Le 12 octobre 2014, Evo Moralès, président sortant de la Bolivie est réélu au premier tour de l’élection présidentielle avec 61 % des suffrages. Déjà élu en 2005 et 2009, c’est la troisième fois qu’il est plébiscité par les Boliviens. A la tête du gouvernement depuis maintenant 9 ans, il affiche comme bilan l’une des plus belles croissances de l’Amérique Latine. Comment expliquer ce succès ?
À la suite de sa première élection en mai 2006, Evo Moralès avait annoncé la nationalisation des hydrocarbures présents sur le territoire bolivien, déclarant que ces dernières n’appartenaient qu’au peuple. Cela avait évidemment entraîné son lot de tensions (notamment des perquisitions dans les locaux de Repsol, compagnie pétrolière argentino-espagnole), et l’armée était même intervenue sur certains sites pour s’assurer de la bonne récupération des champs d’exploitation. Evo Moralès s’était lui-même rendu sur place : le mégaphone au poing, il avait annoncé la nationalisation d’un des plus grands champs de pétrole du pays, celui de San Alberto à l’extrême sud du pays.
Un contexte social tendu
Il faut ici revenir deux ans avant cette première élection de Moralès : en 2004 s’est déroulée ce que l’on a appelé la « Guerre du gaz ». Il s’agit en fait d’une révolte populaire, engendrant de multiples manifestations contre le gouvernement, et allant même jusqu’à bloquer la capitale La Paz. Si ce mouvement social a obtenu ce nom, c’est essentiellement parce qu’il est parti d’une contestation de la part de la population d’origine indienne (qui représente 70 % de la population totale du pays) contre un projet du gouvernement : celui de construire des pipelines reliant l’Océan Pacifique pour envoyer du pétrole et du gaz vers le Mexique et les États-Unis.
Ces manifestations ont été le symbole du désamour entre la population amérindienne et la classe politique, oligarque, très libérale et blanche. Elles entraîneront d’ailleurs la démission et l’exil vers les États-Unis du président bolivien de l’époque, Gonzalo Sanchez de Lozada.
Evo Moralès, bolivien aymara (peuple amérindien), syndicaliste, sera l’une des voix, l’un des porte-parole de cette « guerre », et s’emparera du thème de la spoliation des richesses de la terre du peuple bolivien. En effet, les sous-sols boliviens ont toujours été une source de richesse, comme en témoigne les mines d’argent exploitées par les colons espagnols dès le 16ème siècle.
C’est dans ce contexte, qu’il soit social ou historique, qu’il faut comprendre la première élection d’Evo Moralès et la promulgation du décret « Héros du Chaco » instaurant la nationalisation des hydrocarbures.
Une nationalisation lente, mais continue…
Dès 2006, la nationalisation s’est faite par l’intermédiaire de la compagnie pétrolière étatique, YPFB (Yacimientos Petrolíferos Fiscales Bolivianos, soit « Gisements pétrolifères fiscaux boliviens »). Celle-ci se transformait en fer de lance du gouvernement de Moralès en devenant majoritaire dans tous les conseils d’administration des entreprises pétrolières étrangères.
La valeur de la production était alors de 82 % pour les compagnies, et de 18 % pour l’État bolivien. Moralès décide d’inverser la tendance, littéralement : les 82 % sont désormais pour l’Etat – 18 % de droits et participations, 32 % d’imposition directe sur les hydrocarbures et enfin 32 % de participation à YPFB – et les 18 % restants pour les compagnies. Les contrats sont renégociés, de même que les accords binationaux avec les principaux importateurs d’hydrocarbures boliviens, c’est-à-dire le Brésil et l’Argentine (à travers, respectivement Pétrobras et Enarsa).
Les critiques commencent à se faire entendre assez rapidement : il est reproché à Evo Moralès de faire fuir les investisseurs étrangers, et par là même de (re)faire plonger l’économie bolivienne. A sa gauche, on lui reproche également le fait que les accords renégociés ne correspondent pas à l’esprit d’une nationalisation complète qui passerait par une expropriation des entreprises étrangères. De plus, les contrats avec les grandes entreprises auraient été signés avant la fin des audits demandés par le gouvernement bolivien. L’État aurait donc fini par plier devant les entreprises, avec pour symbole la démission du directeur d’YPFB, pourtant proche du chef de l’État, peu après les nouvelles signatures. Les premiers mois qui ont suivi la nationalisation ont été effectivement difficiles pour le gouvernement bolivien, notamment dans les négociations avec les grandes entreprises.
YPFB continue petit à petit la politique commencée en 2006, et dès 2008, l’État bolivien récupère la totalité de la Compagnie Logistique d’Hydrocarbures (alors dirigée par des Péruviens et des Allemands), puis négocie avec Repsol pour récupérer la compagnie pétrolière Andina. Le processus est dès lors réellement enclenché.
Les hydrocarbures comme vecteur d’émergence
La stratégie d’Evo Moralès n’est pas la simple exploitation des ressources de son pays, et leur redistribution : il cherche à développer la faible industrialisation bolivienne, et cela passe encore une fois par l’entreprise étatique YPFB. En 2008 toujours, celle-ci se transforme en une « holding », et crée plusieurs sociétés qui lui sont affiliées, à commencer par EBIH (Entreprise Bolivienne d’Industrialisation des Hydrocarbures), chargée, comme son nom l’indique, d’améliorer l’industrie bolivienne autour du pétrole, du gaz, etc.
Quel bilan en 2014 pour Evo Moralès ? Que ce soit sur le plan économique ou sur le plan industriel, les chiffres parlent d’eux-mêmes : deux mois avant sa dernière réélection, YPFB rachète les parts de Pétrobras et de Total afin de devenir l’actionnaire majoritaire dans la compagnie Transierra, qui gère les pipelines reliant sur 3000 km le gaz bolivien de Rio Grande (Bolivie) jusqu’à Guaramera (Brésil), petite ville à l’Est de Sao Paolo au Brésil. En août de la même année, il annonce un plan de 1,8 milliards de dollars US pour le développement d’un complexe pétrochimique dans le département de Tiraja (zone la plus riche en hydrocarbures).
La stratégie bolivienne, annoncée comme une récupération de sa souveraineté, continue dans un contexte de boom économique et social. D’habitude pointée du doigt pour son instabilité politique et sa pauvreté (la plus forte d’Amérique du Sud), elle reçoit cette année les félicitations du FMI. La croissance en 2013 était de 6,8 %, et est prévue aux alentours de 5,5 % pour 2014. Les indicateurs sociaux sont également sur la bonne voie : le ratio de la population pauvre est passé de 60 % en 2006 à 45 % en 2011 selon les chiffres de la Banque Mondiale, de même que le RNB (Revenu National Brut) par habitant qui a doublé en 7 ans (de 1200 en 2007 à 2550 en 2013)
Et après ?
A la suite de la nationalisation des hydrocarbures, le gouvernement s’est attaqué aux secteurs électrique et des télécommunications, en nationalisant sur le même principe les différentes compagnies. Parallèlement, la Bolivie a découvert des gisements de lithium dans le Salar d’Uyuni, qu’Evo Moralès s’est empressé de déclarer comme la plus grande source au monde, ce qui n’a pas été confirmé par l’USGS (U.S. Geological Survey), mais qui a aussitôt attiré des investisseurs étrangers, à l’image du français Bolloré, du japonais Mitsubishi ou encore du coréen LG.
Si les opérations d’extraction et d’exploitation du lithium tardent à commencer, cette situation permet de souligner deux points : le premier étant que la Bolivie du leader socialiste Evo Moralès continue à attirer les investisseurs, malgré l’incertitude qui a pu entourer les premiers mois de sa présidence. Le deuxième point est celui de la souveraineté retrouvée de la Bolivie : de plus en plus, les entreprises étrangères ne sont acceptées qu’en leur qualité d’expert et de consultant, et non comme exploitant.
Ces dernières profitent du fait que l’expertise et l’expérience sont toujours de leur côté pour préserver leur place en Bolivie, et en particulier dans le secteur des hydrocarbures. En effet, l’exemple de Total s’associant avec Gazprom (russe) et Tecpetrol (argentin) pour de la prospection dans le Sud du pays illustre bien ce phénomène.
C’est autour de ce phénomène que se cristallisent les critiques au sujet de la gestion des ressources du gouvernement d’Evo Moralès : si la spoliation des matières premières n’est plus aussi criante qu’avant, elle reste cependant visible à travers le rôle trop important laissé aux grandes entreprises étrangères…
Il reste donc certains défis à relever pour Evo Moralès à l’aune de son troisième mandat, à commencer par la gestion des ressources en lithium, dont la tonne est passée de 1577 dollars US en 2003 à 4262 en 2010. Si les gisements sont bien ceux annoncés par le président bolivien, le pays a encore de quoi continuer sa modernisation sur le long terme…
Martin Biéri