Conférence de Nicolas Michelon : « L’affaire Carlos Ghosn : un cas d’école de guerre économique »

Jeudi 29 janvier 2020 a eu lieu une conférence à propos de l’affaire Carlos Ghosn à l’Inalco. Le conférencier Nicolas Michelon, spécialiste de l’IE en Asie, est revenu sur ce cas d’école qui a secoué la presse mondiale pendant plus d’un an. La guerre économique et les affrontements informationnels impactant l’alliance Renault-Nissan y ont été déchiffrés par le biais de nombreuses grilles de lecture, permettant de mieux appréhender les dynamiques de fond de cette affaire.

Fondateur du site Asia Power Watch, Nicolas Michelon a travaillé pendant 20 ans à Singapour, à Hong-Kong, en Chine et au Japon en tant qu’économiste, analyste financier et gérant de portefeuille. Il dirige aujourd’hui Asia Intelligence Advisory, un cabinet d’intelligence économique créé en juin 2019 et spécialisé sur l’Asie orientale. Il intervient parallèlement à l’Ecole de Guerre Economique ainsi que dans de multiples conférences sur les enjeux de guerre économique sur la zone asiatique.

Au cours de sa présentation, Nicolas Michelon est revenu sur plusieurs aspects souvent ignorés par la presse économique, comme l’importance de  considérer les aspects financiers et technologiques de l’Alliance Renault-Nissan-Mitsubishi. La composition actionnariale des entreprises et de l’alliance sera l’une des principales causes qui engendrera cette affaire de notoriété mondiale. D’une part, le constructeur français détient 43% du capital et des droits de vote de son homologue japonais ; de l’autre, ce dernier, actionnaire de Mitsubishi à hauteur de 34%, ne dispose que de 15% de participation dans Renault sans droit de vote. De plus, l’Etat français possède lui-même 15% du capital de Renault, avec double droit de vote concédé depuis l’application de la loi Florange en avril 2015. Enfin, Renault et Nissan se répartissent à égalité la composition capitalistique de la structure de l’Alliance. Même si ce partage paraît équitable de prime abord, le poids des entreprises n’est en réalité pas le même. L’entreprise française aura un avantage par rapport à son homologue japonais, chose que ce dernier ne laissera pas passer paisiblement.

Plusieurs éléments permettent également de mieux comprendre la situation initiale. Sur le plan culturel, Nissan est considéré comme un fleuron de l’industrie japonaise. Or, lorsque Louis Schweitzer, alors PDG de Renault, propose un partenariat à un Nissan en mauvais état financier, ce dernier groupe sort affaibli de luttes internes depuis les années 1980. Ces affrontements, qui portent sur la question de la pertinence d’une stratégie d’internationalisation et d’ouverture d’usines à l’étranger, débouchent finalement sur la défaite de ses détracteurs, alimentant ainsi l’idée d’une revanche.

 

Structure de l’alliance et rapports de force financiers et technologiques

D’autre part, la partie française a envoyé un autre signal d’alerte très mal accueilli de la partie japonaise lorsqu’en 2015, Emmanuel Macron, alors ministre de l’Economie fait temporairement augmenter la participation de l’Etat à 19,7% du capital. Réalisée sans prévenir Carlos Ghosn, cette opération a pour objet de dépasser la minorité de blocage (33%) et d’appliquer la loi Florange des doubles droits de vote. Par voie de conséquence, l’Etat français renforce ainsi indirectement son pouvoir décisionnel dans Nissan. La défiance et les divisions entre l’Etat-actionnaire et l’ex-Régie apparaissent au grand jour et Carlos Ghosn, pris entre deux feux, obtiendra un statu quo par la mise à jour des accords Rama limitant le pouvoir décisionnel de Renault chez son partenaire.

Les rapports de force se révèlent aussi aux niveaux financier et technologique. Financièrement, la valeur propre des entreprises est profondément inégale. D’une part purement commerciale, Mitsubishi et Nissan réalisent les deux tiers des ventes de l’alliance. D’autre part, Renault, en plus de posséder l’EBE le plus faible parmi les trois entreprises, ne possède pas de « valeur financière propre ». En effet, le poids financier de cette dernière n’est quasiment composé que de ses diverses participations au sein de l’entreprise Nissan.

Technologiquement, les rapports de puissance penchent aussi en faveur de Nissan, qui fournit la majeure partie des pièces détachées communes aux modèles du portefeuille des marques des deux constructeurs. Ainsi Nissan détiendrait une avance significative sur son partenaire, si on remarque la sortie de la Renault Zoé trois ans après celle de la Nissan Leaf. Cette distorsion officielle entre l’avantage technique et financier du côté japonais et le pouvoir de décision côté français aurait ainsi donné l’impression à la partie japonaise de « vivre un traité de Versailles dans sa version capitalistique et d’avoir été pillée technologiquement. », d’après Nicolas Michelon.

Parallèlement, le désengagement de l‘usine de Sunderland au Royaume-Uni (premier site de production de Nissan en Europe) à cause du Brexit va permettre au constructeur japonais de mettre fin à une coopération sur le plan technologique, cette dernière relevant davantage du pillage technologique que d’une réelle coopération démultipliant la valeur ajoutée de l’innovation.

 

L’arrestation de Carlos Ghosn et les signaux faibles culturels

Dans un second temps, le conférencier se penche sur les coïncidences de calendrier entre l’affaire Carlos Ghosn et le cas du président du comité olympique japonais, Tsunekazu Takeda, possible contre-attaque de l’État français face au système japonais. La première mise en accusation de Carlos Ghosn au 10 décembre 2018 porte sur la non-déclaration au fisc japonais d’une partie de ses revenus différés en vue de sa future retraite. Simultanément, les Français mettent en examen Takeda, descendant direct de l’empereur Meiji à l’origine de l’ouverture du Japon à la modernité occidentale et objet d’une grande considération pour les Japonais. Un mois plus tard, Carlos Ghosn est à nouveau mis en examen pour abus de biens sociaux au détriment de Nissan tandis que la mise en examen de Tsunekazu Takeda est rendue publique. Ce dernier démissionnera mais ne sera finalement pas poursuivi. Enfin, l’ex-président de l’alliance est arrêté une troisième fois le 4 avril pour détournement de commissions pour le distributeur de Renault-Nissan à Oman. L’expert présent à l’Inalco en conclu que toutes ces coïncidences calendaires révèlent une convergence de preuves en faveur d’une hypothétique opération de guerre économique planifiée en amont.

Cette hypothèse est renforcée par les mœurs culturelles nippones. En effet, l’inclinaison du buste que réalisent les Japonais pour diverses occasions, dont des excuses, est un facteur culturel fort de signification, comme l’illustre la présentation de l’intervenant. Ainsi, le 19 novembre 2018, Hiroto Saikawa, directeur général de Nissan, présente ses excuses en s’inclinant à 45° ; geste qu’il réitère avec son conseil d’administration envers les actionnaires lors de l’assemblée générale d’avril 2019, mais à 90° cette fois. Selon Nicolas Michelon, la nette différence entre ces deux comportements éclaire sur l’absence de sincérité dans le premier cas.

 

L’évolution du conseil d’administration de Nissan

Par rapport à la gouvernance de Nissan ; le conférencier a constaté que la composition du conseil d’administration fait ressortir la position de faiblesse dans laquelle se trouvent les Français, en dépit des évolutions entre l’assemblée générale du 8 avril 2019 et le conseil actuel. Le détail initial des administrateurs (4 Japonais, 3 français) met en exergue l’isolement relatif de Jean-Dominique Senard, président de Renault attaché à la collégialité des décisions, accompagné de deux cadres retraités du groupe français. D’un autre côté, la partie nippone met en évidence la présence de Saikawa, d’un ancien cadre du METI (ministère de l’économie japonais, réputé farouchement protectionniste), du directeur de la production et d’un ex-directeur des opérations aux côtés d’une ancienne championne de Formule 1 sans fonction exécutive.

Dans le cadre d’une réforme de la gouvernance votée fin juin 2019, le conseil s’est élargi et accueille désormais deux Français, à savoir Jean-Dominique Senard et Bernard Delmas (ex-Michelin et directeur local de Valeo), deux Américains et cinq Japonais. Par ailleurs, la place des administrateurs indépendants a gagné en nombre et en attributions : les nouveaux comités de nominations, de rémunérations et d’audit sont respectivement présidés par Masakazu Toyoda (ex-METI), Keiko Ihara (pilote de Formule 1) et Motoo Nagai, ex-directeur de l’audit de Nissan fortement impliqué dans les enquêtes de la justice contre Carlos Ghosn. De plus, les cadres démissionnaires de Nissan (dont Hiroto Saikawa) conservent leur présence au conseil en tant que conseillers non déclarés, suivant les traditions japonaises. Dans ce contexte et malgré les pressions exercées par la menace de ne pas approuver cette réforme, le président de Renault n’a pas pu obtenir la présidence d’un des comités créés et la partie française reste généralement marginalisée.

 

Les relations politico-économiques, angles morts de l’affaire Carlos Ghosn

Deux autres éléments d’analyse sont aussi à prendre en compte. Tout d’abord, les interactions entre le pouvoir politique, la justice et la firme de Yokohama sont dynamisées par l’entrée en vigueur de la loi de réduction de peine peu avant le début de l’enquête interne de Nissan. Dans ce contexte, l’immunité juridique a été octroyée aux lanceurs d’alerte. Ce nouveau dispositif a contribué à alimenter les relations entre Hiroto Saikawa, le conseil juridique du parti libéral-démocrate au Japon, le secrétaire général du Cabinet (équivalent du gouvernement au Japon), le ministère de la Justice et son Bureau des Enquêtes Spéciales, et le METI.

D’autre part, la majorité de ces acteurs fait partie d’une organisation discrète et influente, le Nippon Kaigi ou « Conférence du Japon », principal lobby politique fortement marqué par le nationalisme, qui souhaite réviser la constitution pour pouvoir développer les forces armées et leur capacité de projection à l’étranger. Il rassemble l’essentiel des dirigeants : membres de la famille impériale japonaise ou du clergé japonais, Shinzo Abe (premier ministre actuel), Yoshihide Suga, secrétaire général du Cabinet et député de la circonscription de Yokohama où est implanté le siège de Nissan, les trois quarts du Cabinet Abe IV et 289 des 480 des parlementaires nippons. Bien qu’indirecte, son implication a fortement influencé la chute de Carlos Ghosn selon Nicolas Michelon.

 

Quel avenir pour l’Alliance ?

Financièrement, l’effondrement du cours des actions Renault et Nissan contraste avec la valeur boursière de Peugeot, Fiat-Chrysler, Volkswagen ou Daimler. Certains analystes financiers estiment alors que la meilleure option pour les actionnaires consisterait à vendre les actions Renault, conduisant ce dernier à se séparer d’actions Nissan (donc y abaisser sa participation), pour enrayer la spirale de la dévalorisation.

A l’heure du bilan, l’affaire Carlos Ghosn a été une défaite stratégique majeure pour Renault, grand perdant de cet affrontement qui ne dispose plus des leviers d’action opérationnels envers son partenaire. De l‘autre côté, la victoire de la partie nippone peut être qualifiée de victoire à la Pyrrhus dans la mesure où la reprise de leur indépendance s’est soldée par une perte de 12 milliards de dollars.

Pour Nicolas Michelon, trois scénarios sont envisageables à ce stade. Officiellement, l’alliance, ayant maintenant renouvelé ses dirigeants et sa stratégie, prend un nouveau départ. Dans une autre perspective, l’alliance ne survit pas à son créateur, ses partenaires divorcent et Renault risque de devoir s’adosser à un autre constructeur, voire d’être racheté par ce dernier. Enfin, ce scénario n’est pas incompatible avec une consolidation de l’automobile japonais, Nissan et Mitsubishi se rapprochant de Toyota, Suzuki, Honda ou Mazda pour former un géant du secteur capable de reconquérir le leadership sur les marchés mondiaux.

 

Louis-Marie Heuzé & Alexandre Simeray