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Le retour de la guerre économique ?

Cet article est issu de la retranscription d’une intervention de David Simonnet lors d’un table ronde à l’occasion du festival géopolitique de Grenoble.

Pourquoi reparler de guerre économique ?

David Simonnet :
A cette question, j’ai une réponse simple sous la forme d’une mauvaise nouvelle : non seulement nous sommes bien dans une guerre économique mais celle-ci sera durable. Il est d’ailleurs illusoire d’en chercher la fin et d’espérer donc une paix prochaine. La raison en est simple : le temps de cette guerre économique sera le temps long de l’émergence. Tant que les pays émergents n’ont pas accédé réellement à la puissance, ils mèneront cette guerre économique sans relâche. Ou plus précisément tant qu’ils n’auront pas le sentiment de maîtriser la grammaire de la puissance, la guerre économique sera privilégiée à toute autre forme de relations avec le reste du monde.
Dans une récente déclaration (Le Figaro), le ministre indien du Plan Aswani Kumar affirme que « la paix est le dividende de la puissance ». Il reconnait simultanément que jusqu’alors « l’Inde s’est montrée indifférente à la puissance ». Il inscrit ainsi l’Inde dans un temps long de guerre avant la paix. Le voyage du futur président Chinois, Chi Dzinping, au mois de février aux Etats-Unis, en Irlande et en Turquie marque également cette voie longue de l’apprentissage par les pays émergents de toutes les formes de puissance. Je vous laisse au demeurant réfléchir au choix des étapes de ce voyage.


Nous sommes installés durablement dans un temps de guerre économique comme nous le sommes dans la crise. Que ceux qui ne l’ont pas encore compris s’y préparent enfin. Il s’agit pour les dirigeants d’entreprise de bâtir des projets de guerre perpétuelle alors que nous avons été souvent formés aux leçons kantiennes d'un projet de paix perpétuelle.
Dans cette guerre économique, l’un des objectifs poursuivis par les émergents est de contrôler systématiquement les ressources rares indispensables à l’indépendance et à la puissance d’une nation. Ces ressources ce ne sont plus uniquement les matières premières mais également les capitaux, les hommes, … ainsi que les produits industriels stratégiques comme les médicaments.
La plupart des principes actifs des médicaments sont désormais fabriqués dans les pays émergents. Le principe actif est le coeur du médicament ; ce qui guérit ou qui aggrave lorsqu’il n’est pas conforme. 80% des médicaments vendus légalement en Europe et aux Etats-Unis sont fabriqués à partir de principes actifs importés d’Inde et de Chine contre 20% à la fin du XXème siècle. Il s'agit principalement de principes actifs pour des génériques pour lesquels par définition les pays émergents n'ont pas eu à supporter les coûts de recherche et développement.
Or que constate-t-on parallèlement à cette déterritorialisation, fruit conjugué de la délocalisation et de la montée en puissance des capacités de production dans les pays émergents ? On constate des cas en forte croissance de pénuries et de falsification de médicaments.
Les cas de pénuries de médicaments en Europe et aux Etats-Unis sont en croissance exponentielle. L’Agence Française de sécurité sanitaire des produits de santé (AFSSAPS) a relevé 4 cas de rupture ou de risques de rupture de stocks en 2009, 5 cas en 2010, 24 en 2011 et 20 depuis le début de l’année 2012.
Aux Etats-Unis on constate à l’heure où je vous parle plus de 110 cas de rupture de stocks. Le déplacement de la production vers les pays émergents aboutit à des situations de monopole de production. Certains principes actifs ne sont plus fabriqués en Europe. Le paracétamol est un des exemples emblématique. Les risques tout au long de la chaîne d’approvisionnement sont moins maîtrisés par les donneurs d’ordre qui se sont mis dans un état de dépendance.
D’autre part, les cas de falsification se multiplient. La falsification signifie que le médicament pourtant vendu légalement ne contient pas le dosage ou le principe actif attendu. Les douanes européennes estiment que selon les pays 1 à 3% des médicaments vendus en pharmacie sont falsifiés. Sur trois milliards de boites de médicaments vendus chaque année en France, 30 à 90 millions de boites contiennent des médicaments falsifiés.

Quels liens entre ces risques croissants et la guerre économique ?

David Simonnet :
Ce qui est principalement en cause c’est la différence entre les normes de qualité qui pèsent sur les producteurs européens et celles auxquelles sont soumis les producteurs asiatiques.
La centaine de sites en Europe est inspectée régulièrement par les autorités indépendantes comme l’Agence Française de sécurité sanitaire des produits de santé. 90% des milliers de sites asiatiques pourtant exportateurs en Europe ne l’ont jamais été. Et lorsqu’ils le sont, notamment par la direction européenne de la qualité médicament qui dépend du Conseil de l’Europe, cela débouche dans une majorité de cas sur une annulation ou une suspension des certificats européens qui avaient été accordées. Au cours de l’année 2011, seulement 18 inspections ont été menées par la DEQM en Asie et ont abouti à la suspension ou l’annulation de 29 certificats.
Plus encore les différences de normes en matière d’hygiène sécurité environnement exposent les fabricants émergents à des risques d’arrêt plus fréquents que les unités de fabrication en Europe ; c’est une des causes des ruptures d’approvisionnement constatées.
Les Etats-Unis ont clairement mis en évidence ces risques et ces causes depuis le scandale de l’héparine en 2008 qui a provoqué la mort de plus de quatre vingt personnes. Parmi ces causes : des usines déclarées fabricantes en Chine qui ne le sont pas, la falsification ; une absence de contrôles sur place par des autorités indépendantes ou par les clients ; la primauté accordée au coût sur une norme elle-même défaillante ; l’arrêt brutal par les autorités de plusieurs usines; la dépendance de fait vis-à-vis de quelques fournisseurs de pays émergents pour l’approvisionnement de molécules…
Dans cette guerre économique, le combat est inégal. La concurrence par les normes des pays émergents s’est imposée comme l’arme de destruction massive de cette guerre. La concurrence par la compétitivité se double désormais d’une dévaluation normative systématique librement acceptée; c’est le nouveau visage de la guerre économique. Robert Rochefort insiste dans son « Produire en France c’est possible » : je cite « En donnant la préférence à ce qui est de piètre qualité on multiplie encore les importations massives de productions anonymes et finalement on fait baisser le pouvoir d’achat. » Autrement dit il faut basculer du moins disant vers le mieux disant.

Pire encore, le dumping normatif organisé par les émergents se double d’un protectionnisme de ces mêmes pays émergents quant à l’accès à leur marché. Le nationalisme économique est à l’œuvre dans le domaine du médicament comme dans d’autres. Comme le rappellent Patrick Artus et Marie-Paul Virard dans La France sans usine, « la montée en gammes dans ces pays s’accompagne de mesures protectionnistes : la Chine n’importe pas de médicaments afin de favoriser l’émergence d’une industrie locale. »
La production pharmaceutique est un exemple d'un constat plus général que  Pascal Gauchon précise dans sa Géopolitique de la France : les pays émergents « concurrencent l’industrie française jusque dans ses bastions »
C’est finalement un problème politique voire géopolitique: souhaitons-nous aller jusqu'au bout du reflux de nos capacités de production, abandonner notre indépendance dans la fabrication et donc dans l’accès aux médicaments ? Avons-nous bien compris qu’à ce rythme c’est avec le gouvernement chinois qu’il nous faudra négocier face à une pandémie pour laquelle le principe actif nécessaire ne sera plus fabriqué sur notre territoire ? Le médicament est devenu l’arme blanche de la géopolitique.

Ces enjeux sont connus des pouvoirs publics. « Le maintien de la production en France des médicaments est un enjeu comparable à celui de l’indépendance maîtrisée dans les domaines de l’énergie et de la défense « comme l’affirme le Ministre de l’Economie et des Finances lors du dernier Conseil Supérieur des Industries de Santé. Puisque l’importance stratégique de cette production leur était reconnue, les industriels s’attendaient que les conséquences en soient tirées et que l’origine des lieux de fabrication du médicament soit mentionnée sur les boites de médicaments. Ceci aurait l’intérêt d’aider les citoyens à avoir le choix en toute objectivité et de permettre ainsi au made in France d'être identifié, et donc au service sociétal et environnemental qui y est associé d'être valorisé. Finalement il a été décidé que l’indication des lieux de fabrication ne serait pas obligatoire et que cette démarche sur la base du volontariat se ferait après concertation sur les modalités pratiques d’une telle indication…
Nous brûlons donc la qualité par les deux bouts :

D’une part en favorisant les importations dont la qualité est moins disante, donc à terme en favorisant des risques de santé publique et finalement des coûts cachés pour la collectivité,
D’autre part en renonçant à soutenir les industries stratégiques par ailleurs soumises à des normes drastiques et coûteuses.
Mais ce n’est pas tout, si la menace pèse sur nos systèmes de santé elle pèse également sur notre tissu industriel.
Au cours de la période 1998 – 2011, la France a perdu 40% de ses parts de marché à l’exportation au plan mondial. Le déficit de la balance courante est de 70 milliards d’euros contre un excédent de 160 milliards d’euros pour l’Allemagne. En France, entre 1990 et 2010, le poids de l’industrie dans le PIB a baissé de 30%. Or l’industrie contribue directement à 80% de nos exportations et à 85% de la recherche et développement.
Sommes-nous encore en mesure de nous en sortir ? J’aimerais proposer deux pistes de travail : refuser les termes de l’échange et créer un choc d’offre.
L’échange : il n’est acceptable que dans le cadre d’une discipline à l’échelle internationale sur les termes de l’échange, une sorte d’état de droit international appliqué à l’industrie du médicament. A défaut, il faudra tuer la concurrence normative qui sape les fondements des Etats développés et les principes du libéralisme politique, sans doute par une dose de protectionnisme. Car comme l’écrit Christian Saint-Etienne dans son dernier livre « L’incohérence française » : La concurrence par les normes instaure la prédation comme principe supérieur d’organisation des sociétés humaines ».

Une deuxième piste, le choc de l’offre : j’entends par là reconstruire une société de production pour se redonner les moyens d’une indépendance forte dans une Europe puissante. En France il nous manque trois millions d’emplois productifs, trois millions de fantassins, pour se rapprocher d’un niveau d’activité industrielle équivalent à celui de l’Allemagne. C’est à un immense choc de l’offre qu’il faut appeler les candidats à l’élection présidentielle. Il faut également regrouper ces fantassins dans des régiments plus étoffés : nos entreprises sont trop petites, innovent trop peu, exportent insuffisamment et sont donc finalement faiblement créatrices d’emplois. En Allemagne il y a entre deux et trois fois plus d’entreprises  de taille intermédiaire qu’en France.

La France est un pays figé, en voie de désindustrialisation, dont le poids relatif dans le monde diminue. Il faut avoir peur de ce déclin autant que des pays émergents. Il faut entretenir cette peur du déclin car paradoxalement ce sentiment de peur démontre aussi de la lucidité, de l’insatisfaction et de la combativité nous dit Pascal Gauchon dans sa Géopolitique de la France.
La mondialisation est une configuration historique à laquelle on ne peut échapper. Mieux, elle offre à moyen terme des opportunités, y compris dans les marchés des pays émergents qui adoptent progressivement les standards de santé des pays réglementés. L’adoption progressive de ces normes par les pays émergents sera également un progrès pour les populations de ces pays.
Mais cette approche gagnant-gagnant pour reprendre un jargon d’entrepreneur est encore balbutiante. Le jour où elle prévaudra encore faudra-t-il que nous existions pour livrer les prochains combats, cette fois-ci à armes égales.



Quelles actions pour améliorer les termes de l’échange ?

David Simonnet :
Systématiser le label « made in France » dans les filières industrielles, en particulier rendre obligatoire l’indication sur les boîtes de médicaments des lieux de production des principales étapes de la fabrication du médicament
.
Rendre obligatoire une inspection par des autorités indépendants de tous les fabricants de principes actifs importés dans l’Union Européenne dès lors qu’ils sont détenteurs d’un CEP (certificat de conformité à la pharmacopée) ou d’un DMF (drug master file)

Quelles actions pour provoquer le choc de l’offre ?

David Simonnet :

Une mesure fondamentale : doubler le nombre d’ETI en cinq ans :
Améliorant le financement des dépenses d’innovation : élargir pour les PME et les ETI le crédit d’impôt recherche en y intégrant les dépenses d’industrialisation

Rembourser sans délai les crédits de TVA ainsi que les crédits d’impôts recherche dès qu’ils sont demandés par les PME et les ETI pendant une période de trois ans

Orienter les fonds de la future banque de l’industrie vers des quasi fonds propres (obligations) pour accompagner des regroupements de PME et ETI dans les filières stratégiques en France

Réduire la fiscalité des PME et des ETI par un transfert sur la CSG d’une partie des charges sociales.

Quelles recommandations pour mieux préparer les élèves à la guerre économique ?

David Simonnet :
Voyage et géopolitique : la maîtrise de la géopolitique des pays émergents favorise le développement de flux d’affaires ; celle-ci doit se doubler de la maîtrise de plusieurs langues ainsi que de présence régulière dans ces pays notamment lors des études grâce à des échanges universitaires

– Apprentissage : parallèlement à des études devenues longues, il faut travailler régulièrement grâce à des stages ou des CDD dans différents environnements (privé/public ; grand groupe / PME/ETI…). Le modèle allemand est un bon modèle.

- Innovation : l’innovation est avant tout technique mais n’est pas que technique. Il faut réhabiliter et valoriser les filières techniques mais également sensibiliser les élèves à toutes les formes de l’innovation (organisation ; …).
– Service national : militaire ou civil. Il faut dans un contexte de guerre économique, qui implique de la confrontation ainsi qu’une capacité à mobiliser, avoir des expériences humaines fortes. Dédier une partie de son temps à la collectivité sous la forme du service militaire était une possibilité riche.