment au cas du no deal dans certains ports particuliers pour que les échanges douaniers se déroulent dans de bonnes conditions. Il y a une forte activité du gouvernement avec les armateurs et tous les opérateurs portuaires que l’on a sur la façade de la Manche du Nord pour se préparer à la plus mauvaise situation. Je pense en particulier à Brittany Ferries et DFDS France. C’est un sujet majeur qui a déjà eu un impact considérable, car depuis qu’il a été évoqué, et voté en Grande Bretagne, la livre s’est beaucoup dévaluée. Qui dit dévaluation de la livre dit perte de recette importante pour les opérateurs. Les trafics sont fortement déséquilibrés, car il y a plus de Britanniques qui vont sur le continent que l’inverse. Donc les recettes sont majoritairement en livre alors que les dépenses pour ces opérateurs français sont par nature essentiellement en euros. Donc quand la livre se dévalue, l’équilibre présent est rompu. Du coup l’impact du Brexit est déjà là depuis 2016 ; on espère bientôt avoir la vision sur une future issue, mais en tout cas, les gens se préparent pour les passages physiques, douaniers, pour qu’il n’y ait pas un service dégradé le jour venu.

 

Sur les relations internationales au sens plus large, tous les jours, les entreprises sont impactées, car leur métier est de trouver à transporter de la marchandise. Donc il faut la trouver ; quand elle se raréfie, il faut se « battre », et nous sommes là dans du business classique. Quand un accord commercial se noue ou se dénoue, vous avez effectivement des bateaux qui se remplissent ou qui se vident. L’industrie est capable dans une certaine mesure de s’adapter à la quantité de marchandise à transporter, et ce malgré les oscillations du marché. Aujourd’hui les gens ont les yeux rivés sur le coût du baril qui fait partie des premiers postes de charges dans la profession. Aujourd’hui, concernant le transport multimodal, le transport de bout en bout de la marchandise, les armateurs sont de plus en plus sensibles à cette problématique. En plus de s’intéresser à la mer, ils s’intéressent aussi à ce qui se passe sur la terre en vue de proposer de nouveaux services avec la logistique associée.

 

Alexandre Simeray & Jean-Baptiste Loriers