Mi-juin, s’est tenue à Libreville la deuxième édition du New York Forum Africa. Réunissant des centaines de personnalités politiques et économiques, d’entrepreneurs, visionnaires et experts des cinq continents, les présentations et les débats portaient sur les conditions dans lesquelles les opportunités (de développement) qui s’offrent au continent africain peuvent devenir des réalités.
Forum décomplexé et résolument moderne, loin de tout débat idéologique et combat d’arrière-garde, les langues française et anglaise étaient indifféremment utilisées et les échanges portaient sur l’actualité et l’avenir du continent africain, non sur un passé trop souvent ressassé, toujours polémique, rarement constructif.
Trois journées de débats riches et variés ont mis en évidence un important écart entre les déclarations et les réalisations et a renforcé l’idée selon laquelle l’Afrique, pour autant que ce vocable ait un sens autre que géographique, est au milieu du gué. Au point de partage entre un mouvement qui se veut irréversible de développement autonome et prospère, et un potentiel qui attend d’être exploité. A mi-chemin entre, d’une part, des déclarations d’intention qui veulent alimenter une dynamique et rassurer une communauté internationale excessivement bienveillante et, d’autre part, la mise en œuvre effective de ces programmes pleins de promesses, laquelle reste largement à concrétiser et rend les investisseurs prudents tant les risques et les obstacles sont importants.
Or, le franchissement de la deuxième partie du gué ne se fera pas seul, par effet d’entrainement de belles paroles. La méthode Coué n’en est justement pas une et les prophéties auto réalisatrices produisent rarement des effets positifs. Aucune valeur ne résultera automatiquement d’annulations de dettes qui ne servent qu’à en contracter de nouvelles, d’assistance internationale et de dons incontrôlés ni de rapports complaisants, sans création de richesse au travers de l’économie réelle, qui nécessite de se mettre à niveau et au travail. Cette réalisation que l’auteur appelle de ses vœux, nécessite que les décideurs politiques et les administrations publiques créent des conditions réellement favorables au secteur privé, seul créateur de richesses, mais aussi que les mentalités et les pratiques individuelles et collectives évoluent vers l’entreprenariat. Il y a encore un long chemin à parcourir dans ce sens.
Au New York Forum Africa, qui rassemble de nombreuses personnalités africaines privilégiées et aux brillants parcours accomplis le plus souvent en dehors du continent, on note une évidente prise de conscience collective et l’affirmation du potentiel humain et économique que représente l’Afrique dans son ensemble, dont la population doublera d’ici la fin de ce siècle pour atteindre deux milliards d’êtres humains. « Ne venez plus faire d’affaires en Afrique sans les Africains », revendique-t-on avec force.
Le forum a établi son manifeste final sur l’évaluation positive et affirmative de six domaines clés et moteurs, considérés comme « l’agenda 6I » du continent : Indépendance, Investissement, Incubation, Innovation, Infrastructure, Inspiration. Dans le même esprit, au fil de l’alphabet, il est intéressant de dégager les mots clés des défis et les enjeux du continent, pour contribuer à alimenter la réflexion, à orienter la prise de décision et à encourager l’action.
A – Afrique – reste à définir sous l’angle du Pan Africanisme, qui fait son retour dans de nombreux débats, dénominateur commun d’un continent « balkanisé ». Autonomie – à développer dans tous les domaines ; Agriculture – essentielle au développement et à la paix sociale (« a hungry man is an angry man »), à valoriser au travers de l’ensemble de sa chaîne de production sans la sacrifier à l’industrie et aux services, du niveau individuel aux complexes agro-industriels.
B – Business – des connaissances et des compétences à acquérir et à développer, une mentalité d’entrepreneur à adopter, avec ses (bonnes) pratiques et ses exigences de performance, de culture du résultat. Vecteur de développement et d’indépendance dans une tendance inversée des flux humains, économiques, financiers entre le continent et le reste du monde. Comme l’Europe de l’après-guerre où tout était à reconstruire, le marché africain de la demande deviendra vite celui de l’offre.
C – Conscience–collective et communautaire, progressivement diffusée et partagée par les moyens modernes de communication ; reste à développer au niveau individuel du citoyen et du consommateur : dans un Etat de droit, chacun a sa part de liberté mais aussi de responsabilité et finalement a ce qu’il mérite. Connectivité – en plein essor sur le continent. On parle beaucoup des performances des contenants, moins de la qualité des contenus ; Conformité– aux normes et standards internationaux, à l’économie mondiale, auxquels doit se soumettre le continent, dont il partagera désormais les bénéfices et les risques. Le continent africain n’est plus une île.
D – Développement – dès lors que les promesses se concrétisent et que la croissance se traduit par une redistribution équitable des richesses. Il y aura émergence quand les investisseurs privés auront remplacé les bailleurs de fonds. Décollage -si l’effort est maintenu sans décrochage et que les paramètres de vol sont maîtrisés, avec détermination et sans changement brutal de cap. Diversification – nécessaire aux économies de rente, pétrolière, minière, agricole. Démographie – natalité à maîtriser et population à nourrir car de grands espaces ne sont ni fertiles ni utiles. Diaspora – un mouvement de retour aux sources est amorcé et contribuera à accélérer le développement, mais être Africain n’est pas une question de couleur de peau et on perd vite pied à trop s’en éloigner.
E – Education et formation – meilleur investissement à long terme, éveille les consciences, rend les raisonnements et les discours plus rationnels, favorise la communication et la paix, prépare aux métiers productifs, nécessaire pour maîtriser et s’approprier la technologie désormais incontournable, se fera de plus en plus sur le continent. Entreprise – cellule économique créatrice de richesses, à encourager et à soutenir ; où l’on apprend à produire au moins autant de valeur qu’on en consomme, rend obsolète et contre-productive toute tentation communautariste, ethnique ou politicienne ; l’un des meilleurs creusets de cohésion nationale et de réconciliation autour d’une activité et des projets communs. Etat – ne doit pas oublier qu’il est censé protéger et servir les citoyens et non l’inverse, créer un environnement favorable au secteur productif. Energie – indispensable au développement, alors que le continent produit actuellement l’équivalent de la production espagnole (sic). Environnement – l’un des plus grand défis du continent et des principaux enjeux de l’éducation. Pour qu’il ne reste pas d’éléphants que sur les stades et de lions dans les zoos.
F – Femmes – avenir de l’Afrique, réputées plus fiables et productives que les hommes, l’un des meilleurs investissements de l’éducation. Finance – le taux de bancarisation doit continuer à croître ; la micro finance est adaptée aux petits projets, les banques doivent financer les autres.
G – Gouvernance – désormais incontournable, clé du développement, ne doit pas en rester aux mots mais se traduire par des actes à tous les échelons de la société. On ne souligne pas assez la valeur de l’exemple, positive ou désastreuse selon les cas. Rejoint la question de l’éthique, qui ne doit pas en rester à l’état de charte à signer pour aussitôt s’asseoir dessus, tandis que les prête-noms et les sociétés écran servent à détourner l’argent public et à capter indument les appels d’offres. Le peuple n’est pas stupide et les observateurs étrangers ne sont pas tous aveugles et complaisants.
H – Hope – l’espoir en un avenir meilleur est facteur de mobilisation ; on en parle beaucoup mais les peuples ne se contenteront pas de promesses et la préparation de l’avenir « pour les générations futures », slogan largement utilisé et consensuel, n’exonère pas de s’occuper du court terme. I – Innovation – l’une des principales caractéristiques des sociétés africaines, si aptes à s’adapter et à s’approprier toute forme de nouveauté technologique ou comportementale. Les ruptures technologiques, gaps générationnels et sauts qualitatifs déjà opérés le montrent. Désormais, les sociétés innovantes qui ne travaillent pas et ne produisent pas suffisamment de valeur en se remettant en question ne peuvent survivre ; dixit l’Europe d’aujourd’hui, si loin de la sérendipité créative et productive de la Renaissance.
J – Job – Instrument de dignité, d’autonomie et de développement personnel, loin de toute idée de rente, l’emploi n’est pas un dû. Il résulte d’une démarche personnelle active et déterminée faite de préparation, de mérite, de motivation, d’implication et d’engagement personnels.
K – Key – non pas une clé, mais des clés pour une compréhension globale et systémique des réalités, des besoins, des enjeux et des défis du continent.
L – Leadership – les concurrences objectives entre pays africains, parfois anciennes et sur fond de rivalités de personnes, ne doivent pas empêcher une émulation naturelle et positive. L’intégration régionale n’est pas une option, elle est une nécessité pour de nombreux pays africains qui n’ont pas, seuls, la taille et la masse critiques suffisantes (géographique, économique, humaine) pour faire cavaliers seuls.
M – Mise en œuvre – tous les mécanismes existent et la plupart sont en place, il reste à les appliquer et à en contrôler les effets, à en évaluer les résultats et à en sanctionner si besoin les manquements et les dérives. Nécessite du courage, politique et physique.
N – Network – les cultures africaines sont naturellement compatibles avec le fonctionnement en réseaux d’un monde globalisé, l’une de leurs forces. Dans network il y a work, ça se travaille et s’entretient pour être utile. Au-delà des apparences, l’important est l’usage qu’on en fait et le fruit qu’on en tire.
O – Opportunités – innombrables sur le continent, celles que l’on saisit et celles que l’on crée. Ne pas tout attendre de l‘Etat ni des autres.
P – Partenariat – terme à la mode pour répéter qu’il doit désormais être gagnant-gagnant, ce qui implique une relation symétrique, de même nature et de même niveau pour traiter d’égal à égal. Repose sur la confiance, qui ne s’impose pas mais s’inspire, et sur la fiabilité qui fait si souvent défaut ; dire ce que l’on fait et faire ce que l’on dit dans des cultures où le non-dit crée l’incompréhension et empêche de régler les problèmes, tout un programme quand une parole ou une promesse n’engagent que celui qui les reçoit. Nécessite une justice impartiale, raisonnablement rapide et efficace. Pauvreté – l’application de ce qui précède devrait permettre de la réduire pour assurer le nécessaire et le suffisant, à définir. Pratiques – celles à encourager par l’exemple, celles à condamner pour l’exemple. A quand un ISO comportemental ? Politique– il est urgent de sortir des comportements liés à l’attachement inconditionnel voire aveugle à des personnalités et à des clans politiques, qui ramènent immanquablement à des considérations communautaires et personnelles.
Q – Qualité – humaine, le continent n’en manque pas, insuffisamment mise en valeur. Reste à se l’imposer et à l’exiger, dans les actes et dans les résultats.
R – Responsabilité – pose la question du choix et de la liberté. A assumer dans toutes les circonstances, entraine de rendre compte des conséquences de ses actes et de ses manquements, ce que le citoyen et le consommateur devraient toujours pouvoir obtenir naturellement, exiger si nécessaire. Renvoie aux points précédents.
S – Sécurité – Non pas une fin en soi mais une condition, physique mais également alimentaire, juridique, transactionnelle, partie du contrat social entre le Peuple et l’Etat. Se définit négativement et ramène à la notion de risque inhérente à toute forme de vie, dont on peut réduire sans fatalité l’occurrence et la gravité, gérer la perception et évaluer la véritable exposition. De la vulnérabilité au danger, en passant par la menace. La sécurité, ou plutôt l’absence de trop grande insécurité, favorise la stabilité nécessaire au développement.
T – Trans-formation – ensemble de mutations, silencieuses et progressives ou visibles et brutales. Des changements de paradigmes s’opèrent sur le continent, alimentés par les soubresauts d’un monde occidental en crise, sous l’effet accélérateur et amplificateur de la technologie. Ne pas avoir peur de ne pas pouvoir la contrôler, mais en maîtriser le sens et l’évolution. C’est la condition pour qu’émerge l’Africain Nouveau en devenir.
U – Union – souvent proclamée mais peu pratiquée, comme si elle faisait peur parce qu’elle fait la force des autres. Ne va pas de soi et ne résulte pas uniquement de palabres sans fin, mais d’actes et d’expériences partagées. Reste à savoir si on peut s’en passer.
V – Vision – celle, possible en Afrique, d’un monde nouveau où l’Humanité peut se réinventer dans tous les domaines sans copier des modèles extérieurs qui ont atteint leurs limites, essoufflés car improductifs. Tout un programme pour une Union Africaine qui souffle ses cinquante bougies.
W – Wisdom – populaire et ancestrale, la sagesse africaine est pleine d’un bons sens qui manque tant au monde dit développé, lequel ferait bien de s’en inspirer pour retrouver le sens des réalités. L’Afrique a au moins autant à dire au reste du monde que l’inverse.
X – Xtractives – parmi les ressources naturelles encore sous exploitées et mal redistribuées. L’appel ambitieux du Président Bongo sonne fort : qu’à partir de 2020, aucune ressource naturelle ne quitte le continent sans avoir été traitée. Dont acte.
Y – Youth– au centre des préoccupations, l’avenir du continent. Une jeunesse qui a soif de réalisations concrètes, de satisfaction de besoins immédiats et de perspectives d’avenir, de prise en compte de ses aspirations dans des sociétés où le culte de l’Ancien s’impose et où le rythme du renouvellement des dirigeants ne suit plus celui des transformations sociétales qui s’opèrent en profondeur, au risque de décrocher d’avec les réalités locales. Le « Printemps de l’Afrique » ne fait que commencer. En attendant que la nature fasse son œuvre de renouvellement forcé, il serait suicidaire pour un régime de ne pas écouter les aspirations légitimes de ses Jeunes.
Z– il y a tant d’autres aspects à traiter, chacun y inscrira celui qui lui tient à cœur en fonction de ses engagements, du mouvement itératif entre une action inspirée par la réflexion et une réflexion inscrite dans l’action, à qui elle donne sens et valeur. « Agir en homme de pensée et penser en homme d’action », idéal universel d’un philosophe occidental, programme d’une vie.
Ainsi, l’énoncé des domaines qui font l’actualité dans un environnement africain encore largement vierge, donne le vertige et ouvre de formidables perspectives. Si, d’un point de vue historique, on peut rétorquer que le monde est toujours dans une phase de transition, il parait néanmoins qu’à l’époque de célébration des Jubilés des Indépendances, les pays africains se trouvent actuellement à un point de basculement vers un avenir à construire par la pratique, le courage et la volonté.
Il semble qu’un point de non-retour dans l’émergence du continent africain soit atteint. Comme l’affirmait au forum un éminent professeur américain de macro économie : il est désormais moins risqué d’investir en Afrique que de ne pas y investir. Or, cette dynamique coïncide avec une crise économique et morale à l’échelle internationale, signe d’un monde en mutation dans lequel l’Afrique a l’opportunité de jouer un rôle majeur au côté d’autres puissances asiatiques et sud-américaines. Formulons le vœu que les Africains saisissent leur chance.
Jean-Michel Lavoizard
Directeur Général de Aris-Intelligence