En juillet 2023, lors d’une visite à Paris, le Premier ministre indien a annoncé la sélection du Rafale Marine de Dassault Aviation face au F/A-18 Super Hornet de Boeing. Cette décision s’inscrit dans une relation de partenariat de longue date entre l’Inde et la France, marquée par des contrats précédents intégrant des clauses d’offsets.
Les « offsets » sont des accords commerciaux associés aux contrats d’armement, imposant au fournisseur étranger de réinvestir une partie de la valeur du contrat dans l’économie du pays acheteur. À long terme, ces compensations peuvent nuire aux États exportateurs en imposant le transfert de technologies, le soutien aux industries locales et, par conséquent, l’émergence de nouveaux concurrents. Cependant, elles demeurent essentielles pour accéder à de nombreux marchés de défense, avec plus de 130 pays les exigeant. Ainsi, en France, bien que les autorités reconnaissent les risques, elles considèrent les offsets comme essentiels pour se différencier de la concurrence, en particulier face aux États-Unis, qui en maîtrisent mieux les mécanismes. Dès lors, les compensations sont-elles des compromis inévitables ou de véritables opportunités ? Comment profitent-elles aux États exportateurs et quels risques en découlent ?
Les offsets : un outil de vente dans la course aux contrats d’armement
Les offsets prennent de plus en plus de place dans les négociations commerciales, au point de parfois surpasser l’importance même du contrat principal. En 2011, Boeing a perdu un contrat de 1,3 milliard de dollars pour fournir des avions ravitailleurs KC-46 en Corée du Sud. Airbus a remporté ce marché en proposant des compensations industrielles plus attractives, renforçant sa position sur le marché asiatique avec ses ravitailleurs A330 MRTT. Cette dynamique pose un problème en augmentant les montants des contrats, au détriment des États et des fournisseurs. Dans certains pays, le montant des compensations peut même dépasser la valeur du contrat, comme en Autriche, où il atteint 172%. Ces exigences élevées créent des distorsions de concurrence, éliminant les entreprises qui ne peuvent pas proposer de telles compensations, au profit des entreprises nationales qui n’ont pas à intégrer ces coûts dans leurs offres.
Quand les offsets priment sur le contenu intrinsèque de l’offre
Les exigences en matière de compensation ont fortement augmenté, avec une préférence marquée des importateurs pour les offsets directs et semi-directs, qui représentent 70% des demandes. Cette orientation s’explique par leur ambition de moderniser leur industrie de défense, d’accéder à des technologies de pointe et de renforcer leur autonomie stratégique.
La politique « Make in India », lancée en 2014, vise précisément à développer l’industrie de défense nationale en imposant aux fournisseurs étrangers de réinvestir une partie de leurs contrats dans le secteur indien. Dans ce cadre, Dassault Aviation a réinvesti 50 % des 7,87 milliards d’euros du contrat Rafale dans l’industrie du pays. Ce transfert de compétences a permis à l’Inde de renforcer ses capacités locales de production et d’intégrer de nouvelles fonctionnalités à l’avion, aboutissant à la livraison des premiers modèles améliorés en 2020. De manière similaire, le programme « Vision 2030 » en Arabie saoudite impose aux entreprises étrangères des exigences d’offsets pour localiser 50% des dépenses militaires d’ici 2030. Les contrats de défense sont ainsi de plus en plus souvent influencés par l’attractivité des offsets, reléguant parfois au second plan les critères techniques et de compétitivité.
Réglementation insuffisante des offsets : risques de sanctions pour les exportateurs
L’encadrement des offsets reste insuffisant, notamment en France, où l’absence de suivi rigoureux expose à des risques, en particulier en raison de l’augmentation du recours à des fournisseurs locaux et des transferts de technologies. À l’international, bien que l’OMC et l’Union européenne interdisent les offsets pour préserver la concurrence, des exceptions existent pour le secteur de la défense. La directive 2009/81/CE permet des dérogations lorsque la sécurité nationale est en jeu. En raison de l’absence d’une réglementation internationale claire, chaque pays établit ses propres règles en matière d’offsets, avec des seuils déclencheurs, des taux d’obligation et des pénalités. Les tendances actuelles montrent un renforcement des pénalités, accompagné par des contrôles plus stricts de la part des États acheteurs. Au Koweït, une entreprise qui ne respecte pas ses engagements d’offsets doit verser une garantie de 6% du contrat et risque d’être inscrite sur une liste noire, l’empêchant de participer à de futurs appels d’offres publics.
Le transfert de technologie dans les offsets : des risques pour les exportateurs
Les offsets présentent des risques de transfert de technologies sensibles et de localisation de la production, pouvant transformer un client en concurrent. La Chine impose ces deux conditions dans ses appels d’offres, ce qui lui permet d’augmenter la quantité et la qualité de ses exportations, tout en diversifiant sa clientèle. Cependant, ses exportations, souvent destinées à des régimes autoritaires, représentent un risque pour la sécurité internationale, comme en témoignent ses livraisons de technologies nucléaires à l’Iran et au Pakistan. Face à ce risque, l’État français contrôle l’attribution des licences d’exportation de matériel de défense par l’intermédiaire de la Commission interministérielle pour l’étude des exportations de matériel de guerre (CIEEMG), veillant à ce que les compensations respectent les priorités politiques, stratégiques et économiques du pays. La Direction générale de l’armement (DGA), membre de cette commission, délivre les licences et s’assure du respect des éventuelles restrictions imposées.
Les offsets offrent-ils des opportunités aux industriels exportateurs ?
Les offsets présentent également des avantages, notamment en réduisant les coûts unitaires des équipements grâce aux économies d’échelle. En délocalisant une partie de la production dans le pays acheteur, ils permettent de bénéficier d’une main-d’œuvre moins coûteuse et de soutien financier locaux. Par ailleurs, ces mesures favorisent parfois l’interopérabilité des équipements entre les forces armées de deux pays, en alignant les standards des équipements et en assurant une maintenance sur place, ce qui renforce la coopération militaire et stratégique. Les PME du secteur de la défense peuvent aussi bénéficier des offsets, leur permettant de diversifier leurs activités et de s’implanter sur de nouveaux marchés. La PME Gaches Chimie, partenaire de Dassault, a suivi l’entreprise en Inde dans le cadre des offsets, en assurant la logistique locale pour plusieurs sous-traitants. Cette démarche lui a permis d’étendre son activité à l’international tout en consolidant sa position auprès des clients français.
Si le traité de Rome de 1957 visait à supprimer les barrières commerciales en Europe, les industriels de la défense doivent aujourd’hui composer avec des offsets imposés par les pays émergents. En conditionnant l’accès aux marchés publics à des transferts de technologie ou à une production locale, ces exigences s’apparentent à des restrictions commerciales déguisées. Face à ces contraintes, les industriels européens et français doivent naviguer entre opportunités d’exportation et préservation de leur savoir-faire stratégique. Dans ce contexte, la régulation des offsets au sein de l’UE devient un enjeu majeur. L’Europe s’interroge sur un possible renforcement du contrôle et du suivi de ces pratiques, comme le préconise la Cour des comptes. L’enjeu est donc de trouver un équilibre entre compétitivité, transparence et préservation des intérêts stratégiques.
Tess Dublanche
Pour aller plus loin:
- Rapport du SIPRI : la France, bientôt le second exportateur d’armement devant la Russie ?
- L’Europe de la défense, enjeu de la présidence française de l’UE
- Le maillage territorial : colonne vertébrale de la BITD française