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L’influence : un outil de puissance à développer au sein des forces armées

Parler d’influence dans les forces armées, c’est avoir à l’esprit « la guerre au sein des populations ». Certains alliés utilisent aussi l’influence pour faciliter la signature de contrats économiques. De fait, l’actuel déficit commercial de la France et les opportunités offertes aux militaires en opérations pourraient entraîner le développement d’une nouvelle stratégie d’influence au sein des armées et ce, dans un cadre interministériel.

L’influence : un moyen de préserver notre liberté d’action en opérations

Des méthodes développées et éprouvées par de grands penseurs militaires. Depuis la fin du XIXème siècle, le concept de « guerre au sein des populations »[1] s’est ancré dans les mentalités. Ce concept consiste d’une certaine manière à influer sur les populations locales, surtout grâce à des actions ouvertes d’aide au développement, de gouvernance et de sécurité, mais aussi grâce à des actions[2] de guerre psychologique, de propagande, de désinformation. Elles sont destinées à faire adhérer les opinions à une cause, à légitimer des opérations militaires, à diaboliser l’adversaire ou encore à démobiliser le camp adverse. Deux grands chefs militaires peuvent alors être cités : d’un côté le maréchal Gallieni, dont le principe de pénétration progressive (ou concept de la tache d’huile) est « la méthode la plus féconde qui consiste à ne gagner du terrain en avant qu’après avoir complètement organisé celui que l’on laisse en arrière » ; d’un autre côté le maréchal Lyautey qui insistait sur l’impérieuse nécessité de « convaincre plutôt que de contraindre. »

Une légitimité du concept et une mise en application sur le terrain. Depuis Gallieni, Lyautey, puis Trinquier et Galula, le corpus conceptuel et doctrinal des armées s’est consolidé par le biais de nombreuses parutions se rapportant de près ou de loin à l’influence[3]. Les principaux documents de référence sont : la doctrine interarmées (DIA 3.10) sur « Les opérations militaires d’influence » (OMI) et le concept interarmées (CIA 3.10-A) sur « L’influence en appui aux engagements opérationnels » rédigés par le Centre interarmées de concepts, de doctrine et d’expérimentations (CICDE). À l’heure actuelle, l’influence s’inscrit dans le continuum des opérations, surtout lors des phases de consolidation de l’environnement (stabilisation) et de retour à l’équilibre politique (normalisation). Selon le CICDE, « les OMI regroupent l’ensemble des activités dont l’objet est d’obtenir un effet sur les comportements d’individus, de groupes ou d’organisations (info-cibles) afin de (…) les conduire à agir en faveur de la mission ou/et les inciter à ne pas prendre des dispositions en opposition à l’action des forces armées. » Dans ce cadre, afin de maximiser les effets obtenus, les OMI sont en relation avec les autres fonctions opérationnelles du domaine : APEO[4], ciblage, COMOPS[5] et ACM[6].

Les forces armées utilisent donc l’influence aux niveaux tactique et opératif mais quasiment pas au niveau stratégique. Cette carence est dommageable d’autant que la situation économique de notre pays est actuellement difficile et que les revers en termes de conquête de marchés économiques sur d’anciens ou d’actuels théâtres d’opérations sont reconnus.

La situation économique de notre pays intime d’essayer d’aller plus loin…

La priorité au redressement économique. La balance commerciale de la France est en déficit depuis près de dix ans. À ce titre, tous les ministères sont fortement impliqués pour tenter d’inverser cette tendance. Le Quai d’Orsay peut être pris en exemple à travers son plan d’action diffusé le 23 août 2012. La volonté du ministère des Affaires étrangères et du développement international est, entre autres, de « faire de la diplomatie économique une priorité dans l’organisation de notre outil diplomatique » et de « développer l’influence économique ». Pour Monsieur Laurent Fabius[7], « il faut créer le réflexe économique au service de l’activité en France ». Cela passe par une évolution des mentalités et une redéfinition des missions à tous les niveaux hiérarchiques, pour les agents travaillant en France, mais surtout pour ceux déployés à l’étranger. Cette prise de conscience est révélatrice d’une nécessité de changement afin de développer l’influence économique, former les fonctionnaires aux enjeux économiques, recruter des cadres déjà expérimentés, davantage communiquer et s’ouvrir vers les acteurs économiques, qu’ils soient français ou étrangers.

La nécessité d’être pragmatique et de reconsidérer l’état final recherché (EFR). Nos expériences permettent d’affirmer qu’une intervention majeure de la France dans un pays n’implique pas un monopole sur les contrats économiques post-conflit. Le Mali peut être pris en exemple car, au-delà du succès de l’opération Serval et des nombreux efforts consentis, la France a connu un échec économique assez important dans ce pays. En effet, sur les crédits d’environ 230 millions d’euros consentis par l’ONU pour le soutien de la MINUSMA, la France n’aurait remporté que 35 millions d’euros pour construire des infrastructures dans le nord du Mali. Ce ratio est totalement disproportionné au regard de l’engagement consenti sur le terrain. Les marchés qui seront ouverts à court terme pour la reconstruction du pays, comme cela est le cas en Libye, engendreront très certainement de nouveaux affrontements interétatiques lors desquels la France devra se battre pour tirer son épingle du jeu.

Les guerres menées actuellement n’étant plus des « guerres totales » au sens clausewitzien, les forces armées ne cherchent plus à remporter la « bataille décisive ». Elles ont pour objectif d’accéder à un EFR défini avant le déploiement des troupes et atteint par l’intermédiaire de lignes d’opérations (gouvernance, développement, sécurité par exemple). Dans ce cadre, sans chercher à transformer les militaires engagés sur les théâtres d’opérations en VRP[8], davantage de pragmatisme pourrait être envisagé. Il consisterait à reconsidérer l’EFR en incluant la préparation à la conquête de marchés économiques dans les lignes d’opérations. Les liens privilégiés que les militaires établissent avec les autorités locales, parfois et souvent au plus haut niveau, sont des avantages indéniables.

Le redressement économique de notre pays est donc l’une des priorités majeures du gouvernement. Grâce à leurs relations privilégiées avec les gouvernements locaux, les militaires pourraient devenir des entremetteurs pour faciliter la conquête des marchés économiques que nous tentons de gagner contre une kyrielle d’États qui n’ont, de surcroit, pas nécessairement participé aux coalitions militaires. Cette nouvelle tâche doit passer par le développement d’une nouvelle stratégie d’influence au sein des forces armées, le tout dans un cadre interministériel.

… en développant une nouvelle stratégie d’influence au sein des forces armées

Une vision plus stratégique de l’influence chez certains de nos alliés. La « coopétition »[9] étant plus que jamais prégnante, ces derniers n’hésitent pas à faire du lobbying et à utiliser l’influence comme une arme[10] pour remporter des marchés économiques sur les théâtres d’opérations. Ce constat est en partie justifié par le contenu des scolarités à l’Académie militaire de Westpoint, à l’Académie royale militaire de Sandhurst et par les backgrounds universitaires des cadets. En effet, ceux-ci intègrent, dès leurs premières années sous les drapeaux, les enjeux économiques et de défense de leur pays afin d’y répondre lors de leurs futurs déploiements à l’étranger. En parallèle, la doctrine britannique amène à influencer avant d’agir. Cette stratégie indirecte prônée par Sun Tzu est un art de la guerre qui repose sur l’abandon de l’ennemi en utilisant des outils de soft power comme la ruse, l’influence, l’espionnage, etc. Dans son ouvrage « Introduction à la stratégie », le général Beaufre exhorte lui aussi à apprendre cette forme de stratégie. Enfin, le directeur de l’École de guerre économique, Christian Harbulot, précise[11] que « les États-Unis et la Grande Bretagne ont fait muter leur mode d’organisation depuis plusieurs décennies. Leurs armées respectives ont intégré les enjeux non militaires et participent au processus de captation des marchés [économiques]».

La possibilité de renforcer la formation au sein des armées et la synergie entre les ministères concernés. Le développement d’une nouvelle stratégie d’influence dans les forces armées passe inexorablement par un élargissement de l’influence aux enjeux économiques et plus spécifiquement à des formations en intelligence économique (IE)[12]. Cette évolution majeure ne pourra alors se faire sans formations conséquentes et adaptées. De prime abord, l’ajout d’un module aux Écoles de Coëtquidan semble inadapté car la très grande majorité des jeunes officiers sera initialement déployée en opérations dans un cadre tactico-opératif et non stratégique. A contrario, les officiers supérieurs du domaine renseignement et des ACM constitueraient un vivier approprié pour participer à cette nouvelle stratégie d’influence. Quelques pistes sont alors envisageables :

–       Formation en IE des officiers supérieurs du CIAE[13];

–       À l’instar de certains officiers titulaires d’un Diplôme technique (DT), formations spécialisées en IE pour les brevetés de l’Ecole de guerre ;

–       Renforcement des OMI dans les Forces spéciales ;

–       Création de parcours de carrières dans l’IE pour des officiers du domaine renseignement.

En parallèle, le développement de cette nouvelle stratégie d’influence dans les armées ne peut être réellement efficace sans synergie avec les acteurs des autres ministères. En effet, sur un théâtre d’opérations, la signature de contrats économiques est élaborée par des protagonistes extérieurs au ministère de la Défense. Une augmentation du nombre de postes en mobilité extérieure (MOBEX) au ministère des Affaires étrangères et du développement international et au ministère de l’Économie et des finances permettrait d’esquisser les traits d’une coordination efficiente entre fonctionnaires de l’État.

En définitive, pour répondre aux défis économiques de notre pays, le gouvernement tend à revoir certaines prérogatives, en particulier au sein du Quai d’Orsay. Du côté des forces armées, le développement d’une nouvelle stratégie d’influence semble incontournable. En effet, le personnel du ministère de la Défense peut, sans aucun doute, tenir sa place sur l’échiquier des affrontements interétatiques, autres qu’armés. Il est engagé en première ligne sur les théâtres d’opérations où la signature d’importants contrats se joue lors des phases de stabilisation et de normalisation. Ainsi, certains officiers supérieurs pourraient, grâce à des formations adaptées, devenir des facilitateurs auprès des plus hautes autorités locales. Ils prépareraient alors le terrain pour les agents des autres ministères qui viendraient initier et finaliser la signature de contrats économiques. Cette évolution majeure dans nos modes d’action passe irrémédiablement par l’entendement de l’influence comme un outil de puissance nationale.

Grégory CHARVIEUX



[1] Nouveau paradigme stratégique selon Sir Rupert Smith.

[2] Ces actions sont dites « indirectes ». Elles font partie de certains modes d’action des unités du COS.

[3] PIA 03-152 : « Concept interarmées des opérations d’information » – 2005

PIA 03-252 : « Doctrine interarmées des opérations d’information » – 2006

PIA 3.252-1 : « Doctrine interarmées de la communication opérationnelle» – 2007

DIA – 3.10.01 : « Les opérations militaires d’influence » – 2008

CIA-3.10(A)_INFLUENCE(2012) : « L’influence en appui aux engagements opérationnels » – 2012

AJP 3.10.1 : « Allied joint doctrine for psychological opérations » – 2007 (OTAN)

Concept for EU PSYOPS in EU-led military, (DR) – 2004 (UE)

[4] Actions sur les perceptions et l’environnement opérationnel. Anciennement opérations d’information (OI).

[5] Communication opérationnelle.

[6] Coopération civilo-militaire.

[7] Lors de la clôture de la journée des entreprises le 9 avril 2013.

[8] Voyageur représentant placier.

[9] « Système d’acteurs qui interagissent sur la base d’une congruence partielle des intérêts et des objectifs »  -Dagnino G.B., Le Roy F., Yami S. – La dynamique des stratégies de coopétition – 2007

[10] Général Vincent Desportes : « L’influence est une arme qu’il faut apprendre à maîtriser ». www.communicationetinfluence.fr – « Opérations extérieures et opérations d’influence » – 21 janvier 2013.

[11] www.Infoguerre.fr – « Les risques d’échec économique de la France au Mali » – 19 septembre 2013.

[12] « L’intelligence économique correspond à l’ensemble des actions de recherche, de traitement, de diffusion de l’information utile aux acteurs économiques en vue de son exploitation (…) Cette information utile est celle dont ont besoin les différents niveaux de décision de l’entreprise ou de la collectivité dans le but d’améliorer sa position dans son environnement concurrentiel » – Manuel d’intelligence économique – PUF 2012.

[13] Centre interarmées des actions sur l’environnement. Il est né de la fusion, le 1er juillet 2012, entre le Groupement interarmées des actions civilo-militaires (GIACM) et le Groupement interarmées des opérations militaires d’influence (GIOMI).