Enseignements de la loi relative au renseignement

Olivier de MAISON ROUGE, avocat, docteur en droit et membre de la commission permanente « secrets d’affaires » de l’AIPPI (Association Internationale pour la Protection de la Propriété Intellectuelle), revient sur les enseignements à tirer de la loi relative au renseignement, récemment votée au début du mois de mai.

Nous évoquons ici exclusivement le renseignement d’état, lequel doit être guidé par la Raison qui doit elle-même être d’Etat et à la condition que l’Etat lui-même en soit doté…

À cet égard, la loi objet de cette étude confirme à juste titre que les procédés de renseignement autorisés relèvent du monopole exclusif de l’Etat. Un rappel sans doute nécessaire.

Ce sujet du renseignement, remontant au moins aux basses œuvres de la police de Joseph Fouché, Ministre de la Police sous le 1er Empire, paraît éculé[1], et pourtant il demeure toujours aussi sensible, conduisant à une défiance parfois irrationnelle. Il fut déjà abordé par les anciens, ainsi que le trait fort bien Sun Tzu dans l’Art de la guerre, dont nous retenons cette maxime :

« La prévision ne vient ni des esprits ni des dieux ; elle n’est pas tirée de l’analogie avec le passé, pas plus qu’elle n’est le fruit des conjectures. Elle provient uniquement des renseignements obtenus auprès de ceux qui connaissent la situation de l’adversaire. »[2]

Le renseignement se traduit en effet par la connaissance préalable avant la décision, autrement dit l’acquisition de l’information avant l’action, ou la réaction. C’est pourquoi, en matière de sécurité publique, comme en économie ou en stratégie, mais encore en matière de géopolitique, il se révèle toujours nécessaire afin d’anticiper les choix stratégiques.

Au-delà de ce constat, il convient d’essayer de comprendre les ressorts de la loi relative au renseignement[3].

Jean-Jacques Urvoas, député, Président de la commission des lois, la cheville ouvrière[4] de ce texte, avait déjà exposé son point de vue au sein du rapport d’information parlementaire sur le renseignement, en date du 14 mai 2013. Ce travail très complet était en quelque sorte les conclusions d’audit énonçant les idées directrices préalablement à l’élaboration de la loi désormais en discussion.

Nous en reprenons ci-dessous la consistance à travers l’analyse de ses principes directeurs.

Doter l’Etat d’un cadre légal du renseignement

Bien qu’il fut affirmé que :

« Les Etats disposeraient de services qui pourraient tout se permettre, s’affranchissant de toute légalité et disposant d’une excuse imparable : le secret. Rien n’est pourtant plus faux. Outre que ces services ne sont pas secrets, ils ne sont pas non plus hors-la-loi. Tout juste peuvent-ils se prévaloir d’une exception de légalité : leur cadre d’activité ne déroge pas le la loi nationale et de la Constitution, mais leurs actions peuvent, au besoin, s’en affranchir sans contrôle du juge. »[5],

Jean-Jacques Urvoas a néanmoins voulu prétendre offrir aux services de renseignement un cadre juridique protecteur. En effet, ainsi que cela a été confirmé par d’autres[6], il n’existe pas de socle juridique unifié du renseignement. Seuls quelques textes épars donnent corps à ces activités, ne permettant pas à ses acteurs de pouvoir toujours  justifier des procédés employés, les exposant le cas échéant aux recours judiciaires[7]. La volonté affirmée est donc d’unifier ce corpus et de donner des attributs stables aux services, eu égard aux nouvelles menaces et aux enjeux actuels.

Ainsi, Bernard BAJOLET, Directeur de la DGSE, estimait récemment « Depuis la fin de ma guerre froide, les menaces se sont multipliées, diversifiées, déplacées. (…)

La connaissance et l’anticipation sont depuis lors jugées essentielles pour notre capacité d’action et notre crédibilité internationale. Le renseignement est nécessaire à la décision pour l’anticipation et l’appréciation des risques, crises et conflits internationaux. Il est devenu pour notre pays une priorité stratégique parmi les plus hautes parce que l’identification même des menaces, qui réduit d’une certaine façon l’incertitude du monde, est devenue cruciale. »[8]

En ce sens, l’objectif avoué de la Loi doit être largement approuvé, d’autant qu’elle sert les garanties démocratiques d’un Etat moderne. Ces gages juridiques soumis au législateur permettent non seulement d’asseoir légalement les activités de renseignement, mais encore d’intégrer un processus de contrôle interne et externe des moyens engagés. Ce faisant, l’activité de renseignement d’Etat s’expose à des recours, notamment judiciaires mais encore parlementaires et administratifs.

Les motifs : défendre et protéger les intérêts fondamentaux de la Nation

Les grands principes permettant la mise en œuvre d’actes de collecte des informations sur les personnes, dont la règle d’airain demeure le respect de la vie privée, le renseignement étant l’exception, sont désormais énoncés sous le Livre VIII du Code de la sécurité intérieure.

Ils reprennent les axes qui ont préexistés à savoir la stratégie de sécurité nationale et la défense et la promotion des intérêts fondamentaux de la Nation. Reste que la définition des intérêts fondamentaux de la Nation demeure une notion politique et juridiquement vague, précisément décriée par certains au nom des libertés, d’une part, et qui a rendu par le passé inefficace certaines dispositions pénales en matière d’espionnage économique[9], d’autre part.

Cette approche ne s’éloigne en réalité que peu des dispositions issues de l’article 410-1 du code pénal, là encore trop imprécises.

Dans le cadre des ces principes retenus par la Loi, les services compétents on donc pour mission :

« en France et à l’étranger, la recherche, la collecte, l’exploitation et la mise à disposition du Gouvernement des renseignements relatifs aux enjeux géopolitiques et stratégiques ainsi qu’aux menaces et aux risques susceptibles d’affecter la vie de la Nation. Ils contribuent à la connaissance et à l’anticipation des ces enjeux ainsi qu’à la prévention et à l’entrave de ces risques et menaces ».

Au-delà de cette affirmation de principe estimable, bien que peu juridique en réalité, le législateur a pris soin de circonscrire l’utilisation des moyens de renseignement aux domaines suivants :

  1. L’indépendance nationale, l’intégrité du territoire et la défense nationale ;
  2. Les intérêts majeurs de la politique étrangère et la prévention de toute forme d’ingérence étrangère ;
  3. Les intérêts économiques, industriels et scientifiques majeurs de la France ;
  4. La prévention du terrorisme ;
  5. La prévention des atteintes à la forme républicaine des institutions, des violences collectives de nature à porter atteinte à la sécurité nationale ou de la reconstitution ou d’actions tendant au maintien de groupements dissous en application de l’article L. 212-1 ;
  6. La prévention de la criminalité et de la délinquance organisés ;
  7. La prévention de la prolifération des armes de destruction massive.

De tels domaines ne sont pas sans faire débat, tant ils peuvent conduire à des écarts d’interprétation, notamment en matière politique sous le §5. C’est d’ailleurs en ce sens que les principaux opposants ont manifesté bruyamment leurs réticences, eu égard aux atteintes aux libertés publiques et individuelles.

Renseigner sur autorisation préalable

Dans ces seuls domaines prévus par la loi, il est institué un régime d’autorisation préalable pour les activités de renseignement, qui restent l’apanage exclusif de l’Etat, sur le sol français.

Afin de permettre aux autorités de contrôler a priori les actions entreprises, il est instauré une procédure de demande motivée, intégrant les moyens susceptibles d’être mis en œuvre, et les buts poursuivis.

La requête est transmise pour avis à la nouvelle Commission Nationale de Contrôle de Techniques de Renseignement (CNCTR), puis au Premier ministre, décisionnaire in fine. Cette chaîne d’autorisation, qui reste entre les mains du pouvoir exécutif reste pour ce motif très critiquée.

S’agissant de la CNCTR – qui est une autorité administrative indépendante (AAI) à l’instar de la CNIL, du CSA ou du Défenseur des droits – est composée de 3 députés, 3 sénateurs, 3 membres du Conseil d’Etat, 3 magistrats de l’ordre judiciaire et d’une personnalité qualifiée. Petite fantaisie sacrifiant aux codes du moment, il est introduit une parité homme/femme. Outre ses missions d’avis sur autorisations préalables, la commission procèdera à des contrôles des moyens employés après autorisation et rendra un rapport annuel.

Les moyens du renseignement

Dernier principe consacré par la loi relative au renseignement, il s’agit des moyens et procédés d’acquisition du renseignement, et notamment techniques. Outre un renforcement des textes répressifs en cas d’infraction aux règles érigées en la matière, le texte institue la possibilité d’avoir recours aux opérateurs numériques, ce dont certains se sont émus, et encadre le régime des captations, enregistrements, interceptions, sonorisations …

La loi crée également, à juste titre, un statut d’agent à l’étranger, ce qui faisait effectivement défaut. De même, elle aborde le fait de recourir aux identités d’emprunt ce qui n’est pas sans renvoyer à la série diffusée sur Canal+, le bureau des légendes.

Enfin, chat échaudé craignant l’eau froide, il faut relever que le député Jean-Jacques Urvoas a voulu intégrer un statut de lanceur d’alerte étendu aux activités de renseignement si ce n’est que l’alerte sera confidentielles et suivra un parcours interne destiné à la CNCTR. On se souvient que c’est le cas des lanceurs d’alerte, mal définis juridiquement, qui avait fait obstacle à l’amendement sur le secret des affaires au projet de loi pour l’activité et la croissance porté par le même député. Sans doute, Jean-Jacques Urvoas aura commis dans le cadre du renseignement un excès de zèle, d’autant qu’il avait , peu de temps auparavant[10], qualifié Edouard Snowden de traître pour avoir transmis à Wikileaks des informations diplomatiques.

En conclusion, cette Loi, pour être somme toute sensible politiquement et notamment dans le contexte actuel, n’en est pas moins nécessaire. Les principes affichés sont juridiquement incontestables. Elle apporte un cadre légal du renseignement là où certains voyaient un vide législatif.

D’aucuns, parmi les tenants de l’option parlementaire (opposé à une autorisation par le chef du gouvernement) regrettent cependant que le renseignement ne figure pas dans la Constitution, comme en Allemagne, et que la notion « d’intérêts fondamentaux de la Nation » ne soit pas mieux définie[11]. Des réserves ont été exprimées par le Défenseur des droits – depuis lors entendu – par la CNIL qui a en charge d’assurer la protection des données des personnes physiques et enfin par le Bâtonnier de l’Ordre des Avocats de Paris. Enfin, des partis et groupes d’influence s’alertent des dimensions politiques du texte, cette agitation n’étant pas sans raison.

Un tel texte ne peut faire l’unanimité, il faut bien l’admettre. Reste que « Les renseignements ne tuent jamais, l’ignorance oui ! »[12]. Cela s’est encore vu récemment.


[1] Fouché Joseph, Mémoires, 2 tomes, 1824

[2] Sun Tzu, L’Art de la guerre, Champs Flammarion, 1972, Chap. IV 4.

[3] Adopté en première lecture par l’Assemblée nationale, le 5 mai 2015.

[4] FAURE Sonya, « Jean-Jacques Urvoas, à bonne (r)enseigne », in Libération, 4 mai 2015

[5] ARBOIT Gérard, Au cœur des services secrets – idées reçues sur le renseignement. Le Cavalieu Bleu Editions. 2013. p.27

[6] LAURENT Sébastien-Yves, Pour une véritable politique du renseignement, Publication de l’Institut Montaigne, juillet 2014

[7] Le rapport parlementaire sur le renseignement du 14 mai 2013 évoque notamment l’affaire des « fadettes » de la DCRI qui a permis, au vu des listings d’appels de journalistes d’identifier des informateurs au sein de l’institution judiciaire.

[8] BAJOLET Bernard In Revue Défense Nationale – janvier 2014

[9] Trib. Corr. Clermont-Ferrand, 21 juin 2010, M. A. c/ M.P. (Affaire Michelin)

[10] Conférence du 2 décembre 2014, Ecole Militaire.

[11] LAURENT Sébastien-Yves, Op. cit.

[12] LE CARRÉ John, Notre jeu, 1995