Clausewitz : quel apport à la guerre économique ?

Carl Von Clausewitz, général de l’armée prussienne, occupe une place particulière parmi les auteurs militaires. Son traité De la guerre, paru en 1832, conserve une étonnante modernité. Le lobbying, l’influence, la gestion de crise ne sont-ils pas les nouveaux noms de la ruse, de la friction, de la guerre asymétrique ?

Le caractère très actuel du traité de Clausewitz s’exprime tant sur le plan de la pensée militaire théorique qu’au titre de la stratégie économique des puissances actuelles. Examinons en quoi sa doctrine stratégique peut nous éclairer sur la conflictualité dont est empreinte la guerre économique qui se joue à notre époque.

La guerre, qu’elle soit de nature économique ou militaire, peut être définie par sa finalité. Clausewitz nous apprend qu’elle est un duel, “un acte de violence destiné à contraindre l’adversaire à exécuter notre volonté”, en commençant par désarmer l’ennemi. D’autres auteurs évoquent “la capacité de plier l’autre à sa volonté” à travers des axes de conquête et de domination. Nous constatons donc que les finalités de l’une et de l’autre se rejoignent, se superposent, et que s’exprime dans les deux domaines “la collision de deux éléments fondamentalement destructifs” (chapitre 2 de l’esquisse du livre VIII relatif au plan de guerre).

Clausewitz précise que, si le désarmement de l’adversaire est l’objectif théorique des opérations de guerre, des objectifs intermédiaires sont toutefois assignés aux belligérants : destruction des forces ennemies (soit pour anéantir l’adversaire principal, soit pour lui faire sentir notre supériorité), conquête de ses provinces (pour le priver de ressources), action politique visant à agir sur ses alliances (et conduisant parfois à leur retournement). La définition et la réalisation de ces buts intermédiaires vont inspirer les décisions et actions des décideurs économiques et stratégiques des entreprises, celles qui toucheront in fine le centre de gravité de l’adversaire et le feront vaciller, ou le mettront à terre.

En effet, de telles situations conflictuelles sont assez aisément transposables à la guerre économique. Ainsi nous apprenions récemment que General Motors, géant américain de l’automobile, avait noué depuis plusieurs mois des contacts avec l’Iran afin de s’y réimplanter, au détriment de ses concurrents français Peugeot et Renault. Ces deux dernières sociétés travaillaient avec Iran Khodro (IKCO), constructeur automobile iranien, avant la décision occidentale d’infliger des sanctions à Téhéran pour contrer ses ambitions nucléaires. La multinationale de Detroit, voulant marquer sa supériorité sur ses concurrents, a décidé d’exporter vers l’Iran des véhicules (modèle Camaro), via l’Azerbaïdjan. La subtilité, pour ne pas dire la ruse, qu’il convient de souligner est que l’initiative commerciale de GM, appuyée politiquement par le gouvernement américain, ne viole pas l’Executive Order Act 13645 signé le 3 juin 2013 par Barack OBAMA. En effet, ce décret présidentiel sanctionne toute entité étrangère qui vend ou fournit des pièces ou des services au secteur automobile iranien, mais ne proscrit pas la fourniture de véhicules.

La destruction des forces ennemies – concurrentes – dont parle Clausewitz trouve ici une illustration. Renault étant le principal opérateur étranger avec 90 000 véhicules produits en 2012, le décret américain vise clairement les intérêts de la France. En outre, le 16 juillet dernier, un puissant lobby américain – United Against Nuclear Iran – a adressé à Carlos GHOSN, PDG de Renault, une sommation de se retirer d’Iran sous peine de sanctions américaines.

Le « théâtre de guerre » – titre du Livre VI du traité – dans lequel les entreprises françaises essaient de tirer leur épingle du jeu a préalablement subi plusieurs offensives orchestrées par GM : pour sensibiliser les Iraniens à son retour, le constructeur automobile s’est offert en 2012 une campagne de publicité dans plusieurs journaux iraniens, via un grand cabinet d’avocats d’affaires internationaux. D’autre part, très discrètement, des cabinets américains de chasseurs de têtes ont approché des cadres binationaux en Iran (y compris le Franco-iranien représentant Renault), probablement dans l’intention de se constituer une “armée” opérationnelle au cœur de ce marché porteur.

Clausewitz aurait pu voir dans ce type d’actions (lobbying, publicité, pré-recrutements) des formes variées d’emploi des corps avancés, qui “non seulement obligent l’ennemi à se découvrir mais permettent aussi de gagner du temps (…). L’efficacité des corps avancés consiste dans leur présence plutôt que dans la force réellement déployée qu’ils représentent, dans la possibilité des engagements qu’ils pourraient livrer plutôt que dans ceux qu’ils livrent réellement” (Livre V, chapitre 8).

Le jeu en sous-main de l’administration américaine dans cette offensive est pourtant clair et doit nous alerter sur les points suivants :

  1. Les ententes diplomatiques – entre Etats – et économiques – entres sociétés commerciales – évoluent au gré des intérêts propres de chaque concurrent ; les affrontements économiques ne connaissent pas de règles intangibles. Exemple : en 2009, l’Allemand Siemens rompt subitement avec son partenaire français Areva pour s’allier avec le russe Rosatom.
  2. Les Etats font corps avec leurs entreprises ressortissantes pour les aider à conquérir de nouveaux marchés ou à maintenir leur avantage compétitif face à la concurrence étrangère. « Chaque Etat est comme une grande entreprise » disait l’ancien président américain Clinton en décembre 1992 lors de son discours à Little Rock.

Ce monde économique hyperconcurrentiel prend les attributs d’une guerre totale qui concentre toutes les forces de la bataille : entre firmes multinationales (brésiliennes : Petrobras et Embraer ; chinoises : Cnooc et Petrochina ; russes : Rosneft et Gazprom), entre entreprises de taille moyenne ou modeste, mais aussi entre grandes nations industrialisées et pays émergents voire émergés (Inde, Brésil). Les affrontements sont parfois symétriques quand les adversaires sont de force équivalente, parfois déséquilibrés quand les capacités d’actions et/ou de défense sont inégaux (guerre dissymétrique). 

La guerre réelle (Livre VIII) théorisée par Clausewitz se mue en guerre économique, avec ses acteurs, ses phases, ses techniques. Les troupes sont désormais les firmes multinationales, les territoires à conquérir ou à défendre sont des parts de marchés ou des débouchés. La logistique est dorénavant matérialisée par internet, les armes prennent la forme de boycotts, d’embargos, les opérations d’influence et de désinformation ont remplacé la ruse. Clausewitz la décrit en ces termes : “La ruse ressemble à une imposture ; elle suppose une intention dissimulée et s’oppose à l’intention droite et directe. Celui qui l’emploie laisse celui qu’il veut tromper commettre lui-même les erreurs”.

L’apport théorique du traité de Clausewitz est précieux pour ses fondements sur la nature de la guerre, ses rapports de force, ses modes opératoires. Aux décideurs de notre temps de s’en inspirer pour savoir défendre leurs intérêts et gagner les guerres d’aujourd’hui et de demain.

Pierre VINCENT

Pour aller plus loin sur le thème de la guerre économique:

– Lettre Communication et Influence n°41 sur la guerre économique

– Le droit, l’autre champ de bataille de la guerre économique, par Olivier de Maison Rouge

– Le retour de la guerre économique? Intervention de David Simonnet au festival géopolitique de Grenoble