Alors que l’État islamique (EI) a perdu du terrain au Moyen-Orient ces dernières années, le groupe terroriste s’est tourné vers de nouveaux territoires afin d’assurer sa survie et son expansion. L’Amérique latine, avec ses failles sécuritaires, ses réseaux criminels importants et ses frontières poreuses, devient une cible pour l’État islamique. Base de recrutement et source de financement, la région est désormais perçue comme un terreau fertile exploitable par les groupes terroristes.
L’Amérique latine représente aujourd’hui un espace stratégique pour l’État islamique, non seulement comme réserve financière, mais aussi comme terrain de recrutement. Les méthodes de radicalisation y sont adaptées aux réalités locales, combinant propagande en ligne et ancrage communautaire. Sur le plan opérationnel, la menace reste principalement ciblée contre les intérêts israéliens et juifs, avec plusieurs tentatives d’attentats déjouées, notamment au Brésil et en Équateur.
La prolifération de « loups solitaires »
Depuis 2020, les arrestations d’individus n’ayant pas de lien direct confirmé avec des groupes comme le Hezbollah ou l’État islamique, mais organisant tout de même des attentats, se multiplient. En mars 2025, Matheus De Aguiar Avelino, un jeune Brésilien de 24 ans, a été arrêté à São Paulo alors qu’il planifiait une attaque suicide contre la Police Fédérale. Converti à l’islam en 2022, la police a retrouvé dans son domicile un arsenal d’armes artisanales et des drapeaux de l’État islamique. Si le lien direct avec le groupe terroriste n’a pas été mentionné, les autorités alertent d’une recrudescence des sympathisants du groupe.
Le 26 février 2025, les autorités équatoriennes ont arrêté un suspect présumé d’avoir des liens avec l’État islamique. À travers les réseaux sociaux, il publiait et montrait son intention de commettre des attentats contre des installations d’ambassades en Équateur, tout en exposant sa motivation par l’idéologie jihadiste. Le 16 août 2024, la police fédérale argentine a déjoué un plan terroriste islamiste, supposément lié à l’État islamique et aux talibans, visant à assassiner des juifs à Mendoza. En septembre 2024, un adolescent de 14 ans a été arrêté en Uruguay par les autorités locales, alertées par le Mossad et le FBI. L’adolescent, arabophone, avait des liens avec le groupe terroriste et avait publié une vidéo menaçant une synagogue au nom de l’État islamique. Il planifiait aussi des attentats contre des commerces locaux.
La prolifération d’individus radicalisés agissant en apparence de manière autonome, sans appartenance formelle à des groupes jihadistes structurés, pose des questions fondamentales sur l’efficacité et la portée de la propagande extrémiste en ligne. La radicalisation à distance, via des contenus djihadistes accessibles en ligne, dépasse les frontières et touche des populations isolées, sans besoin de contact physique avec des groupes terroristes. Si les capacités opérationnelles de ces acteurs restent limitées (armes rudimentaires, cibles locales), leur potentiel de nuisance psychologique est élevé, notamment contre les communautés juives ou les institutions étatiques.
De la propagande en ligne à la présence locale
L’arrestation en décembre 2024 de Thiago José Silva dans l’État de São Paulo a révélé l’existence d’un réseau de recrutement s’appuyant sur la plateforme en ligne « Comando 860 ». Cette dernière ne se contentait pas de diffuser de la propagande classique, mais avait développé un discours spécifiquement adapté au public brésilien, mêlant références religieuses et critique des inégalités sociales. L’examen des éléments saisis par les autorités locales indique que les recruteurs mettaient en avant le califat non pas en tant qu’idéal religieux, mais comme une alternative politique radicale au système brésilien, considéré comme corrompu et défaillant.
Parallèlement à cette radicalisation numérique, on observe des tentatives d’implantation physique. La condamnation en juillet 2024 de Fábio Samuel da Costa, un jeune brésilien de vingt ans, illustre cette double approche. Radicalisé en ligne, il avait entrepris de constituer un groupe physique recrutant parmi les jeunes défavorisés de Rio de Janeiro, avec pour cible explicite les intérêts israéliens et américains. Son procès a mis en lumière les méthodes de recrutement employées : approche initiale centrée sur l’aide sociale, puis introduction progressive de contenus religieux et extrémistes.
En mai 2023, quinze adolescents issus des communautés Baniwa et Desana (État d’Amazonas, Brésil) ont été secourus par la police brésilienne dans le cadre du démantèlement d’un réseau de recrutement islamiste suspecté d’avoir des liens avec l’État islamique. Ces jeunes, originaires de la région de Manaus, étaient endoctrinés par l’Association Solidaire Humanitaire des Amazonies (ASHAM), un groupe islamique dirigé par le ressortissant turc Abdulhakim Tokdemi. Selon les enquêtes menées par les autorités brésiliennes, cette organisation aurait recruté et envoyé au moins cinq jeunes indigènes dans des écoles coraniques en Turquie (notamment à Kütahya et Tarsus) depuis 2019. La méthode de recrutement reposait sur des stratégies de manipulation, incluant des distributions de nourriture et des dons d’argent pour inciter les parents à ne pas dénoncer les activités du groupe.
L’implantation de l’État islamique à Trinité-et-Tobago
Trinité-et-Tobago, petit État insulaire des Caraïbes, occupe une place particulière dans la stratégie de l’EI. En effet, ce pays a fourni le plus grand nombre de combattants étrangers par habitant dans l’hémisphère occidental pour rejoindre les rangs de l’EI. Entre 2013 et 2016, plus de 130 Trinidadiens ont été recrutés, dont beaucoup sont morts au combat ou sont détenus dans des camps en Syrie. La présence de groupes fondamentalistes islamistes sur le territoire remonte à 1990, lorsque le groupe Jamaat Al Muslimeen a tenté un coup d’État. Le groupe a particulièrement attiré l’attention en 2007 lorsque les États-Unis ont arrêté l’un de ses membres, Kareem Ibrahim, pour son implication dans la planification d’un attentat contre l’aéroport JFK.
Cette radicalisation s’explique en partie par les tensions sociales et économiques que traversent le pays. Des groupes locaux, influencés par l’idéologie de l’EI, exploitent ces vulnérabilités pour recruter des jeunes. La communauté musulmane de Trinidad et Tobago, bien que minoritaire, est devenue un terreau fertile pour l’extrémisme, avec des prédicateurs comme ceux appartenant au Jamaat Al Muslimeen, qui diffusent la propagande de l’EI.
Le crime organisé comme moteur financier
L’EI ne se contente pas de recruter des sympathisants en Amérique latine ; il s’implique activement dans des activités illicites pour générer des fonds. Le trafic de drogue, en particulier, est devenu une priorité. En mai 2024, en Équateur, deux citoyens turcs, Ergünlü Mahmut et Alkan Aslan, ont été interpellés pour trafic d’armes et liens présumés avec l’EI. Leur arrestation a mis en lumière un réseau de trafic de captagon lié à l’État islamique, une drogue synthétique composée d’un mélange de méthamphétamine et de caféine. Cette découverte confirme que l’EI utilise l’Amérique latine comme une plateforme pour diversifier ses sources de revenus, en s’appuyant sur des activités criminelles transnationales. Selon la police turque, les deux détenus auraient été en lien avec Safa Ismail Kizilyaprak, un citoyen turc recherché ayant des liens avec l’État islamique.
La coopération face à la menace de l’État islamique
En réponse à la multiplication des événements liés aux groupes terroristes, des pays comme le Brésil et l’Argentine ont mis en place des plans de lutte antiterroriste. Dans le cas brésilien, la Chambre des députés a approuvé en décembre 2024 un projet de loi visant à renforcer la lutte contre le crime organisé transnational grâce à la création d’associations inter fédératives. Ce texte législatif permet aux différents niveaux de gouvernement (fédéral, étatique et municipal) de collaborer plus efficacement pour combattre les réseaux criminels. Le projet prévoit des mécanismes de coopération entre les diverses instances publiques, incluant le partage d’informations et la mise en commun de ressources pour des opérations conjointes. L’objectif principal est d’offrir une réponse coordonnée et plus puissante face aux organisations criminelles dont les activités s’étendent souvent à plusieurs États brésiliens et pays voisins. La nouvelle législation permettra notamment de mieux traquer les flux financiers illicites et de démanteler les réseaux de trafic.
En ce qui concerne l’Argentine, l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC) et le ministère de la Sécurité de la République argentine ont signé en novembre 2024 un accord de coopération visant à intensifier la lutte contre le crime organisé transnational. Le protocole d’accord prévoit plusieurs axes de collaboration, notamment le renforcement des capacités institutionnelles, l’échange d’informations et le développement d’outils technologiques pour lutter plus efficacement contre les différentes formes de criminalité organisée, notamment le terrorisme islamiste.
Ces initiatives récentes marquent une prise de conscience croissante des Etats latino-américains face à la menace terroriste. Cependant, malgré le début de ce qui pourrait être une politique régionale coordonnée et durable, les défis restent nombreux. Le budget, parfois très limité, des autorités locales est consacré essentiellement à la lutte contre les cartels de drogue. Cela freine la mise en place de mesures effectives contre l’implantation de l’État islamique en Amérique latine. Si le Brésil et l’Argentine montrent une volonté de renforcer leur cadre légal et leur coopération internationale face à l’islamisme, la lutte contre ce dernier dépend en partie des autres acteurs de la région. En effet, des pays tels que le Venezuela, maintiennent encore des liens avec des groupes islamistes comme le Hezbollah.
Melissa Mey
Pour aller plus loin :