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Le whisky écossais tourné en barrique

L’Écosse a connu un drame « national » en 2014 et il ne s’agit pas de l’échec du référendum à l’indépendance. Pour la première fois de son histoire, le whisky a pris l’eau : la Bible du Whisky a classé un Single Malt japonais à la première place de son prestigieux référencement. Un Suntory à la place d’un Ardbeg ! Impensable il y a de ça 20 ans. Pour autant, rien de surprenant dans un milieu ou la concurrence se fait de plus en plus impitoyable.

Le classement du britannique Jim Murray (le Robert Parker du whisky) a été un véritable coup de semonce dans le pays du chardon : non seulement le titre de meilleur Single Malt échappe aux Ecossais, mais les cinq premières places également. Pour autant, le marché du whisky ne s’est jamais aussi bien porté : selon une récente étude (Institut Wine and Spirit Research) les whiskies et bourbons devraient connaître les plus fortes croissances dans le monde chez les spiritueux (+9% pour le premier, et +19% pour le second d’ici 2018). Alors, quel avenir pour le whisky ?

Le whisky, une des principales exportations d’Ecosse

Le monde du whisky est un domaine d’amateurs et de connaisseurs : les moins avertis ne connaissent pas la différence entre un single malt, un blended, un « scotch », un bourbon ou encore la différence entre whisky et whiskey.

La paternité de l’élixir étant encore très disputée, nous ne trancherons pas ici : le whisky trouve ses origines en Ecosse ET en Irlande. Pour autant, le breuvage est indissociable du pays de William Wallace : que ce soit les Highlands (Speyside), les îles (Skye, Islay, Arran, Jura…), toute l’Ecosse possède un attachement particulier à cet alcool (les Lowlands, bien que producteurs de whisky, souffrent d’un déficit d’image, notamment en termes de qualité, même si la situation évolue).

Et le whisky, en dehors de sa puissance « d’influence culturelle » à travers des grands noms comme Talisker, Glenfiddich, Aberlour, est également un atout économique pour la région, et pour l’United Kingdom dans son intégralité : 90% de la production de whisky est vendue à l’étranger, la filière a généré environ 7 milliards d’euros pour le Royaume-Uni en 2014, et le whisky représente 20% des ressources extérieures de l’Écosse, tout juste derrière le pétrole…

Une concurrence à géographie variable

L’Ecosse a connu depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale une concurrence qui devient de plus en plus rude, notamment par le développement du whiskey irlandais (Jameson) et américain (le whisky gagne un « e » pour la production de ces deux pays), dont le bourbon, « whiskey » à base de maïs. Jim Bean, Four Roses, ou encore le plus connu en Europe et en France, Jack Daniel’s (qui est un Tennessee Whiskey) sont autant de grands noms de whiskeys américains. Les différences entre whisky et whiskey ne résident pas simplement dans l’orthographe, mais également dans le processus de fabrication.

Plus récemment, ce sont le Japon et le Canada qui se sont mis à la distillerie du whisky, avec le succès que l’on sait pour le premier, notamment au travers de sa marque emblématique Suntory. Et bien évidemment, ce sont les Japonais qui avaient en main les cartes pour réussir ce pari de détrôner l’Ecosse : un goût particulier pour le raffinement en termes de gastronomie (le Japon est le pays comptant le plus de restaurants 3 étoiles au Guide Michelin en 2011), et pour le perfectionnement, l’excellence. C’est sur ce point que Jim Murray insiste dans son édition 2014 : la complexité des arômes, et la fuite de la facilité. En bref, d’un renouveau. L’un des premiers whiskies japonais est apparu dès les années 1940 par une figure emblématique du whisky au Japon : Masataka Taketsuru. Une série sur sa vie et celle de sa femme – Rita, rencontrée lors de son voyage et études en Ecosse – cartonne au pays du soleil levant, et fait exploser les ventes du spiritueux. Preuve que la route fut longue, mais payante, et la récompense glanée n’est pas une surprise pour certains spécialistes…

Le rayonnement de l’Ecosse encore puissant

Pour autant, enterrer l’Ecosse et affirmer qu’une nouvelle page s’ouvre serait aller un peu vite en besogne. Il reste en effet quelques atouts aux Ecossais, et c’est Jim Murray encore une fois, qui l’affirme en faisant de son classement un « wake-up call », un avertissement à l’attention des « maîtres » du domaine.

Premier atout, et non des moindres : il n’est pas possible de labéliser un whisky « scotch » s’il n’a pas passé au moins 3 ans en Ecosse, laissant ainsi à la région un rayonnement certain en la matière. A contrario, l’appellation « whisky » est plus simple : le processus de fabrication (eau et distillation de céréales, qu’elle soit simple, double, triple…) permet de conserver le nom de whisky, ce qui permet à certains pays de se mettre à produire du whisky à proprement parler.

De la même manière, l’importance de la qualité de l’eau fait de l’Ecosse une terre incontournable : sa pureté, son goût tourbé… en font une eau de premier choix pour un alcool comme le whisky, et dès lors, un avantage compétitif indéniable.

Enfin, point qui a déjà été évoqué : l’influence culturelle, le côté « terroir », l’argument des origines… Le whisky, bien que l’un des alcools les plus consommés dans le monde, est également celui qui est vecteur d’une image de luxe, de raffinement et de puissance. Le film Lost in Translation fait écho ici : Bill Muray est engagé par Suntory pour tourner une publicité sur le whisky, et se voit demander une posture et une intention bien particulière, celle qui est censée représenter au mieux le whisky. Et l’Ecosse possède encore cette image de marque… Mais pour combien de temps ?

La consommation de whisky explose, notamment en Inde…

Il faut surtout souligner que le marché du whisky est également bien plus complexe que cela : le premier consommateur de whisky au monde est… l’Inde ! Le whisky produit en Inde (l’un des plus grands producteurs étant United Spirits, grand groupe d’alcool et spiritueux local) a finalement peu à voir avec les standards écossais ou japonais : la plupart ne peuvent être commercialisés en Europe, car non-conformes aux réglementations en vigueur, exception faite de certains noms, comme Amrut.

En termes de chiffre, si le « scotch » écossais s’écoule à près de 90 millions de caisses dans le monde, plus de 120 millions de caisses de whisky « local » s’écoule sur le marché intérieur indien… Et cela reste un point intéressant : si l’hégémonie écossaise est secouée en termes de qualité, la question de la quantité se pose également. En effet, ces whiskies, de moindre qualité certes, restent problématique : le marché est dès lors difficilement accessible, surtout quand l’Inde décide de fixer des taxes d’importations incroyablement hautes (près de 150% sur les spiritueux).

… poussant les grands groupes de boissons alcoolisées à développer des stratégies de pénétration de marché

De quoi attirer l’intérêt des grands groupes d’alcool tels que Diageo (britannique et détenteurs des marques Johnnie Walker, J&B, Talisker…) et Pernod-Ricard (français ; Chivas, Aberlour, Glenlivet…), la croissance de ce marché étant exponentielle. Le premier a réussi, difficilement, à s’implanter sur le territoire indien, et dispose aujourd’hui de 28,8% du capital d’United Spirits. Diageo entend bien rester sur le territoire, et même élargir cette participation afin de prendre le contrôle total du groupe indien en doublant ses parts. Le groupe britannique a déjà mis en place un programme pour lancer United Spirits dans la production « haut-de-gamme », stratégie qui devrait s’avérer rapidement payante dans un marché indien aussi prolifique, et qui permettrait également de garder un œil sur la concurrence des grands noms écossais. Cette stratégie « haut-de-gamme » est la direction prise par Pernod-Ricard depuis plusieurs années déjà, et renforcée par l’arrivée à la tête du groupe de l’héritier Alexandre, et se traduit en Inde par une hausse des ventes de 18% en 2013, et de 11% l’année dernière. En effet, depuis 2010, le groupe français s’est offert plusieurs marques indiennes (Royal Stag, Imperial Blue…), lui assurant des revenus certains et une implantation sur le marché du whisky en Asie.

En ce qui concerne les autres marchés, les deux géants européens ont également d’autres projets. En effet, l’Asie de manière générale est visée (Taiwan notamment), mais l’Afrique n’est pas en reste : des pays comme l’Afrique du Sud où cet alcool est déjà extrêmement populaire, le Maroc, la Namibie, la Gambie ou encore l’Angola sont des cibles de développement de ces deux groupes…

Dans un marché aussi prolifique et aussi incroyablement variable, l’Ecosse doit s’en tenir à ses principales qualités : d’abord une image de marque indélébile, mais qu’il convient de défendre, et donc de trouver les outils et une agressivité indispensables à une idée de reconquête. C’est seulement à ce prix que l’Ecosse reprendra la première place, et renforcera sa légitimité dans le monde impitoyable du whisky.

Martin Biéri