La réglementation sanitaire russe, un instrument d’influence

Quelques semaines en amont du sommet de Vilnius, qui se tiendra fin novembre, l’agence russe de protection des consommateurs vient de prouver une nouvelle fois à quel point la réglementation sanitaire peut constituer un formidable instrument d’influence.

Le 7 octobre 2013, les autorités de contrôle russes ont imposé un boycott des produits laitiers en provenance de Lituanie. Diverses « annonces » publiées par l’agence sanitaire depuis le mois d’août le laissait présager : les produits laitiers lituaniens constituent désormais un danger pour les consommateurs puisqu’ils ne satisfont plus les normes de qualité pour l’importation.

Cette conclusion s’est imposée progressivement après que, d’abord, des bactéries infectieuses aient été trouvées. Ensuite, le contenu de certains produits ne correspondait pas à l’étiquetage. Et enfin, la Lituanie a été accusée d’utiliser du lait en poudre dans ses processus de fabrication.

Jusqu’au lundi 7 octobre, ces accusations bien qu’extrêmement graves n’avaient pris aucune forme officielle. Elles étaient présentées simplement par voie d’ « annonces » relayées par la presse. « Nous n’avons reçu aucun document officiel ou avertissement ! » se plaignait Jonias Milius, Directeur de l’agence de contrôle sanitaire lituanienne.

Les enjeux sont pourtant colossaux pour la petite république balte dans la mesure où 85% de ses exportations de produits laitiers, soit l’équivalent de près de 200 millions de dollars par an, sont dirigés vers la Russie. La Lettonie est également dans l’embarra puisqu’elle fournissait à son voisin lituanien sept-cent tonnes de lait chaque jour, soit 20% de sa production nationale.

Un moyen de protestation à l’attention de l’Union Européenne

Cette restriction est largement perçue, au sein de l’Union Européenne, comme vecteur d’une protestation d’origine politique. Certains y voient une mesure de rétorsion après les déclarations du Commissaire européen à la concurrence et du Conseil de la concurrence lituanien quant à une éventuelle attaque en justice de la politique tarifaire pratiquée par Gazprom. D’autres estiment que la Russie veut empêcher la construction d’une voie ferroviaire rapide, aux normes européennes (concernant notamment l’écartement entre les rails), qui traverserait les Etats baltes. Mais la cause primaire de l’irritation russe est liée au sommet qui se tiendra fin novembre à Vilnius.

Ce Sommet de Vilnius constitue en effet un jalon essentiel dans l’essor du Partenariat Oriental, créé par l’Union Européenne en 2009 avec pour objectif de rapprocher de l’Union les anciennes républiques soviétiques que sont l’Arménie, l’Azerbaïdjan, la Biélorussie, la Géorgie, la Moldavie et l’Ukraine. Il repose sur un certain nombre d’engagements envers les valeurs de l’Union (droits de l’Homme, démocratie, etc.) en échange d’un accès privilégié au Marché Commun. Dans ce cadre, la rencontre de novembre devrait aboutir sur la signature d’un accord d’association avec l’Ukraine. Il marquerait l’aboutissement d’un long périple qu’avaient lourdement entravé la fin de la révolution orange et l’avènement de Viktor Ianoukovitch. D’autres Etats suivent cette même voie.

Une communication défensive persuasive

La Russie voit évidemment d’un très mauvais œil cette intervention dans sa sphère d’influence, dans son « étranger proche », qu’elle protège jalousement depuis la fin de la guerre froide et ses désillusions quant à la solidarité de l’occident après l’effondrement de l’URSS. Pourtant, elle justifie son interdiction d’importer les produits laitiers lituaniens sur un tout autre registre.

Alors que l’Union européenne, par la voix de la Commission, a fait front uni derrière la Lituanie au nom du principe de solidarité, assurant de la qualité de ses produits laitiers, la Russie a démontré à quel point cette « présomption d’innocence » était très malvenue.

D’abord, elle a mis en doute l’impartialité de la réaction de l’Union, la Lituanie étant actuellement bénéficiaire du système de présidence tournante. Ensuite, elle a habilement discrédité la Commission en relevant dans les traités l’obligation qui lui est faite de défendre a priori les intérêts commerciaux des membres. De plus, les contrôles sanitaires incombent aux autorités locales et donc, en l’espèce, aux autorités lituaniennes. La Commission n’avait aucun moyen impartial de s’assurer de la qualité des produits lituaniens.

Enfin, l’agence d’information officielle Itar-Tass est allée jusqu’à contester toute légitimité à l’Union, rappelant que sur son territoire de la viande de cheval pouvait être vendue pour de la viande de bœuf sans que la responsabilité d’aucune personne ne soit engagée.

Un instrument d’influence qui a fait ses preuves

Il suffit de s’attarder un instant sur les diverses restrictions qu’a mises en place la Russie sur la base de ses normes sanitaires pour réaliser l’ambivalence des relations qu’elle entretient avec ses anciens vassaux. Le chocolat ukrainien, les vins moldaves ou géorgiens, le lait biélorusse ou encore la viande bovine de Lituanie… tous ces produits ont été boycottés sur la base des recommandations de l’agence de protection du consommateur, Rospotrebnadzor, incarnée depuis de nombreuses années par l’emblématique Gennady Onischenko.

S’il est un cas qui reste dans les mémoires, c’est bien la « guerre du lait » au cours de laquelle la Biélorussie et la Russie se sont affrontées pendant l’été 2009. Pour les observateurs avisés, elle demeure un cas d’école. Le 6 juin 2009, la Russie a stoppé complètement ses importations de produits laitiers biélorusses, sur la base d’une « annonce » de Monsieur Onischenko. Cette décision était légalement fondée sur la nouvelle réglementation concernant les produits laitiers, entrée en vigueur en Russie en décembre 2008. Mais Alexander Loukachenko, président de la Biélorussie, estime plutôt que cette décision intervenait dans le cadre d’une tentative de prise de contrôle de son industrie laitière, laquelle constitue une bonne part du secteur agricole qui emploie un habitant sur dix de la « dernière dictature d’Europe ». Les relations entre les deux Etats étaient ouvertement tendues après que la Biélorussie ait refusé de reconnaître les gouvernements d’Ossétie du Sud et d’Abkhazie.

En conclusion, l’utilisation des normes sanitaires semble constituer l’une des réactions somatiques des autorités russes afin de maintenir une pression politique. Toutefois, les failles du système de contrôle européen sont réelles et permettent à la Russie de faire valoir sa position et de se défendre efficacement. Le vrai du faux ne pourrait être démêlé que par un contrôle indépendant réalisé par une organisation ad hoc bipartite.

Mathieu PIEROTTI