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« Le marché actuel du jeu vidéo est une préfiguration d’autre chose » Entretien avec O. Mauco, spécialiste du jeu vidéo

L’industrie du jeu vidéo est en pleine croissance et son marché en perpétuel mouvement. L’intérêt actuel pour le free-to-play et le multi-support sont des signes visibles de cette évolution effrénée. Or, Ubisoft, l’éditeur français par excellence, semble vouloir se lancer dans cette course à l’innovation et multiplie depuis quelques semaines les déclarations d’intention.

Stratégie délibérée, opportunité ou simple bluff ? Olivier Mauco, docteur en science politique de l'Université Panthéon-Sorbonne et spécialiste de l'industrie vidéo-ludique, se propose ici de répondre à cette question, tout en décryptant les rouages du marché du jeu vidéo. Fondateur du blog Game in Society, Olivier Mauco est aussi directeur de la création de médias ludiques chez Antidox et membre de l'Observatoire des Mondes Numériques en Sciences Humaines.

Le free-to-play et le multi-support font beaucoup parler actuellement dans les médias spécialisés. Pour un éditeur, peut-on y voir des stratégies à court terme ou à long terme ?
C'est difficile à dire sans connaître les intentions propres à chacun, c'est-à-dire en termes plus pragmatiques leurs aspirations marketing. De manière globale, l’industrie du jeu a besoin de se rassurer avec des chiffres – le score metacritique est même devenu un système d’information qui indexe les primes des concepteurs et marketeurs. Si des chiffres indiquent qu’il y a un marché de masse, les éditeurs y vont rationnellement. Après, entre y aller et y rester, c’est une autre affaire. Reste qu’investir le segment du free-to-play est une démarche de l’ordre de l’expérimentation, voire de la R&D : un jeu sur ce segment permet de tester la validité du système, de générer des « big datas » analysables. C’est un investissement qui peut conduire à une innovation. Ceci peut expliquer la fin de la bulle spéculative sur Zynga : beaucoup ont investi avec la promesse de trouver quelque chose, maintenant que la phase spéculative est passée et que la réalité des chiffres financiers est là, Zynga doit se restructurer. Il y a donc deux temps bien différents, et classiques à toute innovation.

Le free-to-play semble être un modèle économique instable et peu apprécié des gamers. La plupart des joueurs ne testent que la version gratuite du jeu sans acheter de contenus premiums. Les autres n'adhèrent pas au modèle et semblent préférer soit payer, soit pirater, soit les deux. Ce modèle a-t'il donc tout de même un intérêt en ce qui concerne le PC, les consoles de jeu ?
Le free-to-play est originairement sur PC, et est très différent selon les pays. Il est étroitement lié à la culture de consommation développée : mode abandonnement ou à la partie, achat du jeu, ou seulement droit d’usage. Le modèle économique qui marche en Corée ne peut marcher en Occident. Cependant, si on regarde l’histoire du jeu vidéo, celui-ci est avant tout un marché de masse, et les gros éditeurs se lancent dès lors qu’il y a un marché – soit une base d’utilisateur potentielle. Avec les réseaux sociaux, nous avons à la fois une opportunité et un leurre. Pour cela il faut penser en termes de plateforme : soit un dispositif technique et un marché qui mettent à disposition d’utilisateurs captifs des contenus. L’industrie du jeu vidéo s’est structurée par des plateformes (machine d’arcade ou domestiques). Les fabriquant cèdent le pas à d’autres acteurs détenteurs eux aussi de terminaux numériques comme facebook ou avec une machine comme Apple. Donc quand il y a une plateforme, on a des standards techniques et  un public captif qui peut être touché. En ce sens, c’est une opportunité.

Le leurre est cependant du côté de la nature même des publics et usages induits par une plateforme. Du temps des premières générations de consoles de jeu domestique (Atari, Sega et Nintendo), l’usage et le public étaient étroitement liés : on possédait une plateforme pour sa fonction principale qui était le jeu. Avec les nouveaux acteurs, comme Sony et Microsoft, les consoles de jeux sont devenues des machines multimédias, diversifiant les usages potentiels. Avec le on-line, certains ont décidé de faire des consoles des terminaux, à l’image de microsoft et de son xboxlive qui permet de centraliser musique, vidéo, et jeu. Microsoft a d’ailleurs une volonté affichée de s’imposer en plateforme de convergence des contenus multi-médias. La stratégie de sony pour imposer le blu-ray a été de capter un public de joueurs et d’installer ce standard en misant sur le volume des ventes de sa console. Avec les nouvelles plateformes, c’est plus complexe puisqu’elles ne sont pas destinées à un public et à un usage. C’est un problème d’échelle. Un pourcentage de gens jouent, parce qu’ils ont accès à des jeux et que l’activité ludique est assez répandue, mais pour autant ils ne sont pas des consommateurs de jeux au sens marchand. C’est la transformation de ces joueurs en consommateur qui est une illusion. Et ce malgré l’ingéniosité du game design et autres. Justement, la question du game design est déterminante, l’expérience de jeu des free-to-play change radicalement la nature des jeux vidéo. Premièrement, la tendance à indexer la progression du joueur sur le temps passé est un paradigme contraire avec celui de la performance des gamers – d’où la haine de ces derniers pour ce marché. Deuxièmement, les micro-paiements sont avant tout là pour acheter du temps de jeu, ce qui remet en cause les notions fondamentales de mérite et de performance des jeux. Troisièmement, la production en parcelles, accessibles par micropaiement, a pour effet d’allonger le temps de production, de mobiliser des équipes pour rééquilibrer les données de jeu, proposer de nouvelles expériences continuellement, et ce encore plus fréquemment que le modèle des extensions des MMO et jeux sur console. Quatrièmement, pour qu’un free-to-play garde le joueur, il faut que les premières minutes du jeu scotchent littéralement le joueur, ce qui est très difficile de par l’hétérogénéité du public ciblé. Or le jeu sait le faire pour son cœur de public, avec les moments forts qui marquent le joueur, mais qui apparaissent après un temps bien trop long pour un marché du free-to-play. Bref, à chaque nouveau support, un nouveau genre de jeu, mais aussi un nouveau public à produire.

Ubisoft propose aujourd'hui des jeux payants qui sont parmi les plus appréciés du marché, notamment avec Assassin's Creed III ou Rayman Origins. Le passage à la next-gen, où les jeux seront encore plus chers à produire, va être un vrai défi pour l'éditeur français. Son intérêt n'est-il pas de rester dans un modèle classique sans se disperser vers les modèles émergents ?
Ubisoft a depuis une décennie mis en place une logique de licence avec Splinter Cell, Assassin’s Creed ou encore Les lapins crétins. La licence facilite la déclinaison d’un contenu multi-support et surtout stabilise la demande avec la logique de suites, suites qui se vendent toujours un petit peu plus. La financiarisation du jeu vidéo a fortement accéléré cette logique de production, notamment en matière de calendrier. Cependant, pour optimiser financièrement la déclinaison, il faut l’ingérer dans un modèle de production particulier où les coûts marginaux de déclinaison doivent être minimisés. Cela passe avant tout par la technologie. Développer un moteur de jeu qui tourne sur différentes machines aux puissances de calcul différentes. Ceci permet de réutiliser les objets graphiques et donc d’abaisser les coûts de production. Rayman en est le parfait exemple : Rayman Origins et Jungle ont le même moteur, Ubisoft a surtout retravaillé l’interface et donc le gameplay. Ubisoft a ainsi tout intérêt à continuer à proposer des licences, techniquement optimisées, et multi-supports. Et ce d’autant plus que les fonctions des contenus ne sont pas les mêmes : le free-to-play peut être un moyen de faire de la communication, un produit d’appel pour de futurs gamers, un élément rassurant pour les non-initiés. Reste un point : la capitalisation actuelle d’Ubisoft ne permet pas de rivaliser avec certaines majors US, mais avec talent d’écriture et ingéniosité dans les modes de financements, ils peuvent vraiment y arriver. Le tout est de bien définir le périmètre et le public cible.

Les déclarations d'Ubisoft en faveur du free-to-play sont-elles une diversion pour amener les autres éditeurs à se tourner vers un modèle économique balbutiant ou l'éditeur souhaite-t'il réellement s'investir dedans et façonner un tout nouveau modèle et par là un nouveau marché du jeu vidéo ?
Le leitmotiv d’Ubisoft de 2012 est l’expérience utilisateur. C’est un mot d’ordre interne. Cette expérience passe par tous les supports possibles. Après, je ne suis pas sûr que ce soit une stratégie macroéconomique pour faire bouger le marché global. Les prochains grands tournants du jeu vidéo se construisent déjà à la périphérie du monde traditionnel. Ils se doivent donc d’y aller dans une logique de R&D.

Le marché du jeu vidéo va probablement être bousculé par l'arrivée de nouveaux régulateurs sur les plateformes digitales. Quelle est la position d'Ubisoft vis-à-vis de l'arrivée d'un tiers comme régulateur ?
L’industrie du jeu vidéo est historiquement contre tout tiers régulateur, sauf si le tiers est une association de la profession, par exemple le SELL ou l’ISFE. Je ne connais pas précisément la position d’Ubisoft vis-à-vis des évolutions. Il reste que la régulation est toujours à penser à un niveau multiple : financière, technique, légale et morale. Et surtout c’est le marché qui est le principal arbitre. Maintenant, les plateformes sont déjà régulées financièrement et techniquement par les propriétaires de la plateforme. Du point de vue moral aussi, on a des classifications internes, plus cosmétiques qu’autre chose, ce qui va sûrement être le point faible des plateformes. Pour les droits relatifs à la propriété intellectuelle, c’est plus fou, mais la notion de droit voisin est un vrai cheval de Troie pour imposer une vision du marché et des acteurs dominants dans un marché B sur un marché A.
Reste que cette fusion du marché BtoC avec une structure technique est un casse-tête pour l’Etat régulateur et les autres acteurs. Si à cela on rajoute la dimension transnationale, un seul acteur peut peser pour relocaliser le contrôle: l’État avec un fort appel à des valeurs morales et politiques, comme la Chine,. Cependant, sa structure même, relativement éclatée en France avec ses ministères compétents qui ne travaillent pas de concert, rend la chose difficile. C’est pour ça qu’on a d’ailleurs des conflits idéologiques avant tout. Les valeurs du net ne sont constitutionnellement pas celles de l’État. Mais si on impose la protection du citoyen plutôt que celle du consommateur dans l’opinion, alors on a gagné une première bataille cognitive.

D'une façon générale, et pour conclure, comment voyez-vous l'évolution du marché du jeu vidéo ? Autrement dit, Ubisoft a-t'il une réelle carte à jouer pour façonner ce marché du futur ?
Ubisoft a clairement une carte à jouer. Maintenant, pour façonner un marché technologique de nos jours, il faut être le premier à développer la plateforme grand public ou alors investir massivement  et grignoter progressivement des parts. Reste que le marché est tributaire des cycles technologiques et les géants d’une époque peuvent mourir s’ils ne prennent pas le tournant au bon moment, Nokia avec la téléphonie mobile en est un cas d’école. Si le jeu vidéo évolue comme les autres médias, le jeu vidéo va connaître le même changement que le cinéma, lorsqu’il a abandonné sa fascination pour la technique pour commencer à se questionner et découvrir sa spécificité. Le cinéma a donné l’image vidéo. Le jeu vidéo est en train de connaître le même sort. Tel qu’on le connaît, le marché actuel du jeu vidéo est une préfiguration d’autre chose. Le marché va donc exploser en plusieurs marchés : l’entertainment blockbuster, le jeu indépendant, le serious game, le transmédia, et surtout d’autre formes ludiques en fonction des ruptures technologiques. Les gisements sont dans certains cas plus importants que pour l’entertainment comme la formation et la communication pour le serious game et la gamification.
Certains disent que le jeu vidéo sur console va connaître sa dernière génération du fait du cloud gaming, mais si on regarde le déploiement des infrastructures très haut débit, nécessaires au cloud gaming, le terminal physique a plusieurs décennies devant lui.  Et ce si on réintroduit des notions sociopolitiques de bases : les marchés de masses ne sont pas portés par des élites, CSP+ dans les grands centres urbains. Or le THT va d’abord alimenter ces élites avant d’aller connecter les milieux les plus défavorisés et classes moyennes qui pourtant soutiennent l’industrie du jeu vidéo. Le foyer connecté en très haut débit restera moins important en volume par rapport au physique, la focale va avant tout se porter sur l’écran ; les taux d’équipement étant la variable d’ajustement déterminante. Cependant, ce mass market est artificiellement gonflé car on le pense en termes de terminaux et d’écrans. C’est le défaut du paradigme « user centric » qui, étant avant tout une histoire design, devient absurde quand il devient une donnée économique. A-sociologique, elle engendre la spéculation avec des chiffres bruts qui sont des non sens. Zynga en a subi les foudres. Si chaque utilisateur dispose de plusieurs écrans, son portefeuille n’est pas extensible, la crise n’aidant pas. Le marketing doit donc être très précautionneux et la publicité très bonne pour arriver à capter une demande de plus en plus fragmentée. Dans tous les cas, mieux vaut être éditeur que propriétaire d’une plateforme. Cela permet de survivre aux effondrements de plateforme. Maintenant, le plus grand changement risque d’être du côté des structures de financement qui sont étroitement liées à la politique éditoriale. Si l’éditeur est celui qui finance la création, les choix éditoriaux peuvent être fatals. A trop vouloir rationaliser la production par des logiques de reproduction, l’innovation se fait à la périphérie. Kickstarter témoigne de ce malaise actuel dans la production de jeux plus qu’il n’apporte de réelle solution. Quand des producteurs exogènes au monde du jeu vidéo entertainment décideront de financer des productions AAA, alors les cartes seront redistribuées et le softpower de retour.  Ce qui m’étonne c’est que cela ne soit pas encore le cas, étant donnés les taux de croissance du jeu vidéo. Si Samsung décide de se lancer dans le contenu alors on aura là des choses nouvelles. De manière plus visible, Amazon qui ouvre des studios de jeu, est en train de reverticaliser toute la chaîne avec l’ouverture des studios. Quand le propriétaire des plateformes et terminaux deviendra aussi producteur de contenus, on se retrouvera dans une situation finalement assez inédite.

Interview réalisée par Pierre William Fregonese