Le business de la drogue en Afrique

En Afrique, la moyenne d’âge des plus gros trafiquants de drogue tourne autour de 50 ans. La plupart ont vu la cocaïne pour la première fois à la fin des années 90.

En regardant des séries américaines. Ils se sont formés auprès des narcotrafiquants sud-américains dans les années 2000 avant de gagner leur autonomie 10 ans plus tard. Ils exécutent rarement les infiltrés. Ils les retournent pour intoxiquer les services de répression dont les ¾ sont du reste corrompus. Ils ont bâti leur fortune sur les failles des Etats, la mondialisation des filières et la demande croissante des Européens et nord-Américains. Knowdys a sélectionné cinq clés pour comprendre leur business. Synthèse.

Qui sont-ils ?

Pour réaliser la cartographie des acteurs, Knowdys s’est appuyé sur cinq Etats qualitativement et quantitativement représentatifs des pays ayant comptabilisé les plus importantes saisies de drogue en Afrique de 2011 à 2012 : Ghana, Guinée, Mali, Nigeria et Libéria. Soustraits par la justice depuis peu, les barons ci-après sont les symboles de ceux qui tiennent le business de la drogue au sud du Sahara. 

  • Le Nigérian Chigbo Peter Umeh (dit Mike), âgé de 45 ans, courtier spécialisé en stupéfiants de provenance sud-américaine, père de 14 enfants dont quatre sont sans mère.
  • Le Ghanéen Nathaniel Français (dit l’expert), âgé de 52 ans. Coordonnateur des importations de cocaïne en provenance d'Amérique du Sud vers le Liberia par voie maritime. 
  • Le Guinéen José Américo Bubo Na Tchuto (dit Bubo) âgé de 64 ans, ancien chef d’état-major de la Marine bissau-guinéenne.
  • Le Malien Baba Ould Cheikh (dite Baba), maire de Tarkint, âgé de 48 ans, homme d’affaires réputé et fin négociateur, recherché depuis la vérité sur l’incendie de « Air Cocaine ».
  • Le Ghanéen Kudufia Mawuko (dit Marco) âgé de 57 ans, logisticien dans la contrebande maritime, accusé d’importation de cocaïne aux États-Unis.

 Comment font-ils ? 

Contrairement à ce qu’écrivit Simone de Beauvoir dans Les Mandarins, les drogués africains ne veulent pas droguer tout le monde. Les douaniers européens qui attendent de petits porteurs à Roissy ou Heathrow en arrêtent de moins en moins depuis 2010 […]. Dans le même temps, le pourcentage de drogue transitant par l’Afrique de l’Ouest connait une croissance exponentielle sur le marché européen dont la demande a été multipliée par deux au cours des 12 dernières années.

Rares sont les trafiquants africains qui ont lu Cocteau. Pourtant les plus puissants parmi eux savent que, dans ce business ultrasensible, l’instinct de trafiquant demande à être dressé par la méthode, mais que seul l’instinct aide à découvrir une méthode qui lui soit propre et grâce à laquelle il peut dresser son instinct. Ceux qui l’ignorent paient cher leur liberté. Le 17 mai 2009, lorsque le baron de la drogue nigérian Umeh rencontre les officiels libériens et un indicateur de la DEA, il fait des révélations de première importance pour prouver qu’il est un professionnel. Il leur avoue par exemple que ses associés et lui ont déjà acheminé 900 kilos de cocaïne en Guinée Bissau, et quasiment l’équivalent en Guinée Conakry et au Libéria. Umeh est tombé quelques jours plus tard.

[…] « Pour explorer le champ des possibles, comme l’écrivait Reeves, le bricolage reste la méthode la plus efficace ». Les Africains inscrits sur la Liste noire des trafiquants de drogue établie par Washington ont tous tété le sein des séries américaines dans les années 90, travaillé en contrebande de cocaïne pour les cartels latino-américains dans les années 2000, avant d’établir leurs propres process. 

Exemple concret : une à deux fois par mois, un avion affrété par des narcotrafiquants sud-américains se pose en Guinée-Bissau. Charge moyenne de cocaïne par vol : 700kg. Pour garantir le succès absolu des opérations, les lieux d’atterrissage sont sanctuarisés. La nuit tombée, des pistes improbables sont éclairées à l’aide des groupes électrogènes et sécurisées par des éléments des forces armées locales […] D’après les investigations de Knowdys sur la « filière bissau-guinéenne », les trois points de livraison les mieux sécurisés pour les trafiquants africains au premier trimestre 2013 sont, par ordre croissant, Gabu, Cacheu et Batafu.  

Au lieu de quitter Bissau par vols directs pour les aéroports de Casablanca, Dakar ou Lisbonne (plus surveillés qu’il y a cinq ans), une partie de la drogue passe par la route pour atteindre la Casamance, la Mauritanie et le Maroc. L’autre partie, plus importante, voyage par conteneurs vers l’Europe. Dans cette filière, seul le Renseignement criminel permet d’identifier et d’intercepter la drogue. Le volume du trafic maritime est tel, en effet, que le moindre ralentissement pour cause de contrôle peut rapidement provoquer un engorgement préjudiciable aux affaires et porter atteinte à l’image des Ports européens dont les plus importants sont en concurrence. 

 Que risquent-ils ? 

« En toute affaire, les bénéfices sont en proportion avec les risques. » Cette vérité énoncée par Balzac dans La Maison de Nucingen en 1830 est valable pour les trafiquants de drogue africains en 2013. Plus que quiconque, ils en ont conscience. D’ailleurs, « Dieu ne leur pas laissé le choix », déclarent leurs soutiens sous anonymat. En face, l’opposition « soft » et « hard » menée par les Etats-Unis et leurs alliés africains et non-africains est sans merci.

[…] Après la lutte contre le terrorisme, la guerre contre la drogue est, en effet, le deuxième axe majeur de l’intervention des forces américaines en Afrique. Hormis le financement des programmes de soutien aux « Failed States », Washington a renforcé les moyens d’action de la Drug Enforcement Administration (DEA). Le service de police fédéral américain contribue à la formation de la police anti-narcotique dans plusieurs Etats tels que le Ghana, le Nigeria, le Libéria ou le Kenya. A titre d’exemple, l’exercice du 13 juillet 2012 au Sénégal a regroupé les troupes de quatre pays africains : le Burkina Faso, la Gambie, la Guinée et le Sénégal.

Le 11 avril 2013, l’ex-président capverdien, Pedro Pires, s’exprimant au nom de la Commission ouest-africaine des drogues, créée en 2013 par Kofi Annan, a appelé à promouvoir les Etats africains forts et à renforcer la coopération internationale pour freiner le trafic de drogue. En attendant, les trafiquants africains, dont la plupart retournent les infiltrés et arrosent les fonctionnaires corrompus, ont plus à craindre de leurs concurrents sud-américains que des forces antidrogue africaines […]. 

Que gagnent-ils ?

Le paradoxe, c’est que « l’argent est la drogue la plus trompeuse qui soit, car elle nous donne l’illusion de pouvoir contrôler notre destin », écrivait Douglas Kennedy en 2009 dans Quitter le monde. Bien qu’ils soient difficiles à évaluer, les profits des trafiquants de drogues africains se chiffrent à plusieurs milliards de dollars. D’après les investigations de Knowdys intelligence économique au premier trimestre 2013, un kilo de cocaïne dont la pureté avoisine les 70% sur le marché de gros rapporte entre 70.000 et 75.000 euros […].

Après avoir travaillé comme dealers pour les barons de la drogue sud-américains, les trafiquants africains ont désormais leurs propres « structures ». Sur le terrain, le pouvoir a changé de mains. Certes, la majeure partie de la cocaïne arrive toujours via les cartels latino-américains, mais la participation directe de ces derniers dans la région est en chute libre. A leur place, quelques groupes ouest-africains assez bien structurés ont créé leurs propres systèmes de transport et de distribution de stupéfiants indépendants. Dans un pays comme le Nigéria, ils produisent leur propre méthamphétamine à grande échelle. Résultats : sur son chemin vers l’Europe, la cocaïne laisse environ 1,25 milliards de dollars en Afrique de l’Ouest chaque année. 

Mais l’Afrique de l’Ouest n’est pas seule. La croissance exponentielle des saisies et des arrestations indiquent que l’Afrique orientale prend de l’importance en tant que plaque tournante du trafic d’héroïne. Les investigations de Knowdys montrent que les ports de Djibouti, d’Erythrée, du Kenya et de Tanzanie, notamment, constituent progressivement des lieux de transit pour les grandes expéditions d'héroïne afghan en provenance du Pakistan et dont les principaux bénéficiaires sont les Talibans.

Que craignent-ils ? 

[…] Depuis 2010, quelques grands barons de la drogue sont tombés aux mains de la justice. Leur pire crainte n’est pas d’être arrêtés. Ils ont surtout peur de perdre leur butin et le respect qui leur est dû par ceux pour qui ils estiment s’être « sacrifiés ». 

Arrêtés le 28 mai 2010 à l’aéroport international Roberts de Monrovia, le Nigérian Chigbo Peter Umeh et ses associés (trois Sierra-Léonais, un Nigérian et un Russe) ont été extradés et écroués aux Etats-Unis en vertu d’un mandat délivré par le parquet du District sud de New York. Le 28 juillet 2011, Umeh – par ailleurs connu sous les surnoms de « Chigbogu Umehwunne », « Emeka Okonkwo » ou « Mike Chibue » – écope de 30 ans de prison. Durant son procès, Umeh implora la clémence du juge aux motifs qu’il était père de 14 enfants dont 4 avaient perdu leur mère.

Le 2 avril 2013, José Américo Bubo Na Tchuto, ancien chef d’état-major de la Marine bissau-guinéenne et ses associés, Manuel Mane Mamadi, Papis Djeme et Tchamy Yala sont serrés au Cap-Vert. Quelques heures plus tôt, Bubo avait accueilli des indicateurs de la DEA, l’agence anti-drogue américaine, à l’aéroport de Bissau et embarqué avec eux à bord d’une vedette pour rejoindre un navire battant pavillon panaméen ; un navire censé transporter une cargaison de cocaïne. Piégé.

Le 4 avril 2013, c’était au tour de Manuel Mamadi Mané et Saliu Sisse de tomber dans les filets des enquêteurs. Piégés par des agents américains de la DEA, ils ont tous été convoyés aux Etats-Unis et inculpés de « conspiration en vue de faire entrer des stupéfiants aux Etats-Unis ».

Le 10 avril 2013, au nord de Gao, le maire de Tarkint, Baba Ould Cheikh, recherché pour trafic de drogue, est arrêté. Le riche homme d’affaire malien était accusé d’être impliqué dans l’affaire du « Cocaine Plane ». Fin 2009, un Boeing 727 affrété au Venezuela avait atterri dans la région de Gao, au nord Mali, bourré de cocaïne. Vidé de son contenu l’avion avait ensuite été brûlé… Avant son arrestation, le notable malien avait joué le médiateur auprès d’Aqmi pour la libération d’otages occidentaux.

« Comment la drogue pourrait-elle être un péché si on peut gagner autant ? », s’interrogent certains trafiquants africains. En Afrique, quand la drogue fait 10 morts, l’alcool en fait 200.000, d’après les chiffres de Knowdys. Pour les autorités africaines, ce qu’il y a le plus à craindre pour les populations locales, c’est la pénétration des trafiquants de drogue dans la filière très sensible de la distribution de médicaments.

Guy Gweth