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L’offensive des entreprises sud-coréennes en Europe

La Corée du Sud, dont l’économie repose sur des groupes industriels (les chaebols), est la 12ème puissance mondiale. Ce pays démontre désormais sa volonté d’étendre sa puissance économique en Europe.

Présentation du contexte

Détruite et ruinée après la guerre de Corée, la Corée du Sud a entamé au début des années 1960 un décollage économique en trois phases. La première phase fut centrée sur la substitution aux importations (commun aux pays en développement en 1960), la deuxième sur le développement des exportations (nécessaire lorsqu’un pays dispose de faibles ressources naturelles), et enfin la troisième sur la mise en place d’industries lourdes permettant de générer une croissance forte (notamment la construction navale, les semi-conducteurs et l’électronique numérique). Au cours de ces trois phases ont émergé les chaebols (similaires aux zaibatsu japonais), conglomérats dirigés par des dynasties familiales. La Corée du Sud a connu son essor économique grâce au développement de ces chaebols qui ont reçu le soutien financier de l’Etat coréen pour que les entreprises puissent à la fois exporter massivement et répondre aux besoins du marché national. Néanmoins, la crise asiatique de 1997 a poussé les chaebols à se réorganiser et changer leurs stratégies sur les marchés internationaux.

Aujourd’hui, la Corée du Sud est la 12ème économie mondiale (en termes de Produit Intérieur Brut) et le pays a pu développer son influence grâce à l’émergence de grands groupes tels que Samsung, Hyundai, LG et SK, emblèmes du miracle coréen, qui réalisaient 50% des exportations coréennes en 2011. Dans quelles mesures les stratégies mise en place par les chaebols sont-elles offensives sur le marché européen ?

Un pays reconstruit grâce aux programmes d’aide américaine

La guerre de Corée a pris fin dans un contexte de guerre froide : les Américains ont dû intervenir pour éviter que l’ensemble de la zone ne tombe sous le joug communiste. Pour cela, les Etats-Unis ont intégré la Corée du Sud à leurs programmes d’aide pour financer la reconstruction des moyens de production et des centres urbains du pays, et ainsi éviter que les comités populaires et les communistes n’accèdent au pouvoir. L’ONU créa l’UNKRA (United Nations Korean Relief Administration) pour mesurer les avancées faites en matière de reconstruction et les Etats-Unis en financèrent 80% des frais (soit 427 millions de dollars). A cela s’est ajouté des aides civiles (donations lors de crises alimentaires en Corée par exemple), une aide militaire importante entre 1945 et 1957 (estimée à 3 369,4 millions de dollars), rendues possibles par la loi MDAP (Mutual Defense Assistance Program) et l’ECA (Economic Cooperation Act). Au total, un quart du budget de l’aide américaine en 1956 a été alloué aux projets d’aide économique, le reste a été affecté aux projets d’aide militaire et civile.

Ainsi, la Corée du Sud a pu être reconstruite aussi bien sur le plan financier que sur le plan urbain grâce aux Etats-Unis, qui ont su tirer avantage d’un contexte géopolitique pour « garder un pied à terre » en Asie orientale. Néanmoins, il ne faut pas occulter le rôle du Japon qui, pendant la colonisation de la Corée du Sud entre 1910 et 1945, a placé des Japonais comme capitaines d’industries à la tête de grandes entreprises coréennes. Ces derniers, considérés comme des « collaborateurs » par la population, ont eu un rôle clé dans la relance de l’économie coréenne qui a ainsi pu être guidée par des cadres dirigeants experts et mieux formés que ne l’étaient les cadres coréens. La Corée du Sud a su tirer les enseignements de son passé en insistant sur l’importance de l’éducation dans le pays. La mise en place d’une politique d’éducation coercitive a permis la formation de cadres dirigeants (nb : l’enquête PISA estimait en 2012 que les élèves sud-coréens étaient les plus brillants au monde).

Dans ce contexte d’après-guerre, un esprit offensif coréen a pu se développer : il s’agissait de se défaire progressivement à la fois de la tutelle américaine et japonaise tout en gardant les avantages de l’apport de chacun (aides financières et savoir des capitaines d’industrie).

Des acteurs économiques puissants, protégés et soutenus par leur Etat

La crise économique de 1997 a profondément marqué la Corée du Sud et a très largement influencé les politiques étatiques. En effet, le gouvernement coréen avait entrepris de fermer ses frontières aux importations et d’accompagner davantage le développement de ses « champions nationaux » ; le lien entre l’Etat et les chaebols a ainsi été conservé et renforcé. De plus, ces derniers ont été confrontés à diverses difficultés sur le marché coréen telles que l’accroissement des charges (sociales et fiscales) des entreprises, la perte de vitesse du marché intérieur et la bureaucratie des administrations publiques. Dans ce contexte, les chaebols ont développé de nouvelles stratégies notamment celle du redéploiement spatial pour pallier les « handicaps intérieurs » (Jean-Jacques Pluchart, 1996). Le directeur de Korea Institute for International Policy, Kim Bak Soo, avait décrit la mutation des chaebols de la manière suivante : « Avant, nous exportions nos produits à l’étranger. Maintenant, nous y implantons nos usines ». Désormais, pour les entreprises coréennes il s’agit de s’implanter dans un pays et d’y devenir leader.

Pour ce faire, Samsung mise sur une stratégie offensive et choisit l’implantation d’usines dans certains pays européens. Cette décision résulte d’une volonté d’ordre financier car Samsung cherche à éviter les risques liés au taux de change et à se rapprocher des marchés européens ; la proximité des consommateurs aide pour mieux adapter les produits à leurs besoins. De plus, la volonté est d’ordre technologique : il s’agit de réduire la dépendance technologique de l’entreprise et de capter les technologies locales des pays dans lesquels elle est implantée. En effet, une des stratégies de Samsung est de s’approprier ces technologies et de les améliorer – le Galaxy Tab de Samsung était une réplique de l’Ipad en 2012. C’est pour cette raison que l’entreprise coréenne est qualifiée de « suiveur rapide » dans sa relation concurrentielle avec Apple sur le marché des smartphones. Afin de déceler les technologies locales prometteuses, Samsung avait ouvert en 1995 un centre de recherche et de formation en Angleterre (complexe de Wynyard Park)  et avait investi 600 millions de livres dans ce projet, ce qui représentait le plus important investissement coréen en Europe.

Samsung s’est aussi imposé comme leader TV et téléphonie grâce à sa politique commerciale agressive qui poursuit deux objectifs. Le premier étant d’appliquer des prix très bas – quitte à sacrifier une part de la marge réalisée pendant plusieurs mois ou plusieurs années – afin de s’implanter sur le marché rapidement. Le second objectif est l’inondation du marché européen avec des produits grand public car Samsung possède une force industrielle et de R&D que ses concurrents n’ont pas (Apple n’a que très peu d’usines par exemple). Cette politique commerciale est complétée par une activité de lobbying très importante : Samsung a su mettre en place un réseau d’influence puissant au sein du monde politique français et des médias (Canal + et TF1). La réussite des projets de Samsung est étroitement liée aux décisions politiques prises (écosystèmes, standards, etc), l’entreprise a donc développé une activité de lobbying pour promouvoir et défendre ses intérêts au sein des institutions.

Autre symbole industriel coréen, Hyundai, cinquième groupe automobile mondial et deuxième chaebol coréen, le groupe a également entrepris d’appliquer une stratégie de rapprochement de marché en ouvrant deux usines en République Tchèque et en Slovaquie. L’usine de Nošovice en République Tchèque a ouvert en 2008 et produit 53% des voitures Hyundai vendues en Europe, ce qui équivaut à 3,5% du marché automobile européen, et Kia (racheté en 1998 par Hyundai) a son centre de production localisé en Slovaquie depuis 2006. Les deux marques réunies détiennent 6% du marché automobile en Europe, ce qui représente une forte menace pour les marques européenne telles que Renault et Volkswagen. Par ailleurs, Hyundai a aussi fait le choix d’investir en R&D et a installé son nouveau centre de recherche au centre de l’Europe, à Rüsselsheim en Allemagne.

Ainsi, il semblerait que la Corée du Sud défie l’Europe, mais aussi le Japon et les Etats-Unis, sur leurs secteurs d’excellence et de prédilection : l’automobile et l’électronique. La Corée pourrait bien vouloir démontrer qu’elle est désormais un rival crédible sur des marchés traditionnellement occidentaux et qu’elle peut désormais faire partie de la « cour des grands » malgré son passé difficile.

Un rapport de force économique en faveur de la Corée du Sud

Ces stratégies offensives coréennes ont rendu le marché européen (de la téléphonie, de l’automobile, de l’électronique) plus concurrentiel. Cette situation a été amplifiée avec l’accord de libre-échange signé entre la Corée et l’Union Européenne en 2010. Cet accord, fondé sur la suppression des droits de douane entre les deux partis et de barrières tarifaires, a permis d’offrir un « passe-droit » aux entreprises coréennes sur le marché européen et de concurrencer les entreprises nationales sur un pied d’égalité.

Cet accord a donc fait évoluer le rapport de force entre les entreprises et Etats européens face aux chaebols et a contribué à l’affaiblissement du tissu industriel européen. En effet, l’offensive des entreprises coréennes peut être menée avec sérénité par Hyundai-Kia qui possède un quasi-monopole sur le marché coréen (soutien de l’Etat) et peut ainsi attaquer le marché européen avec une assise financière. L’Europe peine à réagir face à ces géants coréens et un fort déséquilibre apparaît : six fois plus de voitures coréennes ont été importées en Europe que l’inverse (entre juillet 2011 et février 2012). La Corée n’a pas seulement réduit que très faiblement ses barrières douanières, le pays a aussi laissé intact ses barrières non tarifaires : « La Corée maintient des barrières non tarifaires comme des normes de sécurité et d’anti-pollution spécifiques. Ca oblige à modifier les véhicules que nous vendons en Corée », a expliqué Wolfgang Schneider, Vice-Président des Affaires gouvernementales de Ford Europe.

La difficulté est d’autant plus grande que la Corée a construit sa stratégie de puissance avec le développement de son soft power. Ce dernier a permis aux entreprises sud-coréennes de les soutenir dans leurs politiques de conquête des marchés européens. En effet, le soft power coréen peut être caractérisé par la hallyu (vague coréenne) : les « dramas » (séries télévisées), le K-Pop (Korean Pop), la mode, les cosmétiques et les jeux vidéo ont contribué à l’amélioration de l’image du pays. Le soft power constitue ainsi un des éléments clés de la stratégie d’accroissement d’influence de la Corée en Europe, et est directement lié aux entreprises. Par exemple, le PDG Cho Yang-Hodu du Groupe Hanjin, un des chaebols influents en Corée, a été placé à la tête de l’organisation de « l’année France-Corée » (2015-2016), en charge des événements culturels pour célébrer 130 ans de relations diplomatiques entre les deux pays.

Marie Le Bars