Le jeudi 12 février 2015, Mme Claude Revel, à la tête de la Délégation Interministérielle à l’Intelligence Economique a ouvert les portes de son bureau aux journalistes du Portail de l’IE. Nous vous livrons ici la deuxième partie de l’entretien .
Portail de l’Intelligence Economique: Le début de l’année 2015 a été marqué par l’abandon de l’amendement à la loi Macron sur le secret des affaires. Considérez-vous cela comme un échec ? Quelles leçons en tirer ? Comment rebondir ?
Claude Revel: Il est bien dommage, en effet, que ce texte n’ait pas pu être adopté. Il a d’abord été porté, je le rappelle, par J.J. Urvoas, dont c’était une proposition de loi et à laquelle nous avons beaucoup contribué – en collaboration avec des Ministères, des représentants d’entreprises et des experts de diverses origines. Nous l’avons fait de manière très transversale, ce texte convenait donc à énormément de monde, privé ou public.
Ainsi, le président Urvoas a considéré, pour des raisons de rapidité et d’agenda, qu’il était mieux de le faire passer par la loi Macron. L’ampleur des oppositions observées montre bien l’importance des intérêts qui étaient frappés. Très honnêtement, ce projet tel qu’il était ne lésait en rien la liberté journalistique, du tout, car même une modification à la loi 1881 était prévue pour justement bien préciser que le secret des affaires ne faisait pas partie des acceptions opposables aux journalistes. Donc je ne sais pas ce que l’on pouvait faire de mieux pour les protéger. Et d’ailleurs, beaucoup de journalistes avec qui j’ai discuté l’ont reconnu, mais d’autres non.
Ensuite il y a eu beaucoup d’opposition de la part de personnes qui pensaient parler au nom des lanceurs d’alerte ; mais là il fallait regarder le texte : les lanceurs d’alertes étaient aussi extrêmement bien protégés, donc c’est un peu curieux, cette absence de lecture. Ensuite, c’est vrai que, sur le fond, cette loi aurait pu présenter des résistances à certaines tentatives d’accès à des informations menées dans le cadre des procédures juridiques, dépendant de droit étranger (je fais allusion ici à quelque chose de très précis que vous ne pouvez pas connaître). C’est également quelque chose qui a dû rentrer en compte et qui a fait qu’il y a eu une coalition d’intérêts opposés.
Je ne crois pas que ça soit un échec. Ou plutôt, c’est un échec ponctuel oui, mais qui n’est pas le mien. Je le regrette car sur le fond c’était un bon texte. Vous savez, rien n’est un échec car cela nous a permis de voir d’où venaient les attaques, cela a permis également de voir sur quels points nous pouvions encore améliorer le texte. Nous le ferons et il sera représenté un jour ou l’autre.
C’est une vraie demande des entreprises, une vraie demande des PME – j’étais encore hier dans un salon à Villepinte, avec des toutes petites PME du textile etc… Les dirigeants sont complètement atterrés car ils sont pillés, vraiment tous les jours. Le secret des affaires n’est pas un grand mot pour des grandes entreprises ! On peut parler de dessins pas encore protégeables, de premiers croquis de modes… qui représentent à terme des millions d’euros. Cela correspond vraiment à un besoin. Le secret des affaires sert à protéger l’innovation et à l’encourager. Ce n’est pas du tout défensif, mais c’est au contraire offensif, et je n’ai aucun doute sur le fait que ce texte sera représenté et qu’il finira par aboutir. Il faut peut-être faire plus de pédagogie et déminer ceux qui éventuellement seraient contre pour d’autres raisons que des raisons de fond. Quand je dis « déminer » c’est « expliquer », « convaincre », faire du travail de lobbying.
Par ailleurs, je vous rappelle qu’il y a une directive européenne sur le même sujet actuellement en cours, sur laquelle nous travaillons également et qui a été adoptée par les Etats, et le Conseil Européen. Elle est donc maintenant devant le Parlement. Elle aussi va surement faire l’objet d’attaques, nous commençons déjà à en voir poindre certaines. Ce ne sont pas forcément les mêmes qu’ici (nldr : en France) – ce qui est assez curieux – mais il faudra y répondre. Cependant, ces textes seront validés, parce que nous ne pouvons pas, au niveau français et européen, ne pas avoir de textes de même niveau que ceux des Etats étrangers. Que ceux qui nous disent que ce sont des choses protectionnistes, propres à la France, aillent regarder ce qui se fait à l’extérieur. C’est faux ! Les autres pays européens ont des dispositions de ce type, pas tous mais certains, et les Etats-Unis les premiers ont des dispositions sur le secret des affaires. Il faut donc quand même se mettre à niveau !
PIE: Vous avez évoqué la complexification des sujets dans le domaine cyber. Il y a des partenariats avec l’ANSSI mais jusqu’où poussez-vous la coopération ?
Claude Revel: Nous travaillons tous les jours avec eux. Nous avons une coopération excellente, eux sont sur les sujets techniques, sur lesquels ils sont absolument excellents, ils sont d’ailleurs reconnus dans le monde comme ayant une expertise totale. Et nous, nous intervenons plus au niveau de la gouvernance : comment organiser les process, la formation sur ces sujets, la sensibilisation aux entreprises et comment mettre des standards internationaux en matière de cyber sécurité. Et également sur la question de l’influence que peut apporter la France. Nous travaillons très bien avec eux. Le seul problème est qu’il n’y a pas qu’eux sur le sujet en France, il y a beaucoup d’autres personnes et d’un côté c’est bien car cela veut dire que le sujet a bien été pris en compte. Vous savez parfaitement qu’au niveau de plusieurs ministères, il y a un responsable pour la sécurité, au ministère de l’Intérieur, au MAE, et peut-être prochainement au sein d’autres ministères. Il est nécessaire d’avoir un peu de coordination sur certains sujets.
PIE: Justement sur cette multiplication des formations en IE, des tables rondes, des conférences, et des formations au sein des universités, vous devez vous féliciter de cette démocratisation de l’IE mais n’est-ce pas un peu dur à contrôler ?
Claude Revel: D‘un côté il nous faut des experts, comme vous l’êtes, comme le sont les étudiants qui sont formés dans les écoles strictement d’intelligence économique. De l’autre côté il faut, que tous les étudiants, que ce soit dans les cursus scientifiques, littéraires, juridiques ou d’ingénieurs, aient une base – je ne vais pas donner d’heures – mais un minimum de bases en intelligence économique. Il faut une véritable prise de conscience, qui d’ailleurs commence à se développer. Ensuite, je pense qu’il y aura une rationalisation des choses, notamment à partir du recueil que nous allons publier. Et à ce moment-là, je crois vraiment au marché, nous verrons vraiment qui sont les bons formateurs et qui sont les moins bons.
PIE: En termes de planification stratégique : quelle vision avez-vous pour l’IE dans un futur pas si lointain ?
Claude Revel: Alors vous avez suggéré une vision à 30 ans… à 30 ans on ne peut pas dire ce que sera l’IE en France ! En revanche ce qu’on peut faire, et qui sera beaucoup plus utile, c’est déterminer les grands enjeux, les très grands scénarios que nous pouvons imaginer se développer d’ici 30 ans. Et ça il faut vraiment que nous arrivions à le voir aujourd’hui, en matière d’intelligence artificielle, de numérique, dans l’agroalimentaire, et essayer de planter dès aujourd’hui des éléments de gouvernance. Je pense que la plupart des sujet sont parfaitement solvables en termes techniques, que ce soit la faim dans le monde, les questions agroalimentaires ou encore de santé et de numérique dans le monde. La seule question c’est : comment ces choses-là sont régulées ; non pas au sens des règles, mais comment nous arrivons à mettre des cadres de fonctionnement pour éviter une jungle totale. En résumé, il faut que nous essayions de voir dès aujourd’hui quels sont les émergences de changements notables en termes technologiques, voire sociétaux, et planter des éléments de gouvernance, plutôt que d’attendre le dernier moment.
Enfin, cela dépasse un peu le cadre de la D2IE, mais nous essayons d’apporter notre pierre à l’édifice.
PIE: Un mot pour conclure ?
Claude Revel: Je voudrais insister sur le fait que l’IE ne se décrète pas. Tous les acteurs économiques doivent se l’approprier et c’est pour cela que nous essayons de travailler à partir de bonnes pratiques, de la sensibilisation, de référentiels et de process. Il faut des choses sur lesquelles s’appuyer, car nous n’obligerons jamais personne à faire de l’intelligence économique. Il faut donner des outils aux acteurs. Il faut les convaincre, et après ils en feront, que ce soient des acteurs privés ou des acteurs publics. Donc la question de l’appropriation est totalement prioritaire et non pas médiatique, cela doit passer par une action de tous les jours.
Le deuxième point est que les entreprises et les acteurs économiques doivent se prendre en main. L’Etat ne peut pas tout faire. Je le leur dis en permanence quand je les vois. Il faut arrêter ce réflexe de dire d’un côté « on paie trop d’impôts », et de l’autre venir voir l’Etat dès que quelque chose ne va pas. C’est pour cela que les acteurs privés doivent se prendre en charge, ce qu’ils font déjà en grande partie, mais encore plus, et que le dialogue avec l’Etat ne se fasse qu’au niveau stratégique.
Pour relire la première partie de l’entretien: ici
Propos recueillis par Alexis Fernandez, Elodie Le Gal, Olivier Larrieu.