La guerre économique sous l’Égypte antique : Les ressources au cœur des civilisations.
Ainsi que le rappelle Ali Laïdi dans son livre Aux sources de la guerre économique(1), cette dernière apparaît aux origines mêmes de la civilisation. Prenons par exemple la manière dont l’Égypte ancienne s’est assurée le maintien des échanges de métaux en Méditerranée orientale. Quand les puissances d’Asie mineure de Hatti et de Mitanni commencèrent à couper les routes d’approvisionnement en étain asiatique – un composant indispensable à la fonte du bronze en un temps où toute arme et tout outil forgé étaient faits de ce métal – les pharaons prirent leurs dispositions pour tenir garnison dans tous les ports où parvenait alors le cuivre de Chypre, en particulier Byblos. En privant alors à son tour ses adversaires de l’autre composant du bronze, l’Égypte créait les conditions nécessaires pour les obliger à poursuivre l’échange de l’étain.
C’est une guerre qui se passait d’une confrontation directe avec l’adversaire, et où l’arme économique était utilisée afin d’influer sur la politique des rivaux de l’Égypte(2): c’est une guerre économique. Cette forme de guerre n’est pas la seule que mena l’Égypte ancienne, mais les pharaons l’ont privilégiée à maintes reprises lorsqu’il s’agissait de sécuriser l’approvisionnement de ressources dont ils ne disposaient pas sur leur sol. L’Égypte est un empire où les souverains dirigent la stratégie d’approvisionnement en ressources, et créent une économie servant à garantir la sécurité et la puissance du royaume. Par exemple le bois lui est indispensable pour sa flotte de guerre, pour ses navires de commerce et ses communications(3) comme pour ses temples, mais il est presque absent du sol égyptien. Les pharaons firent donc toujours leur possible pour s’assurer que les peuples d’Asie mineure, essentiellement Phéniciens, ne leur fassent pas de difficultés pour livrer les approvisionnements. Et d’ailleurs, il parait possible que certains navires aient pu, comme le supposent les archives d’Amarna(4), faire l’objet de cadeaux de la part des princes des cités-États. Ces archives révèlent entre autres un système où le don crée des liens de débiteur, ou du moins, signifie une volonté d’entretenir des échanges aux aspects commerciaux entre les souverains d’Égypte et un Moyen-Orient ignorant des monnaies(5).
Quand leurs armées prennent une terre, les Égyptiens, plutôt que de contrôler par eux-mêmes les terres conquises, en laissèrent souvent la direction aux autochtones, se contentant simplement d’y disposer des garnisons ou des représentants dans les lieux d’échanges(6) ou aux points stratégiques. Le peuple égyptien est souvent décrit comme étant peu porté à la guerre, et il ne semble y avoir eu de naissance d’esprit belliqueux que sous les campagnes de Thoutmosis III (~1478 ~1426), largement relatées par les « annales » destinées en premier lieu à glorifier le courage personnel du roi(7). Les villes du Moyen-Orient sont des relais trop importants pour les voies commerciales, et leur destruction serait nuisible à l’économie égyptienne dépendante de ces échanges en provenance du Nord. La diplomatie est, dans cette stratégie de défense des routes commerciales, le recours le plus fréquent des pharaons pour régler les problèmes entre les turbulentes cités-État de Palestine. Les archives d’Amarna nous apprennent par exemple que pour mettre fin aux raids d’un certain Labayou qui menaçait ces routes, Aménophis IV a demandé aux souverains des cités de Palestine de mettre de côté leurs différents pour faire front commun face au danger.
Mais si la plupart des campagnes égyptiennes au Moyen-Orient passent pour être de simples démonstrations de force, destinées à s’assurer l’ordre et la fidélité des cités-États de la région(8), il ne faut pas pour autant négliger les épisodes plus violents de guerre, où la capture de prisonniers donnait un aspect économique peu négligeable aux victoires. En effet, destinés pour l’essentiel aux travaux dans les champs des bords du Nil manquant fréquemment de main d’œuvre, les prisonniers de guerre alimentaient par leur force de travail une économie largement sise sur l’agriculture. Par ailleurs, la capture de prisonniers était autant de privation faite aux cités ennemies ou rebelles de leur force militaire comme économique(9).
Enfin, n’oublions pas que ce sont les souverains égyptiens eux-mêmes qui organisent des expéditions et explorations, toujours de sorte à découvrir de nouvelles ressources, mais aussi en vue d’ouvrir de nouvelles routes commerciales, comme celles dirigées vers le « pays de Pount» sous le Nouvel-Empire, d’où provenait l’encens et où passaient les voies de communication vers les mines du Sinaï.
Laenaic POTENTIER
(2) Grandet, Pierre. Les Pharaons du Nouvel Empire. Une pensée stratégique, Paris, Le Rocher, 2008.
(3) Nous sommes à un âge où l’essentiel des communications se font par voies navigables, pour une civilisation bâtie autour d’un fleuve.
(4) Découvertes en 1887, les archives diplomatiques égyptiennes datées des règnes d’Aménophis III (~1391 ~1353) et d’Aménophis IV ( ~1353 ~1336) ont permis d’en découvrir beaucoup sur la complexité des rapports entretenus entre les souverains égyptiens et les princes des cités-État de Syrie-Palestine. Ce sont aussi ces archives qui nous apprennent l’existence de relations entre les pharaons et le roi de Chypre, où le principal objet d’échange est le cuivre chypriote.
(5) Weber, Max. Économie et société dans l’antiquité. Paris, La Découverte, 1998. P 175
(6) Laïdi, Ali. Op cit.
(7) Erman, Adolf. Ranke, Hermann. La civilisation égyptienne. Payot & Rivages. Paris. Edition française. 1994. P 698.
(8) C’est en particulier le cas des neuvième, dixième, treizième et dix-septième campagnes de Thoutmosis III, où le pharaon préfère harceler les cités cananéennes plutôt que de rechercher la confrontation sur les champs de bataille.
(9) Voir à ce sujet le chapitre présence et rôle des captifs de guerre comme Hemou dans les champs, in Menu, Bernadette. La dépendance rurale dans l’Antiquité égyptienne et proche-orientale. Le Caire. Institut Français d’archéologie orientale. 2004.