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Le développement de Cisco en Europe dans les smart cities

L’entreprise Cisco s’est lancée un défi audacieux : devenir un acteur incontournable dans le monde des données. À ce titre, elle a déployé une stratégie de conquête qui a déjà porté ses fruits dans plusieurs pays et compte à présent conquérir l’Europe à travers les smart cities.

Cisco à la conquête des données européennes à travers les smart cities: l’illusion d’un cloud souverain

Le 16 février 2015, le dirigeant du groupe Cisco, John Chambers, était à Paris pour signer un partenariat avec l’État français. Ce partenariat comprend notamment des collaborations industrielles dans le domaine de la cybersécurité, des réseaux intelligents et de la ville intelligente ainsi qu’un plan d’investissement de la part de Cisco de 200 millions d’euros dans les start-ups françaises. Ce partenariat est une preuve tangible de la stratégie de séduction mise en place par le géant américain. Cisco s’affiche comme une entreprise au service des villes, qui prépare leur futur et qui investit dans les start-ups nationales.

À l’instar de la France, Cisco fournit les moyens nécessaires au développement des smart cities dans de nombreuses métropoles européennes. C’est le cas à Barcelone et son quartier connecté El Born, à Nice avec son boulevard connecté, à Copenhague, à Hambourg. Mais derrière ce concept de ville intelligente se cache un enjeu primordial pour notre avenir.

La smart city, c’est la rencontre de deux phénomènes: l’urbanisation avec le besoin d’aménager la ville différemment, et la possibilité d’étudier les données (data) en grands volumes, en mouvement, en temps réel. À partir de ces données qui vont venir de capteurs, de réseaux haut débit, on va pouvoir traiter tout type de données et aboutir sur de nouveaux usages. Le concept de ville intelligente englobe sept domaines: ville connectée, mobilité, sécurité, réseaux intelligents, environnement, gouvernance et social.

En Europe, 76% de la population vit actuellement dans des zones urbanisées et cette statistique est en constante augmentation. Dans le but de gérer cette urbanisation éclair, les villes doivent trouver des solutions afin d’être davantage durables, efficaces, adaptées et vivables. Une des solutions en vogue pour relever ce défi est la smart city. Or, Cisco s’est déjà positionné en créant un véritable écosystème qui maitrise les volumes de données gigantesques qui se créent.

Le groupe américain a bien compris l’importance d’une gestion optimale des territoires avec une stratégie à long terme, car les villes sont les seules capables de coordonner l’ensemble des activités issues de l’émergence des smart cities. Les plateformes économiques ont un rôle clé à jouer dans le développement des services urbains. Parmi tous les acteurs, publics ou privés, seul le territoire, en tant que cadre coopératif, a la capacité de constituer la plateforme économique de l’écosystème nécessaire pour amorcer une dynamique d’innovation collective. Cet écosystème se doit d’être transversal, ouvert, évolutif, adaptatif, et doit permettre l’épanouissement de ses habitants. Cisco a bien compris les enjeux économiques et c’est ainsi que le géant américain privatise progressivement les villes européennes.

En 2009, le gouvernement français se préparait à la révolution numérique à travers son projet « Andromède ». Ce dernier avait pour objectif de fédérer les acteurs majeurs de la filière afin de concurrencer les géants américains et de développer une certaine souveraineté du cloud. Deux structures soutenues par l’État voient le jour: Numergy (SFR et Bull) et Cloudwatt (Orange et Thales). Dès leur entrée sur le marché, ces deux acteurs sont en concurrence directe avec Amazon, Microsoft, Google, IBM et Cisco. Aujourd’hui, l’État actionnaire s’est désengagé de ces deux structures mettant ainsi fin aux illusions de souveraineté du cloud français. Le défi pour les acteurs européens est donc presque insurmontable d’autant plus que sur ce marché il n’y a pas de place pour deux acteurs de ce poids. En effet, Internet est un réseau made in USA. Pour y prendre  part, l’Europe aurait dû investir des milliards pour faire émerger des champions mondiaux du numérique. Il ne peut y avoir d’ambition sans moyens. Pour mémoire, Cisco équipe la quasi-totalité des réseaux des États-Unis et le chinois Huawei n’a pas le droit de vendre des équipements réseau aux États-Unis pour raison de sécurité. L’Europe n’a pas encore intégré cet aspect et Cisco a depuis longtemps profité de cette opportunité. Cisco a pris la main sur les communications, la sécurité et l’analyse. La France et l’Europe confient donc l’avenir de leur révolution numérique à un groupe américain. Le développement de ces villes intelligentes repose sur des partenariats entre public et privé et de nombreux territoires se sont laissés dépasser.

Les data comme véritable enjeu

Les data sont devenues l’or noir du XXIème siècle et l’avantage concurrentiel réside dans la capacité à assurer son traitement. Cisco n’est pas à son coup d’essai en matière de contrôle des données. En effet, le groupe est impliqué dans le Golden Shield Project qui vise à contrôler l’Internet en Chine, et en 2013, Cisco reconnait que ses pare-feu contenaient un backdoor implanté par la NSA. Il ne s’agit pas d’écrire ici que Cisco contrôle ou censure les résultats qu’il diffuse, mais de signaler qu’il est en mesure de le faire.

Cisco a également mis en place 10 000 « Cisco Networking Academies » dans 160 pays qui forment approximativement 420 000 étudiants chaque année aptes à installer et maintenir des réseaux informatiques. La stratégie du groupe s’inscrit donc sur le long terme et élargit sa puissance par la connaissance.

La sécurisation des données au niveau européen est un enjeu géopolitique et géoéconomique majeur. La clé se situe dans la capacité à créer un écosystème sécurisé et solide juridiquement. Cela passe par la détermination de normes techniques précises et adaptées aux usages des citoyens, par le soutien aux certifications européennes fiables, et par l’élaboration de conditions contractuelles équitables et sûres. Mais une fois de plus, le groupe américain a devancé l’Europe en imposant sa certification « Cisco Powered » pour le cloud. Cisco contrôle donc l’univers des data européennes sur les plans technique et structurel.

La donnée est un actif stratégique pour les États et plus encore pour les villes. Elle inonde les organisations et engendre chaque jour des afflux de milliards d’informations qu’il convient pour les entreprises, les États, les villes de maîtriser, c’est-à-dire de traiter et d’analyser pour nourrir les projets de développement économique. Les systèmes analytiques de traitement des masses de données (big data) transforment les systèmes de management et les processus décisionnels complexes dans un nouveau paradigme dont l’un des objectifs est l’utilisation optimale des ressources (dont les données publiques ouvertes) des territoires, des grandes villes, des entreprises. Il est plus que probable que les grandes batailles concurrentielles à venir entre les entreprises, entre les nations, entre les territoires, entre les métropoles de taille mondiale se joueront désormais sur la maitrise des techniques et des outils du « big data« . Il est essentiel de s’interroger sur l’apport du big data dans le pilotage de la stratégie de puissance. Au coeur de la compétition que se livrent les métropoles, le pouvoir reviendra à ceux qui maitriseront les usages et l’analyse de données que permet le big data pour prédire, anticiper, comprendre en temps réel les besoins du consommateur, mais aussi les intentions des métropoles concurrentes. La donnée ou plutôt la capacité à gérer les flux de données et à les analyser en temps réel devient la nouvelle compétence stratégique et il semble que les États-Unis aient mis la main sur cet atout en Europe.

La partie émergée de l’iceberg

Derrière cette collecte massive de données dont la finalité stratégique est la possession et l’analyse du maximum d’information sur les individus, les villes, les entreprises ou les États, il pourrait bien se cacher une finalité bien plus opaque. En effet, lorsqu’on regarde de plus près la composition du board de Cisco, certaines connexions entre différents grands groupes apparaissent. Les relations les plus étonnantes que l’on peut relever sont celles avec Google et Alexion, un laboratoire pharmaceutique spécialisé dans les biotechnologies qui commercialise le traitement le plus cher au monde.

D’une part, Cisco collecte et analyse au niveau mondial une quantité colossale de données de tout type. D’autre part, Alexion Pharmaceutical possède des ressources quasi illimitées et se spécialise fortement dans les biotechnologies. Et enfin, Google qui par l’intermédiaire de son Lab, développe des projets transhumanistes comme le montre la nomination de Ray Kurzweil à la tête du laboratoire. Ces éléments réunis semblent former le cocktail idéal pour que les géants américains mettent au point l’humain 3.0. D’autant plus que Google et Cisco s’allient déjà sur  plusieurs terrains: les deux groupes financent la Singularity University et contrôlent le marché de la propriété intellectuelle à travers le fonds d’investissement Intellectual Ventures.

En abandonnant aux Américains les aspects techniques et structurels du cloud mondial, l’Europe est actuellement en train de perdre la guerre commerciale et économique dans la course à la maîtrise de tout type d’informations de millions d’individus.

Pablo Bustamante