La Russie, bien qu’accusant un certain retard dans la formalisation de ses pratiques d’intelligence économique, voit aujourd’hui émerger de part et d’autre des initiatives isolées d’acteurs spécialisés dans l’IE. Le pays nourrit l’ambition de servir ses entreprises privées et étatiques par son biais et cet article, véritable point d’ancrage, a pour vocation de passer au crible ce nouveau dispositif d’intelligence économique en Russie.
Durant l’URSS : le « Ministère de la Recherche chez les autres » [1].
L’intelligence économique durant la période soviétique n’existait pas en tant que telle. Cependant, l’URSS pratiquait de manière intensive l’espionnage, tout comme la collecte ouverte d’informations à caractère scientifique, technologique ou économique dans le but d’en informer ses acteurs et institutions stratégiques. De même, l’information collectée servait aussi lors de négociations avec des entreprises étrangères.
Là où le bât blesse, c’est qu’il n’existait pas de structure spécifiquement dédiée à ce sujet au sein du renseignement extérieur soviétique : le département en charge du renseignement économique pour le renseignement extérieur fut supprimé dans les années 30, et il fallut attendre Gorbatchev pour qu’un tel service soit recréé. Entretemps, la mission de renseignement économique fut dispersée entre les différents services géographiques et thématiques du renseignement extérieur soviétique : les différents services faisaient du renseignement et de la sécurité économique dans un cadre de « Guerre froide » et de défense des intérêts nationaux.
Toutefois, l’affaire Farewell permit de révéler l’ampleur du programme russe de pillage du renseignement scientifique et technologique, coordonné par le GKNT et qui mit en œuvre une répartition des compétences entre le KGB, le GRU[2], mais également le Ministère du Commerce et l’Académie des Sciences. Certains de ces organismes continuent d’ailleurs de jouer un rôle dans le dispositif russe actuel de renseignement économique : le SVR (renseignement extérieur) dispose de son propre service de renseignement économique, tandis que le 4ème Service du FSB est en charge de la Sécurité économique.
Enfin, l’IE n’existait pas dans le secteur privé en URSS, et ce pour la bonne et simple raison que le secteur privé était inexistant, et n’a commencé son développement que sous Gorbatchev, avec pour priorité la satisfaction des besoins de la population.
L’Intelligence économique dans le secteur privé.
L’intelligence économique [3] ou «Конкурентная разведка » en russe, soit renseignement compétitif, n’est pas inconnue des Russes, du fait de la pratique d’un renseignement « tous azimuts ». Comme pour leurs homologues occidentaux, ils ont pris pour habitude de mener de front un recrutement actif de sources humaines tout en passant au crible les sources « ouvertes ». Ce principe de l’intelligence économique, s’il irrigue plusieurs services étatiques russes, ne commence à se développer en Russie que durant les années 1990. C’est à cette période que se sont implantées des cellules d’intelligence économique au sein des ambassades et entreprises étrangères[4] implantées en Russie, mais que se sont également développés des cabinets spécialisés dans l’IE et des départements d’IE au sein d’entreprises russes (voir l’interview de Guenrich Lemké, consultant russe en IE) – selon Alexander Ignatov, au milieu des années 90, 12 à 15% des grandes sociétés russes possèdent un département d’IE, et ce pour s’adapter à la concurrence internationale.
Deux fédérations notamment, créées dans les années 2000, regroupent les professionnels de l’IE russe : la Société des professionnels russes de l’intelligence économique créée en 2002, et la Communauté des praticiens de l’intelligence économique fondée en 2004. Ces deux fédérations ont pour but de développer les relations entre spécialistes de l’IE, y compris avec les fédérations étrangères, coordonner la coopération entre l’Etat et les entreprises (pour la première), et renforcer la formation et les contacts entre les membres de la Fédération (pour la seconde). De manière plus générale, elles ont pour fonction de promouvoir le développement de l’IE en Russie et de fédérer les professionnels en réseau.
Plusieurs entreprises ont également été créées dans le domaine, regroupant des spécialistes du marketing, quelques anciens des « services » – dont la police et les services secrets – ainsi que des consultants étrangers. Parmi les plus connues, il est possible de citer l’agence d’intelligence économique « Informant », dirigée par un ancien de la Police russe ; l’entreprise « Stealth » créée en 2003, et spécialisée dans l’IE, la Due Diligence, la collecte d’informations et l’audit de sécurité ; la société « Lex », R-Techno ; ou encore RSB.
Toutefois, différence notable avec les pays occidentaux, il y a une absence totale de promotion de l’IE par les autorités russes et les entreprises, mais aussi d’intérêt pour la question. Ces problématiques sont laissées aux fédérations, entreprises, et à quelques chercheurs, comme Evgeny Yushtshuk, auteur de plusieurs articles et ouvrages sur la question en plus d’être directeur de la compagnie d’intelligence économique « Marketing des risques et possibilités », et co-directeur du magistère « Intelligence économique dans le business international » à l’Université d’Etat d’économie de l’Oural [5].
Formation des cadres des entreprises à l’IE, due Diligence (analyse de réputation), protection de la réputation des entreprises sur Internet et de l’information, les professionnels de l’IE en Russie couvrent l’entièreté des pratiques attachées à l’intelligence économique. Par ailleurs, tout comme leurs homologues occidentaux, les professionnels russes considèrent que l’IE consiste à collecter et analyser les informations obtenues de manière « ouverte ». Pour autant, certaines entreprises proposent également d’autres services comme l’espionnage informatique des employés d’une entreprise (RSB avec son programme « Security Curator ») ou la protection vidéo et la sécurité physique (Revendiqué par l’entreprise « Stealth »).
L’intelligence économique dans l’enseignement russe.
Très peu de formations en Russie sont consacrées spécifiquement à l’intelligence économique, pour ne pas dire aucune, à l’exception du magistère à l’université d’Etat d’économie de l’Oural mentionné précédemment. Toutefois, si le nombre de formations est très faible, notons quelques conférences sur le sujet (par exemple à l’université de Mourmansk en octobre 2014) [6] ; ainsi que quelques travaux universitaires à l’Université de Moscou « Lomonossov » ou à l’Université d’Etat de Tomsk [7].
L’intelligence économique dans le secteur public.
Les mécanismes de l’intelligence économique ne sont pas inconnus des pouvoirs russes, mais il n’existe pas de fonction coordinatrice comme peut l’incarner aujourd’hui la D2IE en France. Il n’existe pas non plus de programme de l’intelligence économique, et rien n’indique une volonté de développer ce secteur.
Cependant, les autorités et services russes, tels Monsieur Jourdain, « font de l’intelligence économique sans le savoir », et ce sous différents aspects : protection du patrimoine des entreprises ; veille informationnelle ; influence ; aide à la décision.
L’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine a coïncidé avec une hausse de l’activité des services russes de renseignement (SVR, FSB, GRU), conséquence d’une restauration de leur prestige, et d’une augmentation de leurs moyens humains, matériels et financiers. Le pouvoir russe paraît alors accorder une plus grande attention aux questions de sécurité et de renseignement économique : lors de la réforme des structures du SVR russe en 2000 et 2001, un poste d’adjoint du directeur spécifiquement en charge du renseignement économique et industriel est mis en place [8]. La situation est tout aussi intéressante au FSB : tous les directeurs du 4ème Service qui se sont succédé-au moins ceux de 1998 à 2008 ont précédemment travaillés aux côtés du Président russe [9] au KGB de Léningrad – aujourd’hui Saint-Pétersbourg. A noter que les deux derniers directeurs du FSB – Nikolay Patrushev et Alexandre Bortnikov ont dirigés ce service avant d’arriver à la tête du FSB.
Par conséquent, cette hausse d’activité, et donc de l’espionnage vers les autres pays, s’accompagne d’une collecte accrue de l’information « fermée », mais également « ouverte ». Ainsi, en 2013, le russe Rosatom a réussi à vendre un réacteur nucléaire dans un pays européen grâce à des informations obtenues par le SVR sur l’offre faite par le français Areva [10].
L’intelligence économique « boostée » par la crise ukrainienne ?
Paradoxe de la crise ukrainienne débutée fin 2013, les sanctions économiques prises visant la Russie ont obligé les Russes à renforcer leur logique d’intelligence économique pour conquérir de nouveaux marchés.
Ainsi a été créé, sans doute dans une logique d’intelligence économique, un « Centre d’analyse de l’information pour les questions de commerce extérieur » [11] au sein du Ministère russe du Commerce et de l’Industrie, opérationnel depuis le mois d’octobre 2014 [12]. Créé en coopération entre l’Etat, Rostec, Gazprombank et l’université d’économie Plekhanov de Moscou, ce centre est chargé de « recueillir et analyser les informations relatives aux barrières des pays-tiers contre les produits russes, dans le domaine commercial ; de collecter et analyser l’information pour le soutien aux exportations » [13].
Plus récemment, c’est Gazprom Neft, filiale du géant russe du gaz Gazprom, qui s’est doté d’un département chargé de la « substitution aux importations » [14]. En réalité, ce nouveau service a une mission d’intelligence économique : sa mission est de surveiller le marché russe des produits et matériaux pour proposer les produits russes à la place des technologies importées, comme l’indique le communiqué de l’entreprise, mais également d’étudier les offres du marché russe, et de travailler avec les producteurs russes pour créer de nouveaux produits, destinés à l’activité de Gazprom Neft.
Cyril G.
[1] Expression employée dans ses mémoires par le Directeur de la DST de 1982 à 1985, le préfet Yves Bonnet. Cf. « Contre-espionnage. Mémoires d’un patron de la DST ». 1999. Editions Calmann-Lévy.
[2] Service de renseignement militaire soviétique. Ce service porte toujours le même nom aujourd’hui.
[3] L’intelligence économique est définie par le Rapport Martre comme étant « l’ensemble des actions coordonnées de recherche, de traitement et de distribution, en vue de son exploitation, de l’information utile aux acteurs économiques ».
[4] KPMG par exemple dispose d’une équipe de « corporate intelligence » à Moscou : http://www.kpmg.com/ru/en/services/advisory/risk-consulting/forensic/corporate-intelligence/pages/default.aspx
[5] Le magistère est codirigé par Evgeny Yushtshuk et Andrey Maltsev : http://zf.usue.ru/742/784/785
[6] Conférence « Intelligence économique et systèmes d’analyse » : http://www.mstu.edu.ru/science/news/06-10-2014/index.shtml
[7] « Le rôle de l’intelligence économique pour assurer la sécurité nationale et la stabilité politique de la Fédération de Russie », auteur : Mikhaïl Prilukov.2006. http://www.ci-razvedka.ru/Docs/Dissertatcia-konkurentnaya-razvedka-2.pdf
[8] La Direction du renseignement économique du SVR relevait, auparavant, d’un des adjoints du Directeur du SVR. Ce service a été dirigé respectivement par Vladimir Riabikhin (1992-1997) puis Youri Demchenko (1997-2001). A partir de 2001, Demchenko devient Adjoint du Directeur du SVR, et n’intervient que dans des commissions liées aux thématiques industrielles et économiques (commission militaro-industrielle ; commission à l’Export Control ; commission à la lutte contre le financement du terrorisme ; commission à l’intégration économique etc..). Ses successeurs sont Vitaly Surkov (2009-2012) et Sergey Vinokurov (2012-)
[9] Le département-puis Service de sécurité économique du FSB a été dirigé, de 1998 à 2008 et dans l’ordre, par : Alexandre Grigoriev (Août à octobre 1998; Nikolai Patrushev (Octobre 1998 à avril 1999) ; Viktor Ivanov (Avril 1999-Janvier 2000) ; Youri Zaostrovtsev (2000-2004) ; Alexandre Bortnikov (Mars 2004-Mai 2008). Depuis 2008, le chef du Service est Youri Vladimirovitch Yakovlev ; nous avons très peu de données sur la biographie de ce monsieur.
[10] « Les espions de Poutine en France ». Le Nouvel Observateur, numéro du 24 au 30 Juillet 2014.
[11] Acte administratif du gouvernement russe 136-R du 4 février 2014 créant le Centre.
[12] Communiqué du Ministère russe du Commerce et de l’Industrie du 14 octobre 2014.
[13] Plaquette de présentation du Centre d’analyse de l’information du ministère du Commerce et de l’Industrie de la Fédération de Russie.
[14] La « substitution aux importations » (En russe « Importozaméchénié »), à savoir le remplacement des importations par des produits Made in Russia est un sujet qui faisait débat depuis plusieurs années en Russie, et que les autorités russes ont fortement accélérés suite aux sanctions prises durant l’année 2014 et aux restrictions visant à l’exportation, vers la Russie, de certains produits et composants.