Les Etats face aux puissances numériques, rencontre avec François Bourdoncle

Ancien élève de l’Ecole Polytechnique, François Bourdoncle a co-fondé en 2000 avec son ami Patrice Bertin la société Exalead, rachetée par Dassault Systèmes en 2010. Il fonde ensuite en février 2014 la société de conseil en stratégie FB&Cie, qu’il dirige actuellement. François Bourdoncle est aussi membre de la Commission Innovation 2030 présidée par Anne Lauvergeon et co-chef de file du plan Big Data avec Paul Hermelin, patron de Capgemini.

Vous avez utilisé les termes de « puissance numérique » lors de la Conférence de l’Académie de l’IE 2014. Qu’entendez vous par là ?

Aujourd’hui, les acteurs du numérique sont devenus des sociétés tellement grandes et présentes partout qu’elles ont un pouvoir comparable à celui d’un Etat. La capitalisation boursière d’Apple est de 700 milliards de dollars aujourd’hui, un montant faramineux à l’échelle de la France, et sa trésorerie (178 milliards de dollars) est plus importante que les réserves de devises du gouvernement américain. L’impact que peuvent avoir ces sociétés sur l’emploi et l’industrie devient alors particulièrement important. Considérer que l’on a affaire à de simples acteurs économiques devient un risque face à ces puissances. En effet, il faut comprendre les objectifs stratégiques de ces acteurs pour pouvoir traiter avec eux et cela ressemble plus à de la diplomatie, c’est-à-dire une connaissance fine de ce qu’ils souhaitent faire.

Pourquoi parler de puissance ?

Parce qu’il s’agit de sociétés extrêmement riches, et qui ont une capacité à faire appel à l’épargne privée pour financer leurs initiatives. Même une société comme Apple avec un véritable trésor de guerre, préfère faire des emprunts pour financer sa croissance que d’utiliser ses bénéfices localisés à l’étranger, car cela l’obligerait à payer des impôts aux USA. Ces sociétés ont donc des moyens importants pour contourner les systèmes fiscaux. Mais elles ont aussi un agenda clair de « changer le monde ». Et il me semble difficile de faire semblant de croire qu’une telle chose ne va pas arriver : croire à la menace est particulièrement nécessaire aujourd’hui pour pouvoir adapter la réponse. Certains dirigeants de Google souhaitent dès aujourd’hui la création d’Etats situés en mer – et qui n’appartiennent à aucun Etat régalien – afin de s’affranchir des lois imposées par les pays dans lesquels le géant d’internet s’est implanté.

Quelles sont les entreprises qui rentrent typiquement dans cette catégorie ?

En ce qui concerne les sociétés, il y a Google évidemment, mais aussi Amazon ou encore Uber, qui a une approche très agressive de la conquête des marchés. Il y a aussi des personnalités comme Elon Musk, l’entrepreneur qui a fondé Paypal, Tesla Motors, SpaceX et Solar City. Ce même Elon Musk est à l’origine du projet Hyperloop, une sorte de TGV sous vide qui pourrait atteindre plus de 1000 km/heure. Les personnes qui dirigent ces sociétés ont toutes une vision messianique, qui les guide dans leurs investissements.

Qu’est ce qui les différencie des multinationales puissantes ?

L’impact qu’elles ont dans tous les domaines. Ces sociétés purement numériques se dirigent vers l’industrie, à l’instar d’Elon Musk ou encore de Google qui fait maintenant de la fibre optique. Ces sociétés ne comptent pas s’arrêter à leur pré carré historique et c’est bien ce qui les différencie des industries traditionnelles qui n’ont pas d’impacts dans des domaines autres que le leur. On commence d’ailleurs à voir s’esquisser des alliances entre elles, comme l’investissement de Google dans SpaceX par exemple, et peut-être verrons nous également des concentration entre géants.

Quels sont les risques associés à une telle puissance ?

Au niveau de l’industrie et des services, le risque est clairement la destruction de pans entiers de notre économie si ces sociétés arrivent à capter des marchés. D’autant plus que la génération Y est câblée sur les modèles économiques de ces puissances numériques. Ces sociétés ont aujourd’hui une puissance d’impact sur la vie des gens qui est extrêmement forte. De plus en plus de personnes qui travaillent pour ces sociétés ont une approche compliquée : ils sont citoyens français et travaillent pour des intérêts étrangers. Par ailleurs, peut-on se protéger d’Uber en créant une loi ? Le mode défensif ne semble pas fonctionner puisqu’il s’agit ici d’une course de vitesse. Ces puissances numériques, comme Uber, arrivent à capter les usages et à rendre les gens accrocs à leurs services, ce qui pose une barrière de plus pour agir politiquement. Ces sociétés imposent de nouveaux usages, notamment par rapport à la vie privée. Mais si un Etat interdit à tout le monde d’avoir un iPhone, ça va être compliqué, on ne peut pas faire ce que l’on veut, il y a le problème des consommateurs.

Comment réagir ?

Réagir de façon offensive semble être une réponse beaucoup plus adaptée que rester dans des actions défensives. Il s’agit d’une lutte de puissance à puissance dans des sphères diplomatiques, normatives, mais aussi économiques. Les consommateurs sont demandeurs de ces nouveaux usages numériques. Face à cette demande, les marges de manœuvre des Etats régaliens sont fortes, mais il faut que les Etats s’accordent entre eux, par exemple au niveau de l’Union Européenne. La Chine tente de relever le pari, et a créé Xiaomi en 2010, une entreprise d’informatique et d’électronique. A peine 4 ans plus tard, Xiaomi est valorisée 45 milliards de dollars. Mais cette croissance exponentielle est aussi liée au fait que la Chine a une taille de marché qui le permet. D’où la nécessité d’une action européenne coordonnée. L’important est d’avoir une approche stratégique des relations avec ces puissances numériques. Or, dans le monde politique aujourd’hui, il n’y a malheureusement pas une connaissance très fine de ces sociétés, ce qui se traduit par une approche naïve.

Que pensez vous de la puissance de ces entreprises ?

C’est très dangereux. Il est urgent que l’ensemble des acteurs commencent à croire que ces scénarios sont possibles (la destruction de certains pans de notre industrie) afin de passer le cap de la cyber-action et du déni. Le temps perdu par un comportement attentiste réduit peu à peu les possibilités d’action. Il faut se demander : quelles sont les politiques concrètes à mettre en place ? Et ce n’est pas simple car nous sommes face à des acteurs bien financés et qui pratiquent le dumping fiscal.

Est ce qu’à l’avenir ces puissances numériques seront amenées à se multiplier ?

Chacune de ces entreprises est associée à un usage particulier, elles ont un monopole naturel, mais il n’est pas exclu qu’il y ait de grandes concentrations. De nouveaux acteurs, comme Xiaomi (mentionné précédemment) sont apparus. Par contre en Europe, où sont ces entreprises ? Des sociétés comme SAP ou Dassault sont imposantes, mais ne sont pas sur le même mode de croissance que les puissances numériques. C’est pour cette raison que cela ne pourra pas se faire à l’intérieur d’entreprises déjà existantes car le financement est compliqué.  Il faut que l’Europe invente un nouveau mode qui lui convient pour que des initiatives prennent leur envol et s’accroissent rapidement.

Propos recueillis par Sarah Rosenblatt