Contrat Palantir-DGSI : et après ?

Cofondée en 2003 par deux anciens de Stanford, Peter Thiel et Alex Karp, Palantir Technologie est une start-up spécialisée dans l’exploration et le traitement de données dont les origines et le secret qu’elle cultive nourrissent fantasmes et controverses. Les premiers investissements ayant permis son développement émanent en effet du fond In-Q-Tel [1], bras financier de la CIA dont le but est de prendre position sur les secteurs stratégiques issus des nouvelles technologies. La « Licorne » [2] Palantir a donc entamé son aventure en collaboration avec le renseignement américain, et avec la volonté d’offrir des analyses prospectives à un pays tout juste remis du 11 Septembre 2001. Les organes américains de sécurité intérieure (de la NSA au département de Police de Los Angeles en passant par les Douanes) ont donc constitué son premier fonds de commerce avant une ouverture progressive vers le secteur privé notamment quelques grandes multinationales telles que Morgan Stanley et Coca-Cola.

A l’ère du Big Data, le métier de l’exploration de données ou Data mining représente évidemment un véritable Eldorado. A ce titre, il n’est pas surprenant que l’un des leaders mondiaux du secteur soit une start-up originaire de la Silicon Valley.

La collusion entre une Start-up californienne et le gouvernement américain n’a rien d’extraordinaire en soi. Les entreprises de la Silicon-Valley constituent en effet un élément important de puissance américaine et bénéficient donc d’une grande proximité avec les instances étatiques.

Ce qui semble digne d’intérêt toutefois, c’est que Palantir (cofondée par Peter Thiel, conseiller numérique du nouveau Président américain, Donald Trump) a récemment signé un contrat d’un montant de 10 millions d’euros avec la DGSI [3], l’agence française de renseignement intérieur. Au-delà du questionnement légitime que cela provoque quant à l’autonomie de notre sécurité nationale, il est intéressant d’observer ce partenariat à travers le prisme de la stratégie de l’entreprise américaine. Il convient de rappeler que cet article n’a pas pour vocation de « prédire l’avenir », mais plutôt de formuler une hypothèse concernant le choix de Palantir de collaborer avec le renseignement français.

 

La DGSI : première étape d’une implantation durable ?

Soucieux de se préserver autant que faire se peut d’un traitement médiatique hostile et dans le but de rassurer l’opinion publique, Patrick Calvar, le directeur de la DGSI, insistait sur « une situation temporaire » et sur la volonté de s’affranchir d’une dépendance étrangère le plus rapidement possible.

Auditionné le 10 Mai 2016, le directeur général de la Sécurité Intérieure déclarait également devant la Commission de la défense nationale et des forces armées [4] que « nous ne manquons pas de données ni de métadonnées, mais nous manquons de systèmes pour les analyser. Nous ne sommes pas frileux vis-à-vis de ces technologies, nous les déployons progressivement ».

Malgré ces déclarations, les réactions qui ont suivi l’officialisation du contrat, illustrées par son traitement médiatique, ont tourné exclusivement autour du conflit d’intérêt inhérent à une telle situation. Le fait que la DGSI face appel à une entreprise intimement liée au gouvernement américain et à la CIA, induit en effet des craintes légitimes quant à la souveraineté nationale en matière de sécurité [5].

Cependant, il convient également de considérer Palantir comme une entreprise, dont les objectifs sont la conquête de marchés et la réalisation de profits. A ce titre, la direction stratégique de la Start-up peut considérer ce contrat avec la DGSI, qu’elle accepte comme étant temporaire, comme la première étape d’une implantation, qui se voudrait durable, sur le marché français [6], voire européen.

Le Data mining représente indéniablement un marché d’avenir, particulièrement en Europe. Deux études menées par International Data Corporation illustrent l’opportunité commerciale que constitue l’Europe pour une entreprise de ce secteur. En 2013, l’IDC prévoyait une augmentation du marché européen de 24,6 % par an en Europe de l’Ouest pour atteindre une valeur totale de 6,9 milliards d’euros en 2018.  En 2014, le groupe prévoyait une croissance de 129 % du marché français à l’horizon 2018 (valeur totale : 652 millions d’euros).

L’opportunité pour Palantir est d’autant plus grande que la Licorne bénéficie d’avantages concurrentiels face à ses compétiteurs français et européens, considérés comme étant « peu performants».

Dans une optique d’insertion et de domination du marché français, le contrat établi avec le renseignement intérieur français présente un double avantage :

  • Une visibilité décuplée du fait de l’engouement médiatique provoqué par ce contrat.
  • Un gain de crédibilité lié à l’utilisation de leurs logiciels au plus haut niveau de l’État.

 

Un autre élément peut venir conforter cette analyse : la DGSI n’est pas le premier organe institutionnel français avec lequel Palantir tente de travailler. Selon un article de « La lettre A » (site payant), la Start-up aurait en 2014 répondu à deux appels d’offre émanant de deux institutions françaises [7]. Cela vient étayer l’hypothèse selon laquelle la collaboration avec un service institutionnel (quel qu’il soit) serait considéré par la Start-up comme étant la première étape d’un cheminement naturel et progressif vers une implantation durable sur le marché français (comme ce fut le cas aux Etats-Unis).

Le cas de la DGSI pose évidemment le débat de l’autonomie de notre sécurité nationale, et même de la confiance envers notre allié américain (ébranlée depuis les révélation d’Edward Snowden), mais l’idée d’observer également Palantir comme une entité d’ordre privé, avec ses considérations propres, permet de mettre en évidence une éventuelle stratégie à long terme, alimentée par l’avance considérable que s’apprête à prendre Palantir sur le marché français, et ce,  au détriment des entreprises nationales.  

Cette stratégie est, en outre, largement appuyée par l’administration américaine, soucieuse de conserver son leadership dans le domaine du Data mining.

 

L’administration américaine en soutien

Pour les États-Unis, le leadership sur le Big data est bien évidemment vital d’un point sécuritaire, mais également économique. Dans un rapport publié en 2013, le McKinsey Global Institute citait en effet le Big data parmi les cinq « game changers » voués à devenir les moteurs de l'économie américaine. Il en découle alors naturellement une volonté de soutenir les entreprises du secteur et de les exporter.

Il n’est pas nouveau que les États-Unis tentent de se rendre incontournables, au moins pour ses « alliés » européens, sur les secteurs stratégiques [8] aux moyens de divers stratagèmes.

Dans le cas présent, la volonté américaine de faire collaborer ses entreprises avec les renseignements français s’appuie sur une rhétorique articulée autour des défaillances de ces services, et largement favorisée par les attentats terroristes survenus en France.

Dans la foulée des attaques contre Charlie Hebdo, le média Israélien « Ynetnews » raconte que la France aurait refusé des produits Palantir proposés par les autorités américaines pour les aider dans la lutte anti-terrorisme.

L’année suivante, John Brennan, alors directeur de la CIA, a vivement critiqué l’efficacité des renseignements intérieurs français lors des attentats du 13 Novembre : « Nous savions que les voyants étaient au rouge […] Nous étions au courant, quelques jours auparavant, que Daesh préparait quelque chose. Comment les auteurs des attaques ont-ils pu échapper aux services de renseignements ? Ils ont réussi à prendre l'avantage grâce aux nouveaux moyens de communication »

Profitant de la situation d’un pays meurtri par de récents attentats sur son sol et du sentiment d’urgence quant à la mise en place d’un volet prospectif au sein de la stratégie anti-terroriste, Palantir (et, par extension, l’administration américaine) aura également bénéficié du manque de performance des entreprises françaises sur le secteur du Data mining pour faire une entrée remarquée sur le territoire français. Cette situation présente des grandes similitudes avec l’apparition de la Licorne californienne aux Etats-Unis et il est pertinent de s’interroger sur une évolution éventuellement similaire…


[1] En France, In-Q-Tel a notamment acquit sa notoriété dans la fameuse affaire de la prise de contrôle de Gemplus
[2] Terme désignant une start-up valorisée à plus d’un milliard de dollars
[3] Direction Générale de la Sécurité Intérieure, le service de renseignement intérieur français
[4] http://www.assemblee-nationale.fr/14/cr-cdef/15-16/c1516047.asp
[5] A ce titre, il est important de rappeler qu’en vertu de la Foreign Intelligence Surveillance Act, les lois permettant aux autorités américaines de collecter des informations sur des individus (ou des services de renseignement…) non-américains sont encore en vigueur jusqu’au 31 décembre 2017.
[6] A noter que Palantir a déjà travaillé avec AXA et Airbus entre autres (Alex Karp est désormais membre du groupe Bilderberg, sur invitation d’Henri de Castries…)
[7] Le Secrétariat Général pour la Modernisation de l’Action Publique et la Direction Générale des Finances Publiques
[8] Les cas du programme européen de lanceurs spatiaux et plus récemment du programme Galileo en sont des exemples emblématiques


Sources:
http://www.telerama.fr/medias/palantir-big-data-renseignement,153229.php
http://www.assemblee-nationale.fr/14/cr-cdef/15-16/c1516047.asp
https://francais.rt.com/international/30509-dgsi-cia-palantir-renseignement
https://reflets.info/palantir-et-la-france-naissance-dune-nouvelle-theorie-abracadabrantesque/
http://www.lci.fr/international/attentats-du-13-novembre-le-patron-de-la-cia-etrille-les-renseignements-francais-1503967.html
http://www.ynetnews.com/articles/0,7340,L-4726007,00.html
http://www.zdnet.fr/actualites/l-avenir-du-big-data-nouveaux-concepts-et-forte-croissance-due-aux-metiers-39824090.htm
http://www.lebigdata.fr/infographie-idc-enjeux-dynamique-big-data-france
http://www.mckinsey.com/global-themes/americas/us-game-changers