Compte-rendu du colloque ENA / HEC / EdG « Osez le risque! »

Depuis 3 ans, cette excellente initiative passionne un public de plus en plus nombreux et de plus en plus adepte : la réunion des cerveaux de l’Ecole Nationale d’Administration (ENA), de l’école des Hautes Etudes Commerciales (HEC), et de l’Ecole de Guerre (EdG), une fois par an, autour d’un thème transversal qui concerne ces trois élites si différentes qui dirigent notre société. L’édition 2014 a eu lieu vendredi 6 juin à l’Ecole Militaire.

C’est un militaire en uniforme qui ouvre le colloque. Assis sur un fauteuil, il rumine sombrement : « HEC et l’ENA, en retard évidemment ! Organiser un colloque avec des civils, ça c’est prendre un risque ! ». Arrive dans un coin de la scène une jeune femme en tailleur : « La prise de risque ! Pour les militaires qui dézinguent tout ce qui bouge, c’est une sacrée blague. Quant aux énarques, ces bureaucrates qui se cachent en permanence derrière leurs paperasses… Quelle perte de temps ! ». Vient de l’autre côté de l’estrade une pile de livres ambulante… derrière laquelle une troisième voix s’élève : « Voilà, j’ai ici absolument TOUT ce qui a pu être écrit sur le risque de l’Egypte antique à nos jours, en fiches de synthèse ! Mais sérieusement, demander à des étudiants en commerce ce qu’ils pensent du risque, ces donneurs de leçons imbus d’eux-mêmes… nous n’aurions pas eu la crise économique s’ils avaient su maîtriser les risques ! Quant aux militaires, ces brutes n’y connaissent rien ! »

Jolie entrée en matière, très bien vue en termes d’auto dérision ! Le public est déjà conquis. Les premiers rangs de l’amphithéâtre Foch, à l’Ecole militaire, sont réservés aux journalistes. Quelques places sont vides, mais le reste est bondé. Beaucoup viennent pour la troisième année consécutive. Il faut dire qu’avec des thématiques alléchantes et d’actualité, toujours en lien avec leur monde de dirigeants (en 2012 : l’action dans l’incertitude, et en 2013 : le décideur du 21ème siècle), nos élites savent attirer et fidéliser leur public.

La problématique est posée dans la suite de ce sketch introductif, qui était peut-être la partie la plus profonde du colloque (ce n’est pas peu dire !) grâce à des dialogues mûrement réfléchis :

Avec la tentation du risque zéro, à trop vouloir contrôler le risque, on risque de l’éradiquer. Or la prise de risque doit-elle disparaître pour raisons de confort, ou au contraire faut-il la réhabiliter afin de créer de nouvelles opportunités ?

La question est posée, et la réponse n’est pas évidente. Il est amusant de noter que le Portail de l’IE avait déjà publié un article à ce sujet, bien avant d’entendre parler de ce colloque !

De fait, la prise de risque implique et nécessite la prise de responsabilité. Mais pour que les décideurs acceptent de « se mouiller », il faut protéger le droit à l’erreur.

Ainsi, dans une opération militaire, la prise de risque permet de dépasser une situation figée, nous explique le protagoniste en uniforme. Ce à quoi répond l’énarque en aparté : « finalement le militaire est moins obtus qu’il n’y paraît ! ».

Table-ronde 1 : la tentation du risque 0 dans nos sociétés contemporaines

Participaient à l’échange:

  • Patricia Barbizet, Directrice Générale d’Artémis international (filiale de Pinault), vice-présidente du conseil d’administration du groupe Kering, ainsi que de nombreuses autres fonctions de dirigeante d’entreprises privées. Ses plus grands risques sont d’ordre professionnel : une négociation avec des Américains où elle avait très peu droit à l’erreur ; et de manière générale les rapports avec les gens, notamment le risque de ne pas placer sa confiance dans les bonnes personnes.
  • Alexis Gublin, avocat au Barreau de Paris en droit pénal spécialisé dans les affaires, était sans doute l’orateur le plus brillant de la table. Il a dailleurs conquis le public dès le départ en parlant du risque d’avoir des enfants : donner la vie, c’est condamner la personne à mort. Sa verve a fait merveille tout au long du débat.
  • Le député Jean-Claude Viollet, auteur du rapport sur les sociétés militaires privées, a parlé avec bon sens du risque de l’externalisation.
  • Enfin, le Général Laurent Muller, Inspecteur Général des Armées, a su faire rire l’assistance évoquant pour sa part le risque de négocier des budgets avec Bercy.

Le Général Muller a ouvert la discussion en rappelant que le principe de précaution s’est imposé  comme un principe cardinal en France car il fait partie du bloc constitutionnel. Son but est d’éviter les dangers immédiats et d’éviter les risques à moyen terme, ainsi que des décisions irréversibles.

Sur la prise de risque en tant que telle, c’est le système de valeurs qui décide. Il y a toujours une appréciation objective et une appréciation subjective qui n’est pas la même selon les personnes. Par exemple, la valeur d’une vie humaine n’est pas la même si on est un civil dans la rue ou un militaire qui débarque en Normandie.

Le monde militaire a un principe pour la prévention des risques à la source : la Prévention Maîtrise des Risques et Environnement (PMRE). Elle s’applique néanmoins de façon différente de la manière dont elle s’appliquerait dans le civil. Le corpus de règles des militaires est identique à celui du personnel civil, mais le métier de militaire  ne peut l’appliquer de la même manière en raison des valeurs qui lui sont propres : sens du sacrifice, loyauté, solidarité… Sans ces valeurs, le risque majeur serait celui de l’inhibition : ne pas agir pour ne pas risquer le risque.

L’activité militaire est par définition une activité qui génère du risque. Il y en a d’autres : les chirurgiens par exemple.

Jean-Claude Viollet note à la suite du Général Muller que la Révolution Française a affirmé que le citoyen est le seul autorisé à défendre son territoire national, et l’Armée Nationale est la seule autorisée pour cela à ouvrir le feu. Ainsi, et malgré la suspension de la conscription, jamais la France ne pourra externaliser sa défense à des sociétés militaires privées.

Le recours à des prestations privées pourrait néanmoins être positif à la marge : pour la sécurité des navires (une loi est en discussion au Parlement) et pour répondre à la totalité des besoins sécuritaires de la France (sécurité de nos entreprises à l’étranger, conseil…).

Au su de cela, M. Viollet remarque : « Curieux est ce pays qui veut rétablir sa balance commerciale en se privant de son premier argument de vente : ces soldats, ces gendarmes qui ont été formés aux frais de l’Etat« . En effet, les sociétés militaires privées anglo-saxonnes embauchent beaucoup de Français, et pourquoi ? Parce qu’ils sont les meilleurs, répondent-elles !

Or en France, les SMP n’ont pas le droit de dire leur nom et sont obligées de s’implanter à l’étranger pour pouvoir offrir leurs services, qui servent pourtant souvent les intérêts de la France et auraient toute leur place sur certains créneaux très précis.

Pour Patricia Barbizet, la notion de risque est essentielle quand on est entrepreneur. S’il y a un endroit où qui ne risque rien n’a rien, c’est bien là.  Les risques peuvent être opérationnels, humains, sécuritaires, financiers, éthiques… Aujourd’hui, on enferme nos entreprises dans l’exigence de mesurer ces facteurs.

Or la complexité d’un environnement nécessite de cartographier, plutôt que de chercher à quantifier les risques. Cela implique de les lister, d’estimer leur probabilité d’occurrence, puis leur impact potentiel. Il n’y a qu’ainsi que l’on peut voir lesquels sont en mesure de nous emporter, et lesquels sont les moins graves.

La parole revient à la défense en dernier lieu, et la tradition a été respectée : Maître Alexis Gublin a rappelé que l’Homme a toujours voulu prévenir le risque. Le risque, c’est le hasard. Prévenir le hasard, c’est une impossibilité. Ainsi, le principe de précaution revient à chercher ce qu’on choisirait si tout allait bien dans le meilleur des mondes. S’y ajoute nécessairement le principe de réalité, qui implique qu’un tel choix n’existe pas la plupart du temps.

Le risque est inhérent à l’espèce et à l’activité humaine. Il ne faut pas vouloir le gérer ou le maîtriser, mais être en mesure de l’assumer individuellement. Sinon on est en contradiction et en va-et-vient permanents.

Clausewitz disait : « une victoire repose toujours sur une tactique audacieuse, et une défaite sur une tactique téméraire ». Que l’on quantifie ou que l’on cartographie le risque, on n’échappe pas à l’inquiétude… Et ce n’est pas une raison pour ne pas prendre de risque ! Par exemple, on a peur de se baigner dans une mer où il y a des requins. Les requins font 15 à 20 morts par an. Ajourd’hui, l’animal le plus dangereux est le moustique (600 000 morts par an). Pourtant, qui a une peur phobique des moustiques ?

Lutter contre l’échec, c’est oser se tromper, et admettre que l’on s’est trompé. S’il n’y a qu’un droit à retenir, c’est le droit à l’erreur. Se tromper n’est pas grave, ce qui est grave c’est se conforter dans l’erreur.

Cette table-ronde s’est conclue en recommandant la lecture du livre de Christian Morel, Les décisions absurdes.

Table-ronde 2 : Pour une réhabilitation de la prise de risque

Le Colonel Vincent Pons, Officier de cohérence opérationnelle chargé des capacités de combat aéroterrestre à l’Etat-major des Armées, a rappelé la réalité de la prise de risque sur le terrain lorsqu’on est militaire. La question qui se pose à tout tacticien est « quel est le risque acceptable pour gagner ? » Il ne considère pas la mort comme acceptable, normale, ou incontournable. Le rôle du chef est de trouver l’équilibre entre remplir la mission et préserver la vie de ses hommes. Tout risque est réfléchi, ce n’est pas un coup de dés : c’est une action mesurée, pesée, analysée, et préparée. On prend toutes les mesures pour que l’opération se déroule du mieux possible, mais on ne peut attendre de maîtriser tous les aléas, car la victoire découle de l’action et l’action découle de la prise de risque.

Xavier Fontanet, ancien PDG d’Essilor, Président du comité d’éthique du MEDEF, a mis cela en parallèle avec le monde de l’entreprise, dans lequel ça n’a aucun sens de dire qu’il n’y a pas de risque. Les concurrents existent, et tant qu’ils existent, eux et leur intelligence, alors toute entreprise risque. Au final, c’est d’ailleurs ce qui la fait évoluer ! Elle est forcée en permanence d’anticiper, d’innover, et c’est de là que sortent les meilleurs produits.

Ainsi, M. Fontanet en conclue qu’il est indispensable de réhabiliter la pédagogie de l’échec : quand le risque est assumé, qu’on a pris une vraie responsabilité, et qu’il y a un loupé, cela ne signifie pas un échec mais un progrès. Quand on n’a pas eu d’échec, on n’apprend pas. Il faut donc valoriser les échecs autant, voire plus, que les succès. Pour cela, il faut responsabiliser les personnes en s’assurant que chacun porte un poids égal.

Emmanuel Toniutti, Président de l’International Ethics Consulting Group (IECG), a abordé la thématique du point de vue de l’éthique, qu’Aristote définit comme la conjonction de deux vertus : le courage et l’amour (au sens de filia, l’amitié).

Oser, c’est avoir du courage. Le courageux n’est pas le téméraire : le téméraire voit un mur, se dit qu’il est plus fort et qu’il va exploser le mur ; le courageux analyse les opportunités et les menaces, ses forces et ses faiblesses, puis entre dans une logique émotionnelle qui sort du rationnel. L’amour c’est le point d’équilibre entre la folie des dieux et la raison. Oser le risque, c’est nous mettre en cohérence avec où nous sommes et où nous voulons aller. Et ça, ce n’est absolument pas naturel.

Nous sommes tous solidaires quand tout va bien. Quand ce n’est pas le cas, l’instinct de survie reprend le pas. L’éthique pose la question du rapport à l’autre et à soi. Ça demande d’écouter. Ecouter, c’est ne pas savoir ce qu’on va dire à l’autre avant qu’il ait fini de parler… ce qui n’arrive jamais !

Le risque n’est-il réservé qu’à ceux qui peuvent le prendre ?

Autrement dit, n’est-ce pas un luxe ? Pour M. Tonuitti, le risque, c’est la question du sens de l’existence. A la fin, chacun se posera la question : « qu’est-ce que j’ai fait de ma vie ? » Pour préparer sa réponse, il faut répondre dès aujourd’hui à « qu’est-ce que je veux faire de ma vie ? », et donc « quels risques je veux mettre en œuvre pour faire de ma vie ce que je veux en faire ? ». Vous pouvez décider de rester humble. C’est déjà prendre un risque.

Le plus important est d’apprendre à vivre dans le risque. On ne peut pas tout contrôler. Il faut d’ailleurs commencer par séparer les risques sur lesquels on peut avoir une incidence des risques auxquels on ne peut rien.


Athénaïs DELACOUR

Pour en savoir plus sur ce colloque et les suivants : www.colloque-ena-edg-hec.fr

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