L’influence de Gazprom dans l’Union Européenne

Le géant gazier russe, Gazprom, a tissé de nombreux partenariats avec les entreprises énergétiques européennes, lui permettant de disposer d’une capacité d’influence considérable au service des intérêts russes.

En mai 2014, Alexei Miller, directeur général de Gazprom, a évité de justesse les sanctions de l’Union Européenne grâce au lobbying conjugué de plusieurs compagnies énergétiques européennes. La stratégie d’internationalisation du leader gazier russe ainsi que les partenariats conclus dans la distribution d’énergie et l’exploitation de gisements en Russie ont rendu Gazprom incontournable pour les entreprises énergétiques européennes. Ces dernières exercent aujourd’hui leur influence auprès des institutions et des gouvernements européens pour favoriser leurs intérêts communs avec le groupe russe.

Gazprom est étroitement dépendant du marché européen. Responsable de 93 % de la production de gaz russe, le groupe a pour obligation d’approvisionner l’ensemble du marché intérieur à un prix modéré. En contrepartie, il dispose du monopole des exportations de gaz russe. Près de 70 % de ces exportations sont destinées à l’Union Européenne. Elles représentent la majeure partie des bénéfices de l’entreprise et, jointes aux bénéfices pétroliers, près de 20 % des recettes de l’État russe.

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Carte de Gazprom montrant les exportations et les voies de transit en Europe

Cependant, le leader gazier russe fait face à plusieurs menaces. L’utilisation par le Kremlin des exportations d’hydrocarbures comme arme diplomatique incite les pays européens à limiter leur consommation de gaz et à diversifier leurs sources d’approvisionnements. L’augmentation du recours au marché spot[1] remet en cause les contrats à long terme et oblige Gazprom à baisser ses prix de vente. Le 15 avril 2014, la Commission Européenne, a formellement accusé Gazprom d’entrave à la concurrence dans le secteur du gaz. Enfin, le boom de la production de gaz de schiste rend possible une exportation de gaz naturel liquéfié américain vers l’Europe.

Confrontées à la déplétion de leurs principales sources de production, plusieurs compagnies européennes se tournent vers la Russie. Ainsi, Total a vu sa production d’hydrocarbures  diminuer de 11 % en un an. En 2013, l’entreprise a fait l’acquisition de 20 % du terminal gazier de Yamal LNG en partenariat avec l’entreprise russe Novatek. A la fin de l’année 2011, la Russie était réputée détenir 23 % des réserves mondiales de gaz dont environ 60 % sont contrôlées par Gazprom.

Le repositionnement stratégique de Gazprom

Face aux menaces actuelles, la stratégie de Gazprom consiste à se rendre indispensable  aux compagnies énergétiques européennes. Tout en étant leur premier fournisseur de gaz, l’entreprise russe multiplie les partenariats dans les domaines de la production, de la transformation et de la distribution d’énergie.

Les accords conclus avec GDF Suez et l’allemand BASF illustrent cette stratégie. Ces entreprises sont partenaires de Gazprom dans l’exploitation du gazoduc Nord Stream, conjointement avec E.ON et Gasunie. En 2006, GDF Suez a augmenté le montant de ses approvisionnements en gaz auprès de Gazprom et a prolongé son engagement jusqu’en 2030.  En 2012, les deux entreprises ont signé un accord visant à construire conjointement des centrales électriques à gaz en Europe. Á l’issue de ce contrat, Gazprom détiendra l’exclusivité de la fourniture en gaz de ces centrales.

La coopération de Gazprom avec BASF se traduit par leur détention à parts égales de Wintershall Holding, filiale de BASF et leader de l’exploitation du gaz en Allemagne. En 2012, Wintershall a transféré à Gazprom la totalité de leur activité commune de stockage et de négoce de gaz naturel, ce qui inclut notamment la plus grande infrastructure de stockage de gaz d’Allemagne. En échange BASF obtient des parts dans l’exploitation du gisement de gaz d’Ourenguoï en Russie.

Cette stratégie crée une interdépendance entre Gazprom et les principales entreprises énergétiques européennes. De fait les sanctions décidées suite à la crise ukrainienne contre les intérêts économiques russes impactent les entreprises européennes. Le groupe allemand E.ON a annoncé, en novembre 2014, un repli de 7 % de son bénéfice résultant de son exposition à la Russie. L’entreprise achète plus de 30 % de son gaz à Gazprom et exploite en partenariat avec le groupe russe le gisement gazier d’Ioujno Rouskoïe. La récente décision d’E.ON  de scinder ses activités de production d’énergie conventionnelle et renouvelable afin de se concentrer sur ces dernières peut s’expliquer par une volonté de restreindre l’influence russe. Dans le domaine pétrolier, plusieurs projets impliquant les entreprises, Total, Shell ou Eni ont dû être suspendus.

Or les leaders énergétiques européens figurent parmi les lobbys les plus puissants de l’Union Européenne. GDF Suez, Total et EDF sont les entreprises françaises à avoir consacrés, en 2013, les plus importants moyens financiers au lobbying auprès des institutions européennes. Cette influence est d’autant plus efficace qu’elle s’exerce auprès des représentants nationaux de ces différentes compagnies.

La stratégie de Gazprom est dirigée par le gouvernement russe. En 2005, l’État russe a augmenté ses parts dans le groupe de 38 % à 50 % plus une action, détenant ainsi la majorité absolue. Le Chef du gouvernement, Dimitri Medvedev, a dirigé le conseil de direction de Gazprom jusqu’en 2008 et l’actuel Directeur générale du groupe est un proche de Vladimir Poutine sous la responsabilité duquel il a travaillé à la mairie de Saint Petersbourg.

L’annonce de l’abandon du projet South Stream par Vladimir Poutine le 1er décembre 2014 illustre le rôle directeur de l’exécutif russe dans la stratégie d’influence du groupe. Ce projet développé par Gazprom, en partenariat avec des entreprises européennes comme EDF, ENI ou Wintershell, faisait face à une opposition grandissante de la Commission Européenne et souffrait de la baisse des cours du gaz. La décision du Président russe et sa mise en cause des institutions européennes incitent les partenaires européens du projet à se retourner vers leurs gouvernements nationaux pour défendre la construction du gazoduc South Stream.

Les entreprises énergétiques européennes ont publiquement pris position en faveur des intérêts de Gazprom. L’ancien patron de Total et coprésident du conseil économique franco-russe, Christophe de Margerie, qualifiait en septembre 2014 les sanctions contre le secteur pétrolier russe de voie sans issue.

Néanmoins les manœuvres d’influence menées auprès des institutions européennes ou nationales se font dans la plus grande discrétion. Ainsi aucune entreprise énergétique n’a accepté de commenter l’intervention en faveur du directeur général de Gazprom.

La stratégie d’internationalisation a été impulsée par Vladimir Poutine lors de son premier mandat présidentiel afin de doter la Russie d’un grand groupe énergétique à même de concurrencer les majors du secteur. Elle s’est intensifiée en 2006 suite aux crises énergétiques ukrainiennes et biélorusses et s’accroit à mesure qu’apparaissent de nouvelles menaces.

Dans le cadre de cette stratégie, après une reprise du contrôle de son sous-sol au début des années 2000, la Russie a relancé depuis 2007 l’ouverture aux sociétés étrangères. Aujourd’hui près de 10 % de la production russe d’hydrocarbures est assurée par des sociétés étrangères.

Une stratégie efficiente

L’abandon, potentiellement provisoire, du projet South Stream ne doit pas masquer les succès de Gazprom dans l’accroissement de son pouvoir au sein des circuits de distribution de gaz en Europe. Le Gazoduc Nord Stream permet à Gazprom de contourner l’ensemble de l’Europe de l’Est et de contrôler plus étroitement la fourniture en gaz de son principal client, l’Allemagne.

Les partenariats conclus avec les entreprises énergétiques européennes permettent à Gazprom, et donc au gouvernement russe, de disposer d’une importante force d’influence. Ainsi, le secteur gazier russe échappe toujours aux sanctions européennes. Cette influence se traduit aussi par des soutiens politiques, le 5 décembre 2014 une soixantaine de personnalités allemandes de premier plan dont l’ancien chancelier Gerhart Schröder, ont signé un appel pour une politique de concession vis-à-vis de la Russie.

Malgré cette capacité d’influence, les exportations de Gazprom restent victimes de la conjoncture internationale. Ainsi après avoir augmentées jusqu’à couvrir 30 % des besoins européens en gaz en 2013, les exportations de gaz russe, à destination de l’Union Européenne et de la Turquie, ont baissé de 9 % en 2014.


[1] Marché au comptant où le prix du gaz dépend de l’offre et la demande

Maxime Fernandez