Les nouveaux noms de domaine “.marque” vont entraîner un déclin de l’utilisation des médias sociaux par les marques, qui vont se réapproprier leur influence numérique selon une étude Afilias, mais également des conséquences en terme de cybersquatting. Décryptage.
Mi-novembre 2013, la société Afilias publiait les résultats d’une enquête sur les bouleversements que vont probablement entrainer les nouveaux noms de domaine ".marque" : un déclin de l’utilisation des média sociaux par les marques, lesquelles se réapproprieraient les interactions et dialogues marque/consommateur. Au-delà de cette attendue reprise par les marques de leur présence et influence sur internet, l’on peut s’interroger sur cette véritable révolution en marche et notamment sur les conséquences de l’arrivée de ces nouvelles extensions, en terme de cybersquatting.
L’occasion de revenir sur ce que sont les nouveaux generic top level domain (gTLDs) ; l’Icann, devant la croissance des entreprises sur internet, a fait le constat de la nécessité de répondre à une nouvelle demande dépassant les 22 gTLDs disponibles. Depuis 2011, celles-ci sont passées à près de 2000. La création de nouvelles extensions se matérialisera en un ".nom de l’entreprise" ou en un ".activité de l’entreprise", ".Régions", ".Ville". Une libéralisation qui aura des conséquences et si les propriétaires de marque se sont emparés de cette opportunité. De nouveaux défis se dressent devant eux.
Le cybersquatting et la contrefaçon sont des menaces a prendre très sérieusement en considération. Se pose donc la question de l’émergence d’une nouvelle pratique de veille. L’Icann, prenant la mesure de la problématique soulevée a mis en place le Trademark clearinghouse (TMCH), outil prenant la forme d’une base de données ayant pour but la protection des titulaires de marque dans le cadre de l’ouverture à ces nouvelles extensions. Les services proposés sont de deux ordres :
– la période Sunrise : la TMCH permet un enregistrement prioritaire dans les 30 jours avant le lancement d’un nouvelle extension. "En enregistrant ma marque 'Dior' dans cette base de données, je vais pouvoir enregistrer 'Dior.paris' avant toute autre personne, et ainsi protéger ma marque", comme nous l’explique Patrick Hauss, expert en matière de nommage et protection des marques sur Internet.
– La trademark claims service : le dépôt de votre marque dans la "TMCH" vous permettra d’être alerté en cas de tentative d’enregistrement par un tiers dans un "NewgTLD" où vous n’aurez pas déposé votre nom. En cas de réservation, le titulaire de la marque inscrite dans la "TMCH" sera averti de l’enregistrement identique et pourra, s’il le souhaite, s’y opposer via une procédure de résolution de litige rapide nommée "URS" pour "Uniform Rapid Suspension". "Si certaines extensions ne me concernent pas (le .BANK si je suis dans le domaine pharmaceutique par exemple), le fait d'avoir enregistré ma marque dans la TMCH va me permettre de bénéficier d'un système d'alerte simplifié qui m'informera si un tiers a déposé un nom de domaine identique à ma marque dans une des extensions que je ne convoite pas". En cela, il se veut être un outil de lutte contre le cybersquatting. Mais ce système géré par le tandem Deloitte et Ibm a ses limites : "la TMCH ne se déclenche que si la marque est identique et non pas similaire. Et ce service ne sera assuré que pendant 90 jours après le lancement de chaque nouvelle extension". Ces questions soulevées par Laure Marino restent sans réponse et montrent la limite de ce système (cf. Revue "propriété industrielle" n°11 – novembre 2013).
Patrick Hauss confirme ces limites : "loin d'être un réel mécanisme de blocage (contrairement au dispositif DPML proposé par Donuts), la TMCH n'est donc en rien l'outil magique qui permettra de lutter contre le cybersquatting. Au mieux, elle permettra de protéger les noms stratégiques dans les entreprises sur les nouvelles extensions pertinentes. En outre, la Trademark Clearinghouse n'aura absolument aucun effet sur le keyword advertising. L'arrivée massive des nouvelles extensions va faire exploser le volume de cybersquatting, au moins sur les 36 prochains mois. Aux entreprises de s'outiller, de recruter, de former, de mettre en place des stratégies, de réaliser des audits pour prévenir les risques. Il est (presque) encore temps !"
Selon Patrick Hauss, la Trademark Clearinghouse constitue un des seuls outils juridiques qui fait converger le monde des noms de domaine et celui des marques en un seul endroit, et il est a craindre que l’arrivée de ces nouveaux noms de domaine ne bouleverse l’équilibre et le rapport entre le droit des marques et le régime des noms de domaine. Explications :
"On constate de plus en plus que le droit des marques est mis à mal par l'arrivée massive des noms de domaine, et ce depuis de très nombreuses années, la jurisprudence en attestant. Il n'existe aujourd'hui aucune statistique comparative entre marques et noms de domaine mais force est de constater que les noms de domaine ont pris une importance capitale, même dans l'économie dite brick and mortar". Avec plus de 250 millions de noms de domaine enregistrés dans le monde dont près de la moitié dans le fameux "DotCom", les noms de domaine, plus nombreux que les marques, mènent aujourd'hui la vie dure aux signes classiques utilisés dans la vie des affaires : la dénomination sociale, la marque, le nom commercial… (ndlr. il y a aujourd'hui plus de .FR déposés à l'AFNIC que de marques françaises déposées à l'INPI).
L'arrivée dans les prochaines semaines des nouvelles extensions Internet (.PARIS, .HOTEL, .HERMES, .SHOP, .WEB…) ne fera que conforter cette tendance puisqu'avec 1930 candidatures pour des nouvelles extensions déposées auprès de l'ICANN en 2012 ce sont de nouvelles vagues de millions de noms de domaine qui vont envahir notre économie offrant autant de nouvelles opportunités de communiquer, de faire du marketing, d'innover… et de se protéger.
Assiste-t-on à l’émergence d’un droit des noms de domaine?
"La régulation des noms de domaine par l'ICANN s'est toujours faite un peu en marge de la régulation classique qui reste l'apanage des états souverains. Obéissant à un mode de fonctionnement pour le moins singulier, la construction de l'édifice de régulation des noms de domaine aura finalement très peu pris en compte l'existant pour construire ses propres mécanismes, trop souvent de manière empirique. Certes souvent inspirés de l'existant, ils vivent aujourd'hui leur indépendance, et ce de manière plutôt paisible.
Il aurait finalement été assez logique que les offices en charge de la gestion des marques dans les différents pays du monde (comme l'INPI en France ou l'IPO au Royaume-Uni) souhaitent prendre la main sur le nom de domaine devenu, au fil des années, un nouveau signe distinctif à part entière au sens de la propriété intellectuelle. Malheureusement il n'en a pas été ainsi et la construction a continué de se faire de manière assez isolée."
Contrairement au droit des marques, les noms de domaine n’étant pas des propriétés intellectuelles, ils ne bénéficient pas de l’action en contrefaçon et sont seulement protégés par l’action en concurrence déloyale.
Cédric Manara, dans son ouvrage "Le droit des noms de domaine", explique que "si dans les conflits relatifs aux noms de domaine, c’est leur usage qui doit constituer la boussole du juge, nombreuses sont les difficultés à caractériser cet usage dans l’univers des réseaux. Cela signifie aussi que le défaut d’usage neutralise l’application du droit, ce qui peut encourager des titulaires de noms malicieux à ne pas les exploiter afin d’empêcher le succès d’une action contre eux." Voire élaborer une stratégie contre un concurrent.
Un nouveau cyberespace va s’ouvrir avec ces nouvelles extensions, de nouveaux continents, une nouvelle géographie et avec elle une continuation de la construction du droit des noms de domaines.
A nouveaux territoires, nouvelles opportunités. Mais aussi nouveaux prédateurs…
Philippe Dion